CIG Magazine N°11

PROUST, VECTEUR DE LA RENAISSANCE JUIVE DES ANNÉES 20 TEXTE RAPHAËLE DE LA FORTELLE Spécialiste de Proust et de son œuvre, Antoine Compagnon a publié aux éditions Gallimard, alors qu’était célébré le centenaire de la mort de l’auteur, l’ouvrage Proust du côté juif. Dans cette enquête méticuleuse révélant de nouvelles découvertes, l’académicien a cherché à savoir comment l’œuvre de Proust avait été accueillie par la communauté juive, après sa mort en 1922. Antoine Compagnon était l’invité du cycle de conférences «T’es livre ce midi ? ». Nombreux ont répondu présents, le lundi 16 janvier, à la rencontre passionnante animée par Pascal Schouwey. Il y a bientôt un an, vous avez été élu à l’Académie française, que ressentez-vous ? Tout d’abord, je ne suis pas encore vraiment installé. La réception aura lieu au mois de mai, il y a un délai entre l’élection et la réception. Là, c’est un peu comme si j’étais au purgatoire (sourire). J’attends cela avec un peu d’inquiétude car c’est un grand moment, il faut tenir un discours devant tous ses confrères et consœurs. Au fond, c’est un dernier examen. Proust est décédé à l’âge de 51 ans, le 18 novembre 1922, et n’a pas été élu à l’Académie française, pensez-vous que cela aurait pu être le cas ? Il l’aurait sans doute été quelques années plus tard. Il avait déjà fait quelques gestes en direction de l’Académie française et avait un statut très éminent dans la littérature française. La preuve en est le numéro de la NRF Hommage à Marcel Proust publié en janvier 1923, immédiatement après sa mort. Tous les grands écrivains – Bergson, Gide… – ont répondu présents et pris le temps d’écrire un texte. Il était le grand écrivain de la littérature française en 1922. Lire ou ne pas lire la Recherche, telle est la question… Quels conseils donneriez-vous à ceux qui se sentent intimidés ou vaincus d’avance face à ces milliers de pages ? En effet, c’est un gros roman, il y a certainement une difficulté à le lire car de nombreuses phrases sont longues et élaborées. Du fait que nous allions tous à l’école, la langue de Proust est plus accessible et il ne faut pas hésiter à se lancer. La Recherche commence par Combray et évoque des souvenirs d’enfance, ce qui nous parle à tous. Son œuvre aborde les rapports avec la mère, la nature ou l’art et des thèmes tels que l’amour, la jalousie, la vieillesse, la mort... Ce sont des expériences qui, me semble-t-il, touchent tout le monde. Qu’est-ce qui, vous-même, vous a amené à lire Proust ? J’ai lu Proust en 1966 ou 1967 car il était disponible en livre de poche. Dans votre livre Proust du côté juif, vous prenez comme point de départ la citation : « Il n’y a plus personne, pas même moi, puisque je ne peux me lever, qui aille visiter, le long de la rue du Repos, le petit cimetière juif où mon grand-père, suivant le rite qu’ il n’avait jamais compris, allait tous les ans poser un caillou sur la tombe de ses parents. ». Cette citation a posé plusieurs interprétations, pourriez-vous nous en dire plus ? Cette phrase est interprétée de manière assez contradictoire, certains critiques y voyaient le signe que la famille Weil s’était éloignée de ses traditions et origines juives. Je ne le prends pas du tout comme ça car les rites, par définition, on les observe, c’est tout. Ils n’ont pas d’explication et quand on commence à en chercher, on peut en trouver beaucoup de différentes. Cette citation prouve au contraire que Proust était au courant d’un certain nombre de rituels du judaïsme. Quand j’ai commencé ce livre, on ne savait pas d’où venait cette citation. J’ai découvert qu’elle était destinée à son ami Daniel Halévy, un de ses camarades du lycée Condorcet dont la famille était beaucoup plus éloignée du judaïsme puisque, sur ses quatre grands-parents, Daniel Halévy n’avait que son grand-père Halévy qui était juif. D’une certaine façon, Proust a peut-être cherché à rappeler à son ami les traditions juives. Cette citation m’a permis d’introduire la question des rapports de Proust à sa famille maternelle et au judaïsme, un peu contre l’idée devenue plus courante suivant laquelle il y aurait des traces de honte ou de haine de soi, voire d’antisémitisme dans la Recherche du temps perdu, ce que je n’ai jamais cru. C’est un malentendu anachronique que certains ont pu faire. Sur la jaquette de la couverture de votre livre figure une lettre de Proust mentionnant : « Si je suis catholique comme mon père et mon frère, par contre, ma mère est juive ». Cette phrase est chargée de sens… Proust a écrit cette lettre à Robert de Montesquiou qui, la veille, dans la conversation, avait vraisemblablement tenu des propos antisémites. Le lendemain, Proust lui écrit de ne pas recommencer. C’est une phrase très forte qui dit : « Je suis juif ». J’aime d’ailleurs insister sur le « par contre ». À l’école primaire, on m’a appris qu’on ne disait pas « par contre » mais « en revanche ». Il l’a donc écrit de manière tout à fait délibérée. « SI JE SUIS CATHOLIQUE COMME MON PÈRE ET MON FRÈRE, PAR CONTRE, MA MÈRE EST JUIVE », MARCEL PROUST LA RENCONTRE 11 JANV I ER-MARS 2023

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