CIG Magazine N°11

L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 1 - 0 3 2 0 2 3 N ° 1 1 INTERVIEW ANTOINE COMPAGNON ET LA PLACE DE PROUST DANS LA CULTURE JUIVE ENQUÊTE INTÉGRATION ET ASSIMILATION : COMMENT RESTER JUIF SANS RENIER SES TRADITIONS L’ÉCLAIRAGE ISRAËL : UN FOOTBALL EN CONSTRUCTION

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Votre CIG démarre l’année 2023 avec un changement de la gouvernance cultuelle. Le Rav Mikhaël Benadmon a pris ses fonctions à la fin de l’année dernière. Une période d’adaptation fut nécessaire pour réaliser un premier état des lieux et définir la prioritisation des actions à mener. Le Rav Benadmon a participé à de nombreux cours dispensés par notre Talmud Torah et entamé une refonte de ces derniers en étroite collaboration avec les professeurs. Une commission de parents va également être créée afin d’assurer un suivi régulier de l’apprentissage et ainsi toujours améliorer la satisfaction des familles. Votre Rav a aussi abordé la question de la cacheroute, élément central de la vie juive, et défini un programme pour aligner les protocoles de surveillance sur ceux du Grand Rabbinat d’Israël. Enfin, votre Rav souhaite également redynamiser notre extraordinaire synagogue de Beth Yaacov en s’y rendant le plus régulièrement possible et y accélérer les initiatives et évènements. Le Rav Benadmon se trouve à disposition des membres tant dans l’enceinte des la CIG qu’à l’extérieur. N’hésitez surtout pas, chers membres, à le retrouver à la Maison Dumas, dans l’une de nos synagogues, ou le solliciter pour l’organisation d’une rencontre plus intime. Vous pouvez également le suivre sur Instagram où il partage des pensées, prières et dispense des extraits de cours. Dans cette 11e édition du CIG Magazine, vous aurez le plaisir de lire sa première chronique qui traite le sujet du handicap dans la tradition juive, des notions de différence et de complémentarité dans une communauté. Le CCJJ, piloté par Guillaume Cohen, ne cesse de croître et les dates du camp d’été sont d’ores et déjà annoncées sur notre site Internet. Les inscriptions connaissent un fort succès, ne tardez donc plus si vos enfants souhaitent y participer. Deux assemblées générales vont avoir lieu ces prochains mois dans notre cité. Tout d’abord, Genève a été choisie pour acceuillir l’AG de la FSCI (Fédération suisse des communautés israélites) qui se déroulera le 14 mai prochain. La mission de la FSCI comprend la lutte contre l’antisémitisme et la discrimination, le renforcement de la sécurité des juives et juifs de Suisse, la préservation du patrimoine culturel juif ainsi que la promotion, la transmission et le développement continu de la vie juive en Suisse. La CIG ne dissimule pas sa fierté d’être l’hôte de la plus grande manifestation communautaire en Suisse et ainsi œuvrer côte à côte pour les juifs de Suisse. Huit jours plus tard,le 22 mai, nous nous réjouissons de vous recevoir à la Maison Juive Dumas pour notre assemblée générale annuelle. Nous concentrerons cette assemblée sur les actions menées en 2022 et leurs bilans ainsi que la vision de votre Comité pour l’année en cours. L’AG de la CIG demeure surtout un moment de retrouvailles, d’échanges, de questions entre les membres, les collaborateurs et son Comité. Pour le Comité. SOMMAIRE LES NEWS 6-7 LA CHRONIQUE DU RABBIN 8-9 LA RENCONTRE 10-13 L’ENQUÊTE 15-17 L’ÉCLAIRAGE 18-19 L’HISTOIRE 20-21 LA SUCCESS STORY 22-23 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG 25-29 L’ÉTAT CIVIL 31 LA CUISINE 33 LE TRAIT D’HUMOUR 34 Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Mikhaël Benadmon Noémi Amatriain Raphaële de La Fortelle Jean Plançon Jean-Daniel Sallin Relecture Leila Racordon Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Photo de couverture Shutterstock Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom SOUFFLE NOUVEAU À LA CIG TEXTE ÉRIC RODITI L’ÉDITO 3 JANV I ER-MARS 2023

Inspirée par vos ambitions WWW. BUXUMLUN I C .CH LANCER VOS NOUVEAUX PROJETS ACCRO Î TRE VOTRE V I S I B I L I TÉ PÉRENN I SER VOTRE COMMUN I CAT I ON BuxumLunic | Agence de communication Rue Du-Bois-Melly 2, 1205 Genève info@buxumlunic.ch | +41 22 960 97 50 C M J CM MJ CJ CMJ N BxL-Annonce-190x277-prod-OK.pdf 1 02/02/2021 11:27

LES NEWS LA FSCI À GENÈVE L’assemblée des délégués de la FSCI se tiendra cette année à Genève en présence d’Ignacio Cassis. L’association faîtière rassemble seize communautés juives de Suisse et défend les intérêts des juives et des juifs présents dans le pays. 14.05.2023 À NE SURTOUT PAS MANQUER... NOUVEAU MOTRICITÉ & ÉQUILIBRE LE GAN S’ÉQUIPE La salle de Gymboree du Gan Yéladim est un nouveau terrain de jeu où les enfants peuvent développer leur motricité et leur équilibre corporel ainsi qu’améliorer leurs mouvements dans l’espace. Une expérience ludique pour cultiver une meilleure confiance en soi. Quel bonheur de voir l’influence positive de cette activité sur les petits depuis son ouverture ! 21.06.2023 LA PROCHAINE RENCONTRE « DA’AT AU FÉMININ » SERA CONSACRÉE À LILY SAFRA ET À SON PARCOURS. ELLE SERA ANIMÉE PAR ILISE FEITSHANS. 27-29.03.2023 CHERS PARENTS, À VOS AGENDAS ! MINI-SEDER ET ACTIVITÉS AU GAN YÉLADIM POUR CÉLÉBRER PESSAH. 22.05.2023 SAVE THE DATE ! NOUS VOUS DONNONS RENDEZ-VOUS À LA MAISON JUIVE DUMAS POUR NOTRE ASSEMBLÉE GÉNÉRALE. 06.2023 SAVE THE DATE ! POUR LES PETITS ET LES JEUNES, LES CÉLÉBRATIONS DE FIN D’ANNÉE SE PROFILENT AU GAN, AU TALMUD TORAH ET AU CCJJ. RENDEZ-VOUS SUR NOTRE SITE POUR PLUS D’INFORMATIONS. ® SHUTTERSTOCK, UNSPLASH 22-23.05.2023 Voilà que commence la saison de la moisson du blé, joie dans les cœurs ! Le Gan Yéladim se mettra en fête pour célébrer Chavouot. TOUS LES MARDIS Avec ses nouveaux thèmes, l ’ Israëli Bar du CCJJ a le vent en poupe auprès des ados ! Rendez-vous tous mardis de 18h30 à 20h30 pour les 14-17 ans. JANV I ER-MARS 2023 5

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HOMMAGES & TSEDAKA Découvrez le spectacle « Sarra, poetessa ebrea », ode à la mémoire de deux femmes d’exception : la poétesse Sarra Copia Sullam zl & la mécène Lily Safra zl. Cette soirée de Tsedaka se déroule au profit du Service social. Billetterie en ligne ! PORTES OUVERTES RAT DE BIBLIOTHÈQUE OU SIMPLE CURIEUX, VENEZ DÉCOUVRIR LES TRÉSORS DE LA BIBLIOTHÈQUE GÉRARD NORDMANN LE DIMANCHE 26 MARS. SAVE THE DATE ! 28.03.2023 DÉJEUNER PRÉ-PESSAH ORGANISÉ PAR LE SERVICE SOCIAL À L’EMS « LES MARRONNIERS ». 07.05.2023 NOUS CÉLÉBRERONS TOUS ENSEMBLE YOM HA’ATSMAOUT LE 7 MAIPROCHAIN DE 10H30 À 18H00. AU PROGRAMME À L’OCCASION DES 75 ANS DE L’ÉTAT D’ISRAEL : CONFÉRENCES, ANIMATIONS POUR LES PLUS JEUNES, STAND POUR SE RÉGALER. NOUS VOUS ATTENDONS NOMBREUX ! 28.03.2023 POUR CÉLÉBRER LAG BA’OMER, LE GAN YÉLADIM ORGANISE UN PIQUENIQUE ACCOMPAGNÉ D’UN PROGRAMME PÉDAGOGIQUE SUR L’AMITIÉ ET LE RESPECT DE L’AUTRE. UNE JOURNÉE DE PARTAGE À NE PAS MANQUER POUR LES ENFANTS. NOUVEAU LE SERVICE SOCIAL INITIE AU FRANÇAIS Cinq heures de cours de français par semaine sont désormais dispensées en faveur des réfugiés ukrainiens. Merci à nos deux bénévoles. 25.03.2023 LE CERCLE DE LECTURE SE RÉUNIRA AUTOUR DE CATHERINE TUIL-COHEN ET DES LIVRES « UN CAMP D’INTERNEMENT EN LOZÈRE » & « IL N’Y A PAS DE AJAR ». 29 & 30.03.2023 La pièce « Inconnu à cette adresse », de Kathr ine Kressmann Taylor, sera interprétée au Théâtre de l ’Espérance par la troupe Hamacom. Venez nombreux ! Pour plus d’ informations, consultez notre site internet www.comisra.ch LES SENIORS, À FOND LA FORME Chers aînés, mettez votre corps en mouvement avant l’arrivée des beaux jours grâce aux séances de gymnastique douce animées par Angela et organisées par le Service social. Toute les dates sur le site cosmira.ch. GYM DOUCE 05.06.2023 Des proches viennent vous rendre visite ? Pensez à la visite guidée de la grande synagogue Beth Yaacov. Prochains rendez-vous : 2 avril, 7 mai et 4 juin de 10h30 à 12h. VISITE GUIDÉE ® SHUTTERSTOCK 7 JANV I ER-MARS 2023

CHACUN D’ENTRE NOUS EST CONFRONTÉ À SES DIFFICULTÉS LE HANDICAP DANS LA TRADITION JUIVE TEXTE MIKHAËL BENADMON «Une communauté, disait Léon Ashkénazi, se doit d’être anonyme et unanime. » Elle est unanime dans le sens de l’acceptation absolue et sans condition de toutes les personnes adhérant à son credo. Tout le monde doit trouver sa place. Elle est anonyme du fait du droit à l’identité privée et personnelle de chaque individu. Personne n’a besoin de rendre compte de ses choix personnels de vie. Dans ces quelques lignes, nous souhaitons réfléchir à la place du handicap physique et mental dans notre tradition et au sein de notre communauté. En premier lieu, nous proposons de poser un regard sur certaines sources bibliques, talmudiques et halakhiques et de formuler certains principes sur la base de quelques cas d’école. Nous évoquerons ensuite un parcours de vie exceptionnel, source d’inspiration, qui laisse admiratif et, dans une certaine mesure, encourage au changement de mentalité. Plusieurs questions se posent : quelle est la prédisposition fondamentale que le judaïsme préconise face au handicap ? Estil question de compassion, de pitié ou au contraire parle-t-on d’égalité, de justice et de droit ? La tradition juive établit-elle une grille hiérarchique de lecture qui classifie les êtres en fonction de leur condition physique et selon laquelle le handicap exerce une fonction de différenciation? Ou alors la ligne de démarcation n’est pas liée au handicap mais au concept de diversité et de différence anthropologique : chaque être est différent et porteur d’une singularité qui ne se mesure pas en terme de handicap mais d’individualité. Une autre interrogation concerne la littérature halakhique : que se passe-t-il lorsqu’il y a un conflit de valeur entre une norme halakhique et une norme morale ? Les décisionnaires prennent-ils en considération la situation de l’individu et en cela refusent de travailler avec des généralités et des règles communes appliquées à tous et à toutes, ou alors la règle reste la règle et il n’existe aucune dérogation ? Enfin, comment la tradition appréhende-t-elle le trouble mental ? A-t-elle développé des critères, des normes, des réflexions pertinentes qui permettent de gérer la difficulté et le mal-être dans une perspective halakhique et humaine ? Une grande littérature a été consacrée à ces sujets et nous ne tendons pas à l’exhaustivité dans le cadre de ces quelques lignes. Mon objectif est d’éveiller l’attention de nos coreligionnaires à ces problématiques. Le refus de l’exclusion trouve ses sources dans l’idée biblique selon laquelle l’homme est créé à l’image de D.ieu. Cette idée confère une dignité à toute personne quelle que soit sa situation physique ou mentale. Les commentateurs médiévaux ont tenté de définir d’une façon plus exacte cette image de D.ieu en l’homme et certains évoquent l’idée du choix, de la créativité, de la maîtrise de la nature, ou encore de la capacité à faire don de soi. Mais ces commentaires n’ont aucune incidence halakhique, c’està-dire n’ont pas force de loi et ne peuvent en aucun cas être perçus comme une base d’exclusion. À plusieurs reprises, le texte biblique évoque des personnes touchées d’un handicap comme faisant partie intégrante du peuple, les incluant ainsi sans aucune différence au sein de la communauté d’Israël (Jérémie 31, 57). En Lévitique 19, 14, nous lisons l’injonction de ne pas maudire le malentendant et de ne point poser un obstacle devant un non-voyant car, dit le texte, « tu craindras l’Eternel ton D.ieu ». Une sensibilité particulière est donc requise lorsqu’il s’agit de personnes qui pourraient être perçues comme amoindries ou en situation d’exclusion. Il est difficile d’établir une liste de principes ou de règles juridiques qui gèrent la relation de la tradition talmudique envers le handicap. Il semblerait que différentes voix, inclusives ou exclusives, se côtoient dans cette littérature. À partir du XVIIIe siècle, un changement radical apparaît. En effet, tant les développements scientifiques que la perception du handicap amènent à une relecture du statut du handicap dans la littérature halakhique. Le malentendant, celui qui ne parle ni n’entend, était perçu dans les temps anciens comme frappé d’une lacune cognitive et était de quelque maLA CHRONIQUE DU RABBIN LA CHRONIQUE DU RABBIN 8 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

nière exclu ou exempté des lois rabbiniques. Dès lors qu’il était clair en termes scientifiques qu’il était question d’une erreur et qu’il était tout à fait envisageable d’allier une perte d’audition à une acuité intellectuelle, la littérature halakhique a intégré cette donnée afin d’introduire une norme d’égalité. Concernant les non-voyants, le Talmud mentionne plusieurs maîtres, comme Rav Yossef ou encore Rav Sheshet (Baba Kama 87a) qui, bien que touchés de cécité, n’en étaient pas pour autant moins lucides ni capables d’assumer des fonctions de leadership. Un débat contemporain bien connu dans la littérature des Responsa concerne l’accompagnement d’un malvoyant par son chien à l’intérieur de la synagogue. Un des grands maîtres américains du XXe, le Rav Moché Feinstein (Igrot Moshé O.H. I, 45) est bien conscient de l’enjeu d’intégration et d’appartenance à la communauté qui se cache derrière la question juridique. C’est la raison pour laquelle il considère qu’il est du devoir de chacun de se mobiliser afin de lui octroyer une place au sein de la synagogue. Son interlocuteur, le Rav Yaakov Breich (Helkat Yaakov O.H. 34) s’opposera à ce dernier en se focalisant sur le statut problématique du chien et en considérant qu’il est peut-être nécessaire de demander l’aide d’une tierce personne afin de faciliter l’accès à la synagogue. Son texte insiste moins sur la nécessité d’autonomie tant souhaitée par toute personne, qui in fine reflète la volonté de conserver une dignité minimale. Un autre sujet évoqué dans la littérature des Responsa concerne la montée à la Torah d’un non-voyant ou d’une personne muette. Sur ce point également nous sommes en présence d’une discussion entre deux maîtres, Rabbi Yossef Karo et Rabbi Moshé Isserles (Choulkhan Aroukh O.H. 123, 3). Dans une étude halakhique contemporaine, le Rav Yossef Tzvi Rimon insiste pour sa part sur l’importance de l’accessibilité aux lieux lorsqu’il s’agit de synagogues afin justement qu’une personne en chaise roulante ou en difficulté motrice puisse accéder au rouleau de la Torah et puisse être appelée comme tout autre fidèle. Il serait ainsi possible d’énumérer de nombreux cas mentionnés dans la littérature des Responsa présentant des questions d’ordre technique concernant les personnes malentendantes, en difficulté de déplacement, non-voyantes ou toute autre difficulté physique. Nous retrouvons d’une façon transversale des arguments visant à l’intégration aux cérémonies et à la communauté face à d’autres arguments plus formalistes qui dénotent un souci du détail. Il semblerait même possible, dans le cadre d’une étude qui nécessite un plus ample développement, de classifier les décisions halakhiques en fonction de la pensée formaliste ou téléologiste. Chaque sujet nécessite bien évidemment un développement particulier, mais il semble que nos communautés doivent apprécier et inclure la norme de l’intégration. À ce propos, un exemple remarquable de relecture halakhique s’incarne en la personne du rabbin israélien Shaoul Inbari. Ce dernier, lui-même touché depuis sa naissance de paralysie cérébrale, s’est penché, après de nombreuses années de détresse émotionnelle et théologique, sur l’étude des textes de la loi juive afin de trouver dans ces derniers une réponse à sa situation. Pour lui, nulle question d’accepter l’exemption juridique de la loi lors d’une incapacité motrice à l’accomplir. Bien qu’il ne soit pas soumis à l’obligation d’allumer les bougies de Hanouca puisqu’incapable de tenir une bougie entre ses doigts, il décide pourtant de se faire construire une Hanoukkia électrique qu’il allume d’un coup de main. Bien qu’exempté de la montée à la Torah du fait d’une difficulté d’expression et partant d’une incompréhension de la récitation de la bénédiction par la communauté, il cherche pourtant des solutions en considérant le langage des signes comme un langage parmi d’autres et trouve une solution afin que toute personne atteinte de difficulté de langage puisse monter à la Torah. Son projet va aboutir à la rédaction d’un livre de Responsa (Neguishout Lamakom – qui traduit l’accessibilité au lieu mais également à D.ieu) qui tend à redorer le blason du handicap en terrain halakhique. D’ailleurs, il ne se suffira pas d’une relecture des textes mais il cherchera à résoudre les difficultés de rencontres et de mariage au sein des populations touchées d’un handicap. Il va ainsi monter une association dont le but sera de favoriser la rencontre, les échanges et enfin le mariage. Les rabbins contemporains, dans une démarche tout à fait audacieuse et remarquable, se sont également questionnés sur le statut du trouble mental. Qu’en est-il de la phobie, de la dépression, des T.O.C, de la psychose ou encore des troubles d’alimentation ? En quelle mesure les rabbins, lorsqu’ils sont questionnés, prennent en considération ces affects qui selon certains nécessitent une halakha personnalisée? Le rabbin confronté à ces questions se doit d’être conscient des troubles mentaux et de leur implication. Afin d’illustrer ce propos, imaginons une personne atteinte d’anorexie questionnant le rabbin sur son obligation à jeûner pour l’un des jeûnes de l’année juive. Le rabbin non-averti considérera l’obligation du jeûne ou son exemption sur la base de considération médicale physique. Or, l’anorexique en situation de jeûne pourrait justement retrouver à travers cette pratique la voie de la chute au plus profond de sa maladie. Comment considérer encore l’obligation d’une femme mariée à se tremper dans le mikwé (bain rituel) si cette dernière a une phobie concernant l’eau ? Une association contemporaine Magueley Nefesh vient justement proposer une réponse à ces questions nouvelles mettant ainsi en avant le caractère novateur et adaptatif de la réflexion halakhique. Nos valeurs se vérifient non pas dans le credo de l’abstraction mais dans l’engagement pratique, concret et quotidien. Conscient de la particularité de chaque individu et du fait que tous et toutes sommes confrontés à des difficultés d’ordre physique, mental ou psychique, la stigmatisation du handicap physique peut être perçue comme une aberration ou même une échappatoire. Notre communauté respectueuse de la dignité humaine se doit d’être exemplaire dans le respect de la dignité et l’ouverture de nos lieux de culte à tous et toutes dans un souci de justice, et pas uniquement de compassion. CONSCIENT DE LA PARTICULARITÉ DE CHAQUE INDIVIDU, LA STIGMATISATION DU HANDICAP PHYSIQUE PEUT ÊTRE PERÇUE COMME UNE ABERRATION OU MÊME UNE ÉCHAPPATOIRE. 9 JANV I ER-MARS 2023

® AIGAL STUDIO LA RENCONTRE 10 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

PROUST, VECTEUR DE LA RENAISSANCE JUIVE DES ANNÉES 20 TEXTE RAPHAËLE DE LA FORTELLE Spécialiste de Proust et de son œuvre, Antoine Compagnon a publié aux éditions Gallimard, alors qu’était célébré le centenaire de la mort de l’auteur, l’ouvrage Proust du côté juif. Dans cette enquête méticuleuse révélant de nouvelles découvertes, l’académicien a cherché à savoir comment l’œuvre de Proust avait été accueillie par la communauté juive, après sa mort en 1922. Antoine Compagnon était l’invité du cycle de conférences «T’es livre ce midi ? ». Nombreux ont répondu présents, le lundi 16 janvier, à la rencontre passionnante animée par Pascal Schouwey. Il y a bientôt un an, vous avez été élu à l’Académie française, que ressentez-vous ? Tout d’abord, je ne suis pas encore vraiment installé. La réception aura lieu au mois de mai, il y a un délai entre l’élection et la réception. Là, c’est un peu comme si j’étais au purgatoire (sourire). J’attends cela avec un peu d’inquiétude car c’est un grand moment, il faut tenir un discours devant tous ses confrères et consœurs. Au fond, c’est un dernier examen. Proust est décédé à l’âge de 51 ans, le 18 novembre 1922, et n’a pas été élu à l’Académie française, pensez-vous que cela aurait pu être le cas ? Il l’aurait sans doute été quelques années plus tard. Il avait déjà fait quelques gestes en direction de l’Académie française et avait un statut très éminent dans la littérature française. La preuve en est le numéro de la NRF Hommage à Marcel Proust publié en janvier 1923, immédiatement après sa mort. Tous les grands écrivains – Bergson, Gide… – ont répondu présents et pris le temps d’écrire un texte. Il était le grand écrivain de la littérature française en 1922. Lire ou ne pas lire la Recherche, telle est la question… Quels conseils donneriez-vous à ceux qui se sentent intimidés ou vaincus d’avance face à ces milliers de pages ? En effet, c’est un gros roman, il y a certainement une difficulté à le lire car de nombreuses phrases sont longues et élaborées. Du fait que nous allions tous à l’école, la langue de Proust est plus accessible et il ne faut pas hésiter à se lancer. La Recherche commence par Combray et évoque des souvenirs d’enfance, ce qui nous parle à tous. Son œuvre aborde les rapports avec la mère, la nature ou l’art et des thèmes tels que l’amour, la jalousie, la vieillesse, la mort... Ce sont des expériences qui, me semble-t-il, touchent tout le monde. Qu’est-ce qui, vous-même, vous a amené à lire Proust ? J’ai lu Proust en 1966 ou 1967 car il était disponible en livre de poche. Dans votre livre Proust du côté juif, vous prenez comme point de départ la citation : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’ il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. ». Cette citation a posé plusieurs interprétations, pourriez-vous nous en dire plus ? Cette phrase est interprétée de manière assez contradictoire, certains critiques y voyaient le signe que la famille Weil s’était éloignée de ses traditions et origines juives. Je ne le prends pas du tout comme ça car les rites, par définition, on les observe, c’est tout. Ils n’ont pas d’explication et quand on commence à en chercher, on peut en trouver beaucoup de différentes. Cette citation prouve au contraire que Proust était au courant d’un certain nombre de rituels du judaïsme. Quand j’ai commencé ce livre, on ne savait pas d’où venait cette citation. J’ai découvert qu’elle était destinée à son ami Daniel Halévy, un de ses camarades du lycée Condorcet dont la famille était beaucoup plus éloignée du judaïsme puisque, sur ses quatre grands-parents, Daniel Halévy n’avait que son grand-père Halévy qui était juif. D’une certaine façon, Proust a peut-être cherché à rappeler à son ami les traditions juives. Cette citation m’a permis d’introduire la question des rapports de Proust à sa famille maternelle et au judaïsme, un peu contre l’idée devenue plus courante suivant laquelle il y aurait des traces de honte ou de haine de soi, voire d’antisémitisme dans la Recherche du temps perdu, ce que je n’ai jamais cru. C’est un malentendu anachronique que certains ont pu faire. Sur la jaquette de la couverture de votre livre figure une lettre de Proust mentionnant : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive ». Cette phrase est chargée de sens… Proust a écrit cette lettre à Robert de Montesquiou qui, la veille, dans la conversation, avait vraisemblablement tenu des propos antisémites. Le lendemain, Proust lui écrit de ne pas recommencer. C’est une phrase très forte qui dit : « Je suis juif ». J’aime d’ailleurs insister sur le « par contre ». À l’école primaire, on m’a appris qu’on ne disait pas « par contre » mais « en revanche ». Il l’a donc écrit de manière tout à fait délibérée. « SI JE SUIS CATHOLIQUE COMME MON PÈRE ET MON FRÈRE, PAR CONTRE, MA MÈRE EST JUIVE », MARCEL PROUST LA RENCONTRE 11 JANV I ER-MARS 2023

Jeanne Weil, sa mère, a joué un rôle-clé dans l’éducation du jeune Marcel. Quelle place a-t-elle eue dans sa vie ? Jeanne Weil est la figure que nous avons souhaité mettre en avant dans l’exposition «Marcel Proust du côté de la mère » au Musée d’art et d’histoire du Judaïsme (mahJ), à Paris. Elle avait épousé le médecin Adrien Proust et il y a une assez forte différence d’âge entre eux. Proust avait une mère très jeune, qui avait à peine plus de 22 ans à sa naissance. C’est un indice de la proximité entre le fils et sa mère. Jeanne Weil était cultivée, elle avait reçu une bonne éducation dans une famille assimilée. Cette dernière avait fait une très rapide intégration et progression dans la société parisienne de l’époque. Son grandpère, ses oncles et tantes exerçaient des responsabilités importantes. Dans l’exposition, nous avons pu montrer les cahiers de citations de Jeanne Weil, notamment celles de Madame de Sévigné, qui se retrouvent dans les lettres échangées entre Proust et sa mère puis dans la Recherche. La correspondance entre les deux a cette grande intimité. Une intimité que l’on retrouve dans cette fameuse scène de l’attente du baiser du soir… Cette scène du début de Combray marque une origine autobiographique intime. Proust l’a de nombreuses fois réécrite. On le voit notamment dans les 75 feuillets d’origine révélés il y a quelques années. Ces premières versions montrent les liens qui unissent le fils à la mère. Il y a aussi la scène du verre cassé, survenue un jour de colère du fils, que cette mère interprète comme le sceau du mariage, autre rite du judaïsme. « Le verre cassé ne sera plus que ce qu’il est au temple – le symbole de l’indissoluble union », adresse Jeanne Weil à son fils dans une lettre datant de 1897. Il y a donc une grande proximité entre eux, et, en même temps, il n’y a jamais d’amour sans haine, violence ou jalousie. Après la mort de sa mère, il y a eu deux ans de deuil de 1905 à 1907. En 1907, c’est là que Proust se remet à écrire. Il a la possibilité d’écrire son roman, ce qui aurait été inconcevable du temps de la vie de sa mère. Il publie la même année, dans le Figaro, un article fondateur de la Recherche sur les sentiments filiaux d’un parricide. Il évoque une connaissance qui s’est donné la mort après avoir assassiné sa mère. Ainsi, on voit cette ambivalence de l’amour-fusion et de la haine. Un peu plus tard, Proust transposera le thème de la profanation de la mère dans la Recherche. Vous vous intéressez aussi à l’arrière-grandpère de Proust, Baruch Weil. Pouvez-vous nous parler de cette personnalité issue d’une grande famille ashkénaze ? Baruch Weil est un grand homme. Venue d’Alsace, la famille Weil s’installe à Fontainebleau dans une fabrique de porcelaine. Nous sommes sous le Directoire, au moment de l’émancipation des Juifs en France. Le père s’occupe de la fabrique, il a appris l’art de la porcelaine en Allemagne. Baruch s’occupe du commerce. Il fait fortune très vite et devient un notable de l’industrie parisienne. Il a un magasin impasse de l’Opéra, l’endroit le plus chic de la capitale. Il est le fournisseur de la Cour et reçoit la Croix de Chevalier de la Légion d’honneur de Charles X. Il est un des membres fondateurs de la société juive parisienne. Il dirige les deux comités les plus importants du Consistoire : les écoles et la bienfaisance. C’est lui qui réunit les fonds pour la construction de la première synagogue de Paris, rue NotreDame-de-Nazareth. Vice-président du Consistoire, il est mort trop tôt, en 1828, pour en avoir été le président. J’ai aussi découvert qu’il était le circonciseur au sein de la communauté parisienne, une fonction déterminante ! Et puis, il a eu 13 enfants de deux mariages successifs. Il est resté une figure vénérable pour ses petits et arrière-petits-enfants. ® AIGAL STUDIO «MON ENQUÊTE VA CONTRE L’IDÉE SUIVANT LAQUELLE IL Y AURAIT DES TRACES DE HONTE OU DE HAINE DE SOI, VOIRE D’ANTISÉMITISME DANS LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU, CE QUE JE N’AI JAMAIS CRU. C’EST UN MALENTENDU ANACHRONIQUE QUE CERTAINS ONT PU FAIRE. » Antoine Compagnon lors de sa conférence à la synagogue Beth-Yaacov. LA RENCONTRE 12 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

La trajectoire de cette famille est représentative de la communauté ashkénaze au XIXe siècle avec sa réussite sous la Restauration, la monarchie de Juillet, sous l’empire et la 3e République. Le grandpère de Proust, Nathé Weil, est toujours resté orléaniste. L’époque où on dit « heureux comme Dieu en France », c’est la monarchie de Juillet, ce libéralisme qui fait prospérer la communauté juive. J’ai aussi trouvé dans les archives du Père Lachaise que Nathé Weil s’est fait incinérer, ce qui est, à l’époque, blasphématoire et choquant. Mon interprétation est qu’il était un franc-maçon, ce qui représentait un chemin de l’assimilation dans cette France industrielle et libérale du XIXe. On découvre dans votre livre qu’il n’a pas été question du décès de Proust en 1922 dans la presse consistoriale, contrairement à la presse sioniste de l’époque, notamment au travers des articles des écrivains Georges Cattaui et André Spire. Qu’est-ce qui vous a motivé à faire cette enquête ? Mon objectif était de voir si les critiques faites à l’égard de Proust sur la manière dont il parle des Juifs dans la Recherche étaient anachroniques ou non et donc de découvrir comment l’œuvre de Proust avait été reçue par la communauté juive dans les années 20. Le constat, qui m’a surpris, est de voir que, contrairement à la presse consistoriale qui ne mentionne jamais la mort de Proust, la presse sioniste s’empare de Proust et en fait une sorte d’emblème d’un renouveau de la culture et de la littérature juive. Il faut bien rappeler que le sionisme français des années 20, représenté notamment par Spire, est laïque et universaliste. Ne faisons pas d’anachronisme… Comment l’œuvre de Proust va-t-elle servir ce mouvement ? Cattaui ou Spire ont été les premiers à voir que Proust mettait en avant des personnages juifs – Bloch, Swann ou Rachel – qui ne sont pas plats. Jamais jusque-là, dans la littérature française, des personnages juifs n’avaient été mis autant en avant. Le premier volume s’appelle Du côté de chez Swann. Swann est la figure du juif le plus élégant de Paris. Sa trajectoire va aller de la parfaite assimilation jusqu’au retour à ses racines au moment de l’affaire Dreyfus, en conséquence de sa maladie. Bloch, quant à lui, suit une trajectoire symétrique. Il est d’abord un juif assez caricatural puis il incarne le chic anglais et devient Jacques du Rozier. Mais, on sait, au travers de Swann, que Bloch finira par suivre sa trajectoire. Les jeunes sionistes voient ainsi dans l’œuvre de Proust une critique de l’assimilation. André Spire a eu cette phrase très dure qui dit, en substance, qu’il s’en prend aux juifs qui cherchent à faire leur trou dans la bourgeoisie française et qui ne veulent surtout pas se faire remarquer. Et c’est ce qui est advenu durant l’affaire Dreyfus, de 94 à 98, où la communauté juive n’a pas cherché à prendre position et est restée discrète. Proust est cependant aussi vu par les sionistes comme un mondain oisif. Il n’est pas toujours si apprécié que cela, n’est-ce pas ? La famille Weil est orléaniste et Proust lui-même est attaché à la République. Ses parents se sont mariés à la veille de la proclamation de la République et Proust est né au lendemain de la Commune. Politiquement, Proust est un homme de droite et un bourgeois libéral conservateur. Spire, lui, est socialiste. Il n’avait pas de sympathie pour l’homme Proust mais, malgré cette méfiance à l’égard de ce snob bourgeois, il n’hésite pas à reprendre son œuvre pour sa propre propagande. Les sionistes vont aussi percevoir dans la Recherche une forme de pensée juive. Ça, c’est l’analyse d’Albert Cohen. Il est enthousiaste quand il lit Proust au début des années 20. Tout cela nous ramène d’ailleurs à Genève où il va donner des conférences sur Proust dès 1923. L’argument d’Albert Cohen dans la Revue Juive de Genève est qu’il a retrouvé une forme de criticisme et de scepticisme juif dans la Recherche, et que cette dernière a pu enrichir la littérature française, qui sans cela est trop rationnelle, psychologique ou rigide. Il y a là une assimilation de Proust et de Bergson avec un relativisme et un mobilisme juif qui alimenteraient la littérature française. Un peu plus tard, Albert Cohen se rebellera contre Proust, en raison de son côté trop snob, notamment quand seront publiées les correspondances de Proust avec Anne de Noailles. Les rapports d’Albert Cohen et Proust sont compliqués, on retombe sur une sorte d’amour et de haine et Albert Cohen n’arrive pas à se défaire de Proust. D’ailleurs, personne n’y arrive. Une dernière question, Antoine Compagnon, avez-vous une madeleine ? Comme tous, j’ai fait des expériences de mémoire involontaire, mais oui, j’ai une madeleine. Elle m’a marqué avant que je ne lise Proust ! Dans la pension dans laquelle j’étais interne à l’âge de 15 ans, il y avait un escalier avec une marche qui craquait. Dans ce pensionnat, j’étais très malheureux et j’allais toujours dans cet escalier pour retrouver cette fameuse marche. Son craquement me rappelait l’escalier de la maison de mon arrière-grand-mère, maison dans laquelle je passais, enfant, des vacances fabuleuses. On vit des expériences proustiennes avant d’avoir lu Proust. Et Proust arrive à donner forme à des expériences auxquelles on n’aurait pas nécessairement pensé. Voilà encore une belle raison de lire son œuvre. « PROUST DU CÔTÉ JUIF » ÉDITIONS GALLIMARD COLLECTION : BIBLIOTHÈQUE ILLUSTRÉE DES HISTOIRES PARUTION : MARS 2022 DE POLYTECHNIQUE À L’ACADÉMIE FRANÇAISE Né à Bruxelles en 1950, élève de Polytechnique puis ingénieur des Ponts et Chaussés, Antoine Compagnon se dirige finalement vers les lettres et devient docteur en littérature française à l’âge de 27 ans. Il est Docteur d’État ès lettres en 1985. Professeur émérite au Collège de France, titulaire de la chaire de « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie » (2006-2021), il enseigne également de l’autre côté de l’Atlantique à l’Université Columbia de New York. Antoine Compagnon a été élu à l’Académie française le 17 février 2022 au fauteuil n°35 de l’ophtalmologue Yves Pouliquen. 13 JANV I ER-MARS 2023

+41 22 732 25 67 geneva@uhjerusalem.org chfhu.org JEUDI 12 OCTOBRE 2023 SAVE DATE THE Soirée de Gala "Meeting the Challenge of Feeding the Future World." Hôtel Intercontinental, Genève NOURR R LA POPULATION DE DEMAIN ENJEU

INTÉGRATION ET ASSIMILATION : COMMENT RESTER JUIF SANS RENIER SA TRADITION ! TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN ® SHUTTERSTOCK Tant qu’un Juif s’ interroge sur son identité, il expr ime son besoin d’appartenance. L’ENQUÊTE 15 JANV I ER-MARS 2023

De plus en plus de Juifs choisissent la voie de l’assimilation dans le monde. Qu’est-ce qui peut pousser un membre de la communauté à renoncer à son judaïsme ? Un mariage mixte, des règles trop lourdes à porter au quotidien ou la crainte de la discrimination? Selon le rabbin Mikhaël Benadmon, tant qu’un Juif s’interroge sur son identité, il exprime son besoin d’appartenance. Tout le monde connaît l’histoire de Joseph, fils préféré de Jacob, vendu comme esclave en Égypte par ses frères. Joseph est un personnage important de la Torah. Il est surtout un symbole du Juif intégré. Car le jeune homme est devenu, avec les années, vice-roi d’Égypte, tout en conservant sa culture, sa langue et ses valeurs. Aurait-il pu devenir pharaon ? Peut-être pas. Il se serait certainement heurté à un plafond de verre qui veut que les plus hautes fonctions soient toujours réservées à des locaux… Pourtant, lorsqu’il pense à la perpétuation de sa famille, et pour la sauver de la famine, Joseph préfère l’envoyer dans un ghetto – dans le pays de Goshen. «Quand le pharaon vous demandera votre profession, vous lui direz que vous êtes éleveurs de bétail », conseillat-il à ses frères. Jugé comme une infamie, ce métier leur permettra ainsi de vivre à l’écart de la société, sur un territoire spécifique, et de cultiver leurs us et coutumes sans que personne ne vienne les déranger. « Cette histoire laisse penser qu’ il y a deux modèles différents de survie pour le peuple juif », explique Mikhaël Benadmon, rabbin de la Communauté Israélite de Genève. « Soit il choisit de vivre en vase clos pour conserver ses traditions : le monde extérieur est un océan tempêtueux et il risque de se noyer s’il s’éloigne de sa base. Soit il s’intègre totalement à la société jusqu’à devenir chef de la cité, tout en continuant de vivre son judaïsme. » La question de l’intégration occupe l’esprit du Juif depuis des millénaires. C’est même un principe halakhique : on doit se soumettre totalement aux lois du pays dans lequel on vit. STIGMATISATION ET ÉMANCIPATION Mais comment se faire accepter par une société qui, sans cesse, vous pointe du doigt et vous stigmatise ? Comment assumer son judaïsme lorsqu’on vous impose des règles discriminatoires ? Si l’on considère l’exemple suisse, dès le Moyen-Âge, le Juif avait l’obligation de porter des signes distinctifs et l’interdiction d’exercer les professions d’artisan, de commerçant ou de paysan. « Pour l’Église, le peuple juif est responsable de l’assassinat du Christ et doit payer pour ce crime déicide de génération en génération », explique Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la CICAD. «Pour éviter qu’ il se fonde dans la foule, il doit donc être reconnaissable. » Aux XVe et XVIe siècles, et comme les frères de Joseph en Égypte, les Juifs reçoivent néanmoins le droit de s’installer dans deux villages à l’est de Baden : Lengnau et Endingen. Si la majorité vit une existence misérable de petits commerçants et de colporteurs, ils sont cependant libres de pratiquer leur religion, de construire des synagogues et d’aménager des cimetières. Il faudra attendre plus d’un siècle pour assister à l’émancipation des Juifs en Suisse : le 14 janvier 1866, 53,2% du peuple helvétique vote la révision de la Constitution fédérale qui scelle le principe de l’égalité pour tout habitant indépendamment de son appartenance religieuse. Les Juifs obtiennent ainsi les mêmes droits et devoirs que leurs concitoyens chrétiens, et peuvent désormais choisir leur lieu de résidence, ainsi que leur profession. «ÉTRANGERS DANS LEUR PROPRE PAYS » Leur intégration s’en est-elle trouvée facilitée ? En quelque sorte. Mais le peuple juif a continué d’être victime d’une discrimination ciblée. « L’Histoire a montré que l’antisémitisme a frappé les Juifs indépendamment de leur intégration, de leur attitude ou de leur visibilité », écrivait Sabine Simkhovitch-Dreyfus, présidente de la Fédération suisse des communautés israélites, en 2018. « L’une des formes croissantes d’antisémitisme [leur] reproche de contrôler la finance, l’économie, la politique, et [leur] prête une volonté de dominer leur patrie, voire le monde en général, selon les théories répandues du complot juif. » Aujourd’hui encore, lorsqu’un Juif vivant en Suisse reçoit des messages de haine ou quand il est visé par des actes antisémites, il doit parfois s’adresser à un… service d’intégration pour déposer sa plainte. Même s’il a grandi et suivi sa scolarité dans ce pays. Même s’il a pris une part active dans la vie politique ou économique. «Dans ce cas, ils auraient l’ impression de renier leur suissitude, (…) et d’avoir été attaqués pour ne pas s’être suffisamment intégrés, bref, d’être étrangers dans leur propre pays », conclut Sabine Simkhovitch-Dreyfus. MARIAGE MIXTE : UN ACCÉLÉRATEUR? Cette situation pourrait-elle être le terreau d’une vague massive d’assimilation dans la communauté ? Autrement dit : un Juif pourrait-il être tenté de délaisser sa tradition et ses valeurs afin de vivre en paix ? La réponse n’est pas si simple. Le rabbin Benadmon puise un élément de réponse dans le livre de Léon Poliakov, L’histoire de l’antisémitisme, lesquels identifient les différents modèles de discrimination qui ont existé à travers les yeux des différentes communautés juives sur la planète. « Il existe un cas d’une communauté en Chine, à Kaifen, qui n’a souffert d’aucune forme d’antisémitisme. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Elle a disparu, elle s’est assimilée… Cet exemple nous fait forcément réfléchir. » Dans le numéro précédent, Mikhaël Benadmon avait évoqué son combat en tant que rabbin : « que les Juifs restent Juifs, de quelque façon que ce soit, c’est-à-dire qu’un Juif perpétue son identité, sur le mode religieux, culturel ou identitaire ». « Je suis au courant des statistiques, je sais qu’en Europe et dans le monde, cette identité risque de disparaître », précisait-il. Plus que la discrimination, le mariage mixte constitue souvent un accélérateur dans le processus d’assimilation : on vit dans un monde globalisé où des personnes se rencontrent, tombent amoureuses et font des projets. Et on contrôle rarement la trajectoire de la flèche de Cupidon… Se pose alors la question : pourquoi rester Juif ? LA QUESTION CRUCIALE DE L’IDENTITÉ Totalement légitime, cette interrogation n’en est pas pour autant une preuve d’assimilation. « J’ai en tête une pensée d’Emmanuel Levinas (ndlr : philosophe français), tirée de son texte Difficile liberté : ‹Se poser la question de son identité, c’est déjà l’avoir L’ENQUÊTE 16 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

perdue›. Eh bien, je ne suis pas d’accord avec lui ! » Selon Mikhaël Benadmon, aujourd’hui, on a dépassé l’idée qu’on devient Juif par inertie et que cette donnée immédiate, acquise à la naissance, ne peut être soumise à la réflexion. «Dans notre monde moderne où l’ individualisme s’est développé, nous savons désormais que nous avons la possibilité de vivre sur des modes différents », explique le rabbin. «Nous sommes conscients de la variété des spiritualités et nous sommes libres de nous interroger sur la validité ou la vérité d’une culture et d’une religion. Le sujet de l’ identité devient dès lors crucial. Et la questionner est justement être conscient que cette identité peut évoluer dans une société en mutation constante. » Pour le rabbin, il est important que le Juif confronte constamment ses traditions avec les valeurs du pays dans lequel il habite ; et procède à la relecture de ses textes talmudiques à la lumière de cet environnement. «Ce moment-là est essentiel : il permet à une personne de s’ancrer dans son lieu d’habitation, de comprendre et de dialoguer avec la culture locale. » Mikhaël Benadmon a vécu plusieurs années dans un kibboutz – un quotidien géré par des valeurs socialistes où l’attention est donnée au groupe, à l’égalité et à la nature. « J’ai mis mes traditions au défi. Mettent-elles en valeur la question de l’écologie et de la parité ? Est-ce que je vis en décalage avec les textes, si j’accepte la vie de groupe et la simplicité que cela implique ? Le fait de rendre pertinent notre culture sous le spectre des valeurs locales constitue un frein à l’assimilation. » TRADITION OU TRADITIONALISME ? Il arrive néanmoins qu’un Juif s’oublie, parce que le judaïsme – et les contraintes qu’il lui impose – a trop de poids dans son quotidien. On en revient alors à cette même question, posée frontalement par Leo Strauss : « Pourquoi devons-nous rester Juifs ? » À ce stade, il faut faire la différence entre tradition et traditionalisme. D’un côté, la tradition pose un regard ancien sur le monde et fait en sorte que cet effet du passé reste présent aujourd’hui. «C’est un fossile », résume Mikhaël Benadmon. «Or, faire vivre un fossile aujourd’hui n’aurait aucun sens ! » Le traditionalisme, lui, revisite la tradition et en extrait les éléments qui correspondent à la tradition moderne. «C’est ce traditionalisme qui permet d’entretenir la vitalité au sein d’une communauté », rappelle le rabbin. Et c’est justement cette vitalité qui doit préserver le Juif de l’assimilation ! En se remettant en question de manière constante, en interrogeant ses textes, en cherchant sans cesse le dialogue et le débat d’idées, à la synagogue ou en famille, il restera attaché à son identité particulariste et continuera de s’ouvrir sur l’universel. «Dans le judaïsme, nous avons toujours cultivé cette idée du particularisme et d’universalisme : ce que je reçois, je le donne », conclut Mikhaël Benadmon. «Pour moi, rester Juif, c’est rester soi-même et contribuer à la société locale, parce que j’ai quelque chose de plus à apporter aux autres ! » Un équilibre qu’il s’agira de trouver et de préserver jour après jour. IL EST IMPORTANT QUE LE JUIF CONFRONTE CONSTAMMENT SES TRADITIONS AVEC LES VALEURS DU PAYS DANS LEQUEL IL HABITE ; ET PROCÈDE À LA RELECTURE DE SES TEXTES TALMUDIQUES À LA LUMIÈRE DE CET ENVIRONNEMENT. L’IMPORTANCE DE L’ÉDUCATION Lorsqu’on parle d’intégration et d’assimilation, l’école joue un rôle essentiel. Comment transmettre ses traditions à un enfant sans qu’il se coupe de la société dans laquelle il sera amené à évoluer ? Au GAN, on prend cette question au sérieux. Difficile cependant d’aborder un thème aussi complexe avec des élèves âgés de 1 à 4 ans ! «Nous leur donnons surtout les bases qui leur permettront de construire leur propre identité », précise Caroline Guivante, directrice du GAN. « Les petits vivent les premiers mois de leur vie avec leurs parents, dans une ambiance juive. L’école leur permet de sortir de ce cercle. Il est donc important que nous puissions leur transmettre les valeurs citoyennes, culturelles et cultuelles dont ils auront besoin dans leur vie future. » Le judaïsme est évidemment « très présent » dans le quotidien des élèves, entre prières du matin, bénédiction avant les repas et fêtes religieuses. Mais la culture générale n’est pas négligée : au travers d’activités pédagogiques diverses, ils ont la possibilité de découvrir l’environnement dans lequel ils grandiront. « Lors des célébrations d’Hanouca, nous avons ainsi réservé une journée entière pour fêter l’Escalade », précise Caroline Guivante. « Les enfants ont pu se déguiser. Nous leur en avons raconté l’histoire, ils ont appris les chansons… » Cet enseignement transversal se poursuit à l’école primaire. « Il est essentiel de ne pas s’enfermer dans sa propre culture », poursuit la directrice. «Nous vivons dans un monde globalisé, nous sommes obligés d’avoir cette ouverture. La mission de notre école est de transmettre les traditions juives, mais aussi de préparer ces enfants à entrer à l’Université ou à suivre des stages professionnels. » Le rabbin Mikhaël Benadmon ne dit pas le contraire : «Nous devons réorienter l’enseignement du judaïsme en fonction des défis qui sont ceux d’un Juif aujourd’hui. Nous devons lui donner des outils de réflexion afin qu’il soit capable d’assumer pleinement sa vie juive. Cet enseignement ne doit plus être dogmatique, mais transversal. On doit pouvoir aborder le sujet des nouvelles technologies ou des nouvelles sexualités, faire dialoguer les différentes sciences pour mieux mettre l’histoire du judaïsme en perspective, parler de la vie d’un enfant… Est-ce qu’on peut être jeune et juif ? » À ses yeux, ces thèmes peuvent tout aussi bien être traités à l’école qu’à la synagogue. « Elles sont totalement adaptées à ce questionnement. Les synagogues ne sont pas uniquement des lieux de culte, ce sont des lieux de rencontres et de dialogues. On doit y venir chercher une force, s’abreuver à une source fraîche qui me donnera de quoi penser quand je serai à l’extérieur. » 17 JANV I ER-MARS 2023

ISRAËL : UN FOOTBALL EN DEVENIR TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Affiliée à l’UEFA depuis 1994, la Fédération d’Israël de football a préféré renoncer à sa position dominante en Asie pour garantir la sécurité de ses joueurs. Son équipe nationale se dresse sur la route de la Suisse dans la phase éliminatoire pour l’Euro 2024, avec une première confrontation le 28 mars prochain à Genève (20h45). «Nous nous réjouissons de retrouver Israël, certainement l’adversaire le plus fort de notre groupe. » Prononcée juste après le tirage au sort des groupes pour les éliminatoires de l’Euro 2024, la phrase de Murat Yakin, sélectionneur de l’équipe de Suisse, résume parfaitement le respect qu’il accorde aux hommes d’Alon Hazan. Et pour cause… Sur les quatre dernières confrontations « officielles » entre 2004 et 2009, la Nati n’a jamais réussi à battre les Israéliens, concédant quatre matchs nuls. Mais c’est bien elle qui empocha son ticket pour la Coupe du monde en 2006, puis en 2010. Et, à cette époque, Murat Yakin était encore sur le terrain – aux avant-postes pour mesurer la qualité intrinsèque de ses adversaires. Pour Israël, cette nouvelle phase de qualification s’apparente néanmoins à une chance en or de participer (enfin) à une compétition internationale – la première depuis la Coupe du monde au Mexique en 1970. Versée dans le groupe I, avec la Suisse, la Roumanie, la Biélorussie, le Kosovo et la principauté d’Andorre, l’équipe d’Alon Hazan a en effet toutes les cartes en main pour s’assurer l’une des deux places qualificatives pour l’Euro 2024 en Allemagne, après avoir si souvent échoué au poteau. Si elle n’était pas éliminée au goal-average, elle échouait en barrage. Pas facile de se faire une place sur un continent européen où la hiérarchie est plutôt bien établie ! POLITIQUE ET SPORT : MÉNAGE COMPLIQUÉ Pourquoi Israël se retrouve-t-elle affiliée à l’UEFA depuis 1994? Il faut remonter le fil de l’histoire pour en comprendre les raisons – où politique et sport ne font pas forcément bon ménage. Le football a été rendu populaire dans cette région, alors sous mandat britannique, dans les années 20, amenant à la création de la fédération en 1928. Si le premier match international de son équipe nationale face aux États-Unis date de 1948 (1-3), à la suite de la création de l’État d’Israël, sa position géographique la lie naturellement à la Confédération asiatique (1954-1974). C’est là que le jeu politique vient brouiller les cartes autour du terrain : par sa position radicale envers la Palestine, Israël s’attire les foudres des états du Moyen-Orient. Chaque tirage au sort est alors savamment dirigé pour éviter que son équipe nationale ne doive affronter ses voisins arabes. Intenable ! Mais ce « boycott » est aussi observé dans d’autres stades : il n’est pas rare de voir des athlètes, arabes ou iraniens, refuser de serrer la main de leurs adversaires israéliens, voire de déclarer forfait avant la compétition pour ne pas avoir à les affronter. BALLOTTÉE ENTRE LES CONFÉDÉRATIONS Dès 1974, telle la patate chaude dont personne ne veut, Israël se retrouve alors ballottée entre les différentes confédérations. L’Océanie joue les terres d’accueil une première fois de 1974 à 1979, puis de 1985 à 1991. L’UEFA assure l’intérim entre deux (1980-1984). Jusqu’au jour où Israël, après une ultime phase transitoire, demande son affiliation définitive – contre nature – à l’association européenne. Un souhait acté en 1994. Ses clubs professionnels – Maccabi Tel-Aviv, Maccabi Haïfa ou Hapoël Tel-Aviv – peuvent désormais participer aux coupes d’Europe. Son équipe nationale, elle, se retrouve à défier l’Allemagne, l’Italie, la France et l’Espagne dans des phases éliminatoires relevées. ® SHUTTERSTOCK ® SHUTTERSTOCK Depuis 1970, Israël n’a jamais réussi à se qualif ier pour une phase f inale de la Coupe du monde ou de l ’Euro. L’ÉCLAIRAGE L’ÉCLAIRAGE 18 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

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