CIG Magazine N°11

La trajectoire de cette famille est représentative de la communauté ashkénaze au XIXe siècle avec sa réussite sous la Restauration, la monarchie de Juillet, sous l’empire et la 3e République. Le grandpère de Proust, Nathé Weil, est toujours resté orléaniste. L’époque où on dit « heureux comme Dieu en France », c’est la monarchie de Juillet, ce libéralisme qui fait prospérer la communauté juive. J’ai aussi trouvé dans les archives du Père Lachaise que Nathé Weil s’est fait incinérer, ce qui est, à l’époque, blasphématoire et choquant. Mon interprétation est qu’il était un franc-maçon, ce qui représentait un chemin de l’assimilation dans cette France industrielle et libérale du XIXe. On découvre dans votre livre qu’il n’a pas été question du décès de Proust en 1922 dans la presse consistoriale, contrairement à la presse sioniste de l’époque, notamment au travers des articles des écrivains Georges Cattaui et André Spire. Qu’est-ce qui vous a motivé à faire cette enquête ? Mon objectif était de voir si les critiques faites à l’égard de Proust sur la manière dont il parle des Juifs dans la Recherche étaient anachroniques ou non et donc de découvrir comment l’œuvre de Proust avait été reçue par la communauté juive dans les années 20. Le constat, qui m’a surpris, est de voir que, contrairement à la presse consistoriale qui ne mentionne jamais la mort de Proust, la presse sioniste s’empare de Proust et en fait une sorte d’emblème d’un renouveau de la culture et de la littérature juive. Il faut bien rappeler que le sionisme français des années 20, représenté notamment par Spire, est laïque et universaliste. Ne faisons pas d’anachronisme… Comment l’œuvre de Proust va-t-elle servir ce mouvement ? Cattaui ou Spire ont été les premiers à voir que Proust mettait en avant des personnages juifs – Bloch, Swann ou Rachel – qui ne sont pas plats. Jamais jusque-là, dans la littérature française, des personnages juifs n’avaient été mis autant en avant. Le premier volume s’appelle Du côté de chez Swann. Swann est la figure du juif le plus élégant de Paris. Sa trajectoire va aller de la parfaite assimilation jusqu’au retour à ses racines au moment de l’affaire Dreyfus, en conséquence de sa maladie. Bloch, quant à lui, suit une trajectoire symétrique. Il est d’abord un juif assez caricatural puis il incarne le chic anglais et devient Jacques du Rozier. Mais, on sait, au travers de Swann, que Bloch finira par suivre sa trajectoire. Les jeunes sionistes voient ainsi dans l’œuvre de Proust une critique de l’assimilation. André Spire a eu cette phrase très dure qui dit, en substance, qu’il s’en prend aux juifs qui cherchent à faire leur trou dans la bourgeoisie française et qui ne veulent surtout pas se faire remarquer. Et c’est ce qui est advenu durant l’affaire Dreyfus, de 94 à 98, où la communauté juive n’a pas cherché à prendre position et est restée discrète. Proust est cependant aussi vu par les sionistes comme un mondain oisif. Il n’est pas toujours si apprécié que cela, n’est-ce pas ? La famille Weil est orléaniste et Proust lui-même est attaché à la République. Ses parents se sont mariés à la veille de la proclamation de la République et Proust est né au lendemain de la Commune. Politiquement, Proust est un homme de droite et un bourgeois libéral conservateur. Spire, lui, est socialiste. Il n’avait pas de sympathie pour l’homme Proust mais, malgré cette méfiance à l’égard de ce snob bourgeois, il n’hésite pas à reprendre son œuvre pour sa propre propagande. Les sionistes vont aussi percevoir dans la Recherche une forme de pensée juive. Ça, c’est l’analyse d’Albert Cohen. Il est enthousiaste quand il lit Proust au début des années 20. Tout cela nous ramène d’ailleurs à Genève où il va donner des conférences sur Proust dès 1923. L’argument d’Albert Cohen dans la Revue Juive de Genève est qu’il a retrouvé une forme de criticisme et de scepticisme juif dans la Recherche, et que cette dernière a pu enrichir la littérature française, qui sans cela est trop rationnelle, psychologique ou rigide. Il y a là une assimilation de Proust et de Bergson avec un relativisme et un mobilisme juif qui alimenteraient la littérature française. Un peu plus tard, Albert Cohen se rebellera contre Proust, en raison de son côté trop snob, notamment quand seront publiées les correspondances de Proust avec Anne de Noailles. Les rapports d’Albert Cohen et Proust sont compliqués, on retombe sur une sorte d’amour et de haine et Albert Cohen n’arrive pas à se défaire de Proust. D’ailleurs, personne n’y arrive. Une dernière question, Antoine Compagnon, avez-vous une madeleine ? Comme tous, j’ai fait des expériences de mémoire involontaire, mais oui, j’ai une madeleine. Elle m’a marqué avant que je ne lise Proust ! Dans la pension dans laquelle j’étais interne à l’âge de 15 ans, il y avait un escalier avec une marche qui craquait. Dans ce pensionnat, j’étais très malheureux et j’allais toujours dans cet escalier pour retrouver cette fameuse marche. Son craquement me rappelait l’escalier de la maison de mon arrière-grand-mère, maison dans laquelle je passais, enfant, des vacances fabuleuses. On vit des expériences proustiennes avant d’avoir lu Proust. Et Proust arrive à donner forme à des expériences auxquelles on n’aurait pas nécessairement pensé. Voilà encore une belle raison de lire son œuvre. « PROUST DU CÔTÉ JUIF » ÉDITIONS GALLIMARD COLLECTION : BIBLIOTHÈQUE ILLUSTRÉE DES HISTOIRES PARUTION : MARS 2022 DE POLYTECHNIQUE À L’ACADÉMIE FRANÇAISE Né à Bruxelles en 1950, élève de Polytechnique puis ingénieur des Ponts et Chaussés, Antoine Compagnon se dirige finalement vers les lettres et devient docteur en littérature française à l’âge de 27 ans. Il est Docteur d’État ès lettres en 1985. Professeur émérite au Collège de France, titulaire de la chaire de « Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie » (2006-2021), il enseigne également de l’autre côté de l’Atlantique à l’Université Columbia de New York. Antoine Compagnon a été élu à l’Académie française le 17 février 2022 au fauteuil n°35 de l’ophtalmologue Yves Pouliquen. 13 JANV I ER-MARS 2023

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