CIG Magazine N°10

JOURNÉE EUROPÉENNE DE LA CULTURE JUIVE CAROUGE, UN ÎLOT DE TOLÉRANCE ET D’OUVERTURE AU XVIIIE SIÈCLE PAGES 20-25 INTERVIEW MIKHAËL BENADMON : « CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST L’HOMME AVEC UN GRAND H ! » PAGES 10-13 L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 8 - 1 1 2 0 2 2 N ° 1 0

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L’ÉDITO SHANA TOVA Au nom de notre Présidente et des membres du Comité, je vous souhaite une nouvelle année pleine de joie et réussite. Je saisis cette occasion pour vous remercier chaleureusement pour toutes vos actions, contributions et soutien qui nous permettent de continuer à bâtir une communauté forte et d’assurer sa pérennité pour l’avenir de nos enfants. Nous adressons nos chaleureux remerciements à notre Grand Rabbin, Dr. Izhak Dayan, ainsi qu’à son épouse pour leur engagement envers nos membres et leurs actions quotidiennes dans l’ancrage et la transmission de notre identité. Nous adressons toute notre reconnaissance et amitié à notre Secrétaire Général qui œuvre avec rigueur et passion dans l‘accomplissement de notre mission. Grâce au travail de M. Elias Frija, de ses collaborateurs et des bénévoles, les Juifs de Genève et de passage peuvent profiter d’un restaurant casher de qualité, d’un Service social toujours prêt à accompagner les personnes dans le besoin et des lieux de culte parfaitement entretenus et fleuris. Grâce à leurs efforts, nous réunissons une jeunesse juive dynamique et encadrée, et ce dès le plus jeune âge avec la tendresse et la bienveillance du personnel éducatif du Gan Yéladim piloté par Mme la Rabbanite Yaffa Dayan et Mme Caroline Guivante. Dans le contexte actuel de morosité politique et économique, il est réjouissant de constater que notre chère communauté peut envisager l’avenir avec confiance. Cette année, nous avons mené à bien deux projets majeurs : d’abord, nous souhaitions depuis des années modifier le système de cotisation – dont la mise en œuvre posait de nombreux problèmes. L’assemblée générale a accepté, à la quasi-unanimité, le nouveau modèle de cotisation qui nous donnera, dès 2023, un système plus moderne, plus accessible et plus transparent, et qui facilitera considérablement le travail de notre Secrétaire Général, ainsi que la gestion financière de la CIG. Ensuite, après une année de recherche et de persévérance, nous avons eu la chance de pouvoir engager le Rabbin Mikhaël Benadmon, lequel a pris ses fonctions le 1er novembre dernier et saura accompagner spirituellement notre communauté, rassembler nos jeunes et œuvrer pour l’unité des Juifs de Genève. Dans le même temps, une page importante se tourne. Pendant 20 ans, le Grand Rabbin Dr. Izhak Dayan a œuvré pour notre communauté et a consacré son temps et son énergie à nos membres, n’hésitant jamais à répondre à toutes les sollicitations. Avec lui, notre communauté a eu le privilège de compter sur un guide spirituel dont l’humanisme, la sagesse, la gentillesse et la proximité avec ses membres sont reconnus bien au-delà de nos frontières. Le Rav Dayan a marqué la vie de tous les membres de notre communauté. Nous tenons à le remercier très affectueusement. Le 8 décembre prochain, nous aurons tous l’occasion de lui témoigner notre reconnaissance lors d’une soirée qui lui sera consacrée. Nous terminerons avec des remerciements, tout particuliers, à chacun d’entre vous, nos membres, qui font que notre communauté prospère et existe depuis près de 200 ans. Votre présence, votre contribution, votre bienveillance et notre volonté de nous unir et nous renforcer au travers des ans sont notre plus grande force. Il est de notre responsabilité de la transmettre de génération en génération. Que l’année 5783 soit source de lumière et de paix pour tous. Que le Chalom, l’unité et les valeurs de notre identité portent nos foyers, notre communauté et toutes les autres, ainsi que l’État d’Israël. Pour le Comité, Eric Roditi Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Rav Dr. Izhak Dayan, Raphaële De La Fortelle, Jean Plançon et Jean-Daniel Sallin Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Photo de couverture et instantanés Emeric Caron Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom SOMMAIRE LES NEWS..........................................5-7 LA CHRONIQUE DU RABBIN Le rachat du premier-né ou le choix entre le bonheur familial et le bien-être matériel.......................... 8-9 L’ENTRETIEN «Ce qui m’ intéresse, c’est l’homme avec un grand H! ». .......10-13 L’ENQUÊTE Une kippa personnalisée en signe d’appartenance ?.................................. 14-15 LE PORTRAIT Michel Cohen zl, authentique et entier................................ 17 LA RENCONTRE Avec Clara Benador, autrice du roman « Les petites amoureuses ».................. 18-19 LE REPORTAGE Carouge, un îlot de tolérance et d’ouverture au XVIIIe siècle......... 20-25 L’HISTOIRE Gosse – Herpin – Vüy. .................... 26-27 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG Nos activités. ...................................... 29-31 Nos instantanés.................................. 32-33 L’ÉTAT CIVIL. ..................................... 35 LA CUISINE. ...................................... 37 LE TRAIT D’HUMOUR............... 38 AOÛT-NOVEMBRE 2022 3

CRÉER DES LIENS FORTS SUR LE LONG TERME Wealth & Asset Management | Treasury & Trading | www.ubp.com L’UBP est heureuse de soutenir depuis plusieurs années la Communauté Israélite de Genève. Inscrivez-vous à notre newsletter sur ubp.com T H E D R I V E Y O U D E M A N D

LES NEWS POUR NE RIEN MANQUER DES ÉVÉNEMENTS DE LA COMMUNAUTÉ COURANT 2023 13.12.2022 SAVE YOUR TUESDAY TOUS LES SAMEDIS 13.12.2022 THÉÂTRE Martin, Allemand émigré, et Max, Juif américain, tiennent ensemble une galerie d’art aux États-Unis jusqu’au jour où Martin décide de retourner en Allemagne. Nous sommes en 1932. Les deux amis entament une relation épistolaire qui se dégrade au rythme de la montée du nazisme. La troupe Ha’macom et les élèves du cours de théâtre de la CIG donneront deux représentations, courant 2023, de la pièce Inconnu à cette adresse de Kathrin Kressmann Taylor. Venez les voir ! Informations sur notre site Internet CULTURE LA RECETTE ANTI-ÂGE C’est une grande première ! Dina Zekry Berger, professeure à la Faculté de Médecine et médecin-cheffe du Service de médecine interne de l’âgé aux Hôpitaux Universitaires de Genève, interviendra le 13 décembre prochain, à 13h45, à la Maison Juive Dumas, auprès des membres de l’Âge d’or. Sa conférence est intitulée Vieillissement réussi : recettes pratiques. L’occasion pour la spécialiste reconnue de gériatrie de dispenser conseils et astuces pour bien vieillir au quotidien dans un moment d’échange et de partage. Informations sur notre site Internet SERVICE SOCIAL ISRAÉLI BAR Tu as entre 14 et 17 ans, rejoins l’Israéli Bar ! Tous les mardis de 18h30 à 20h30, le CCJJ t’attend pour un moment de détente et de partage. Inscriptions sur notre site Internet CCJJ ONEGS CHABBAT Kids, teens, leaders, vivons le chabbat ensemble ! Chaque samedi, le CCJJ fait vivre le chabbat entre jeunes. Rendez-vous de 18h30 à 20h30 à la Maison Juive Dumas et à la synagogue Hekhal Haness. Inscriptions sur notre site Internet CCJJ AFTERCOM À L’ALHAMBRA L’Aftercom du mardi 13 décembre élira domicile au cœur de l’emblématique salle genevoise de l’Alhambra. Le groupe andalou Dos Maderas enflammera les planches avec son magnifique spectacle de flamenco. Un cocktail dînatoire vous sera offert à l’issue de la représentation. Vivons ensemble une rencontre des plus chaleureuses à la veille d’Hanouca, venez nombreux ! Réservations sur events@comisra.ch ÉVÉNEMENT ® SHUTTERSTOCK ® SHUTTERSTOCK ® UNSPLASH 08-09.12.2022 À VOS MARMITES ! Gourmands, petits curieux et aventuriers en herbe sont attendus au Gan Yéladim, les 8 et 9 décembre à l’occasion de la fête de l’Escalade. Mains dans le massepain, les enfants pourront façonner les légumes de la traditionnelle marmite, avant de découvrir l’histoire de l’Escalade en marionnettes et revêtir les déguisements de l’époque. Informations sur notre site Internet GAN 5 AOÛT-NOVEMBRE 2022

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® UNSPLASH ® DR 06.12.2022 & 17.01.2023 PARLONS LITTÉRATURE Tous à vos agendas ! Retenez dès maintenant les deux prochaines dates du cercle de lecture «Parlons littérature » qui se tiendront à la Maison Juive Dumas. Le 6 décembre, Jacques Rikvine présentera La société des belles personnes de Tobie Nathan, et le 17 janvier 2022, Michel Benveniste animera ce temps autour du livre Le vagabond d’Ukraine ou les tribulations d’un petit Juif du Dniepr en présence de Syla Chliamovitch, traductrice et petite-fille de l’auteur. Informations sur notre site Internet CULTURE 18.01.2023 LES GRANDS-PARENTS À LA FÊTE Le mercredi 18 janvier au Gan Yéladim, c’est la journée des grands-parents ! Si les enfants grandissent grâce à leur bienveillance, les aînés ont aussi besoin qu’on prenne soin d’eux. C’est pourquoi cette journée stimulant l’éveil et le développement leur est entièrement consacrée. Il paraît qu’une surprise les attend, chut, n’en disons pas plus. Inscriptions sur notre site Internet ÉVÉNEMENT ® SHUTTERSTOCK 18.12.2022 CÔTÉ ENFANT HANOUCA TALENT SHOW Le Hanouca Talent Show revient pour sa 2e édition ! Vous avez entre 6 et 19 ans ? Venez nous bluffer avec vos tours de chant, de magie ou vos traits d’humour. Le live show se tiendra le 18 décembre à 16h à la Maison Juive Dumas. Il sera précédé d’un brunch organisé par le GAN et le CCJJ, et suivi de l’allumage des bougies. Adressez-nous vos vidéos de 3 minutes avant le 19.11 et remportez un prix en fonction de votre catégorie d’âge. Envoyez vos vidéos sur events@cosmira.ch ÉVÉNEMENT HANOUCA Du 19 au 23 décembre, les enfants sont attendus au Gan Yéladim pour l’allumage de la hanoukia. Des danses, des chants et de nombreuses surprises sont également prévus pour célébrer ce temps de joie. Le mercredi 21 décembre, fêtons Hanouca avec tous les enfants et leurs parents. Informations sur notre site Internet GAN POUR PLUS D’INFORMATIONS, CONSULTEZ NOTRE SITE INTERNET WWW.COMISRA.CH BIBLIOTHÈQUE NOUVELLES ACQUISITIONS 37 livres viennent étoffer les rayonnages de notre bibliothèque Gérard Nordmann. Parmi eux, retrouvez le roman très touchant de Clara Benador, Les petites amoureuses (éd. Gallimard) (lire pp.18-19), Le Baal Shem Tov : mystique, magicien et guérisseur de Jean Baumgarten (éd. Albin Michel) et Les Méditerranéennes d’Emmanuel Ruben (éd. Stock), un bel éclairage sur les relations qui unirent Juifs et Arabes en Algérie. Côté dessin, Joann Sfar nous livre dans Synagogue ses aventures d’adolescence, un témoignage puissant et intime et Cabu croque La rafle du Vel d’hiv (éd. Tallandier), présentation de Laurent Joly, avant-propos de Véronique Cabut, un livre bouleversant. Informations sur notre site Internet CULTURE 08.12.2022 LE RAV DAYAN À L’HONNEUR Un dîner sera organisé en l’honneur du Grand Rabin Izhak Dayan : il aura lieu le jeudi 8 décembre au Fairmont Grand Hôtel. Ce sera l’occasion de le remercier pour ses 20 ans d’engagement au sein de la communauté. Inscriptions obligatoires avant le 30 novembre. Inscriptions sur notre site Internet CULTE 7 AOÛT-NOVEMBRE 2022

LA CHRONIQUE DU RABBIN LE RACHAT DU PREMIER-NÉ OU LE CHOIX ENTRE LE BONHEUR FAMILIAL ET LE BIEN-ÊTRE MATÉRIEL Le Pidion HaBen est une pratique qui consiste à racheter à un Cohen (Israélite descendant de la famille du premier prêtre Aaron) le premier enfant, si c’est un garçon. Tout comme les prémices (Nombre 18, versets 15-18) et les premiers-nés des animaux (Deutéronome 15, versets 19-23) qui devaient être remis aux prêtres (Deutéronome 26, versets 1-10), les premiers-nés de l’homme appartenaient à D.ieu. «Consacremoi tout premier-né ; toute primogéniture parmi les enfants d’Israël, être humain ou bétail, m’appartient. » (Nombres 8, verset 17) C’est ce verset qui a servi de base à nos Sages pour instituer le commandement du rachat du premier-né, commandement que l’on accomplit encore aujourd’hui en Israël et en diaspora. Sont dispensés du rachat des premiers-nés les fils des Cohanim et des Lévites, ainsi que ceux des femmes issues des mêmes familles. Il en est de même si la femme a mis au monde un enfant mort-né ou fait une fausse couche. Le fils puîné n’est pas considéré comme le premier-né. COMMENT SE PASSE CETTE CÉRÉMONIE ? Quand le garçon a trente-et-un jours (la cérémonie est reportée au lendemain si le 31e jour tombe un chabbat ou un jour de fête), le père invite un Cohen à venir lui rendre la propriété de son fils. En présence de ce Cohen, le père dépose cinq sicles d’argent (le sicle est le « poids » par excellence, c’està-dire, l’unité pondérale commune. D’après les poids inscrits de l’époque royale israélite, le sicle royal valait environ 11,4g et le sicle commercial 9,8g. La valeur de cette unité de base a varié suivant les époques et les lieux). Dans certaines communautés, on remplace les cinq sicles par un objet d’argenterie. Le père dit au Cohen : «Ma femme a mis au monde ce garçon, c’est le premier-né de sa mère et je suis donc tenu de le racheter. » «Que préfères-tu ? Ce fils premier-né ou les cinq sicles que tu me dois pour son rachat ? », demande le Cohen. « Je préfère garder mon fils premier-né ; voici les cinq sicles pour son rachat. » Le père récite alors deux bénédictions. La première sur l’accomplissement du rachat du premier-né, la seconde exprimant sa gratitude envers D.ieu. Il donne au Cohen l’argent préparé ou l’objet qui en représente la contre-valeur, et prend son enfant, pendant que le Cohen répète : « Ton fils est racheté, ton fils est racheté, ton fils est racheté. » LE SENS PREMIER Parlant de ce commandement, l’auteur du Sefer Ha’Hinouch (ouvrage attribué à Rabbi Aaron Halévi ; XIVe siècle) écrit : « L’Éternel nous a ordonné d’accomplir une mitsva avec les prémices des entrailles, afin que nous prenions conscience du fait que tout Lui appartient, et que l’homme ne possède en ce monde que ce qu’Il nous accorde. L’homme s’en rendra compte en offrant à l’Éternel ces prémices qui sont ses fruits les plus chers, et pour lesquels il a œuvré et consacré ses efforts de longue date. Pourtant, aussitôt venus au monde, il s’en désiste et les remet au Créateur. En outre, le commandement relatif aux premiers-nés vise à commémorer le miracle de notre protection lors de la mortalité qui frappa les premiers-nés égyptiens. » Le MaHaRal (il a vécu de 1525 à 1609. Autorité rabbinique, kabaliste, moraliste et mathématicien. Sa réputation ordinaire, qui relève du mythe, tient autant à son érudition qu’à son ascétisme et à sa piété. Grand penseur et auteur de nombreux ouvrages) développe cependant l’idée que la primogéniture est empreinte d’un caractère de sainteté à l’instar de la sainteté divine qui émane de la source première de l’existence. Cette sainteté n’est pas le résultat d’un effort ou d’un mérite personnel. Aussi les premiers-nés possèdent-ils leur caractère particulier par naissance, caractère qui ne s’attache pourtant qu’aux premiers-nés de la mère et non à ceux du père, car il ne se trouve qu’aux lieux les plus rapprochés de la source de la vie. LES CINQ SICLES D’ARGENT OU TON FILS ? Par-delà le sens premier que le texte biblique donne à ce commandement, nous sommes en droit de nous demander : «Quelle est la signification de la question posée par le Cohen? Peut-on imaginer un instant qu’un père ou une mère puissent renoncer à leur premier enfant pour une somme symbolique ? Quel enseignement devrons-nous tirer aujourd’hui d’une cérémonie comme celle-ci ? » Nous vivons une période où la cellule familiale perd de plus en plus de sa cohésion. Souvent, les parents sont tellement sollicités par leurs activités professionnelles qu’ils relèguent l’éducation de leurs enfants au second plan. Certains d’entre eux ne voient leur père que rarement. Il est constamment en voyage. Il saute d’un avion à l’autre. La mère est souvent prise par ses occupations professionnelles de plus en plus absorbantes. Parfois, certains enfants sont élevés par des femmes de ménage et ne retrouvent leurs parents que le week-end ou les jours de fête. Dans le meilleur des cas, ils sont pris en charge par des grands-parents quand ceux-ci peuvent le faire. Et c’est ainsi que la vie familiale, souvent éclatée, produit des enfants déboussolés. Dans ce contexte familial créé par notre société de consommation et de profit, la question posée par le Cohen au père, lors du Pidion HaBen, prend 8 LA CHRONIQUE DU RABBIN LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 10

CE COMMANDEMENT BIBLIQUE DEVIENT NON SEULEMENT D’UNE GRANDE ACTUALITÉ, MAIS SURTOUT UN ENGAGEMENT DES PARENTS À DONNER À LEURS ENFANTS LES SOINS ET L’ATTENTION REQUIS. toute son ampleur. Que préférez-vous ? Les cinq sicles d’argent ou votre fils ? En d’autres termes, à quoi voulez-vous donner la priorité ? Au développement économique et à la richesse matérielle ou, au contraire, à une éducation heureuse et harmonieuse de vos enfants ? Allez-vous pouvoir sacrifier la course à la richesse pour assurer le bonheur de vos enfants ou, au contraire, allez-vous consacrer toute votre énergie au bien-être matériel ? Cette question, chacun d’entre nous doit se la poser. Que choisir ? Le bonheur familial ou le bien-être matériel ? Devant le choix proposé par le Cohen qui est le guide spirituel, le père répond : « Je choisis mon enfant. Je donne la priorité au bonheur familial et je ne le sacrifie pas sur l’autel de l’économie. » Vu sous cet angle, ce commandement biblique devient non seulement d’une grande actualité, mais surtout un engagement des parents à donner à leurs enfants les soins et l’attention requis. C’est un engagement public des parents qui témoignent, devant la communauté réunie, que l’éducation de leurs enfants ne sera en aucune façon sacrifiée sur l’autel des aspects économiques. Rav Dr. Izhak Dayan, Grand Rabbin ® UNSPLASH 9 AOÛT-NOVEMBRE 2022

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L’ENTRETIEN « CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST L’HOMME AVEC UN GRAND H ! » Le 1er novembre, Mikhaël Benadmon a pris ses fonctions de Rabbin de la Communauté Israélite de Genève. Âgé de 50 ans, marié à Sivan et père de six enfants, cet homme de dialogue et de paix combine une double formation, à la fois talmudique et universitaire, détenant un doctorat en philosophie juive et en philosophie générale. Vous êtes arrivé à la fin août à Genève. Comment se sont passées ces premières semaines ? Découvrir une culture, c’est passionnant ! J’ai quitté la France il y a trente ans, à l’âge de 17 ans, mais j’ai continué à m’intéresser à ce qui s’y passe : j’en connais les codes. C’est pareil en Israël. Mais, ici, je suis étonné de tout, parce que je ne connais pas les codes locaux. Je les apprends. Je me trouve un peu comme le nouvel immigrant qui s’installe en Israël et qui découvre une culture différente. Les codes sont-ils si différents que ça ? Je les découvre encore. Je ne fais que des constats, je m’abstiens de jugement. Et j’espère – car la tentation du jugement est grande – rester quelques mois encore dans cette situation afin de me faire mon idée de ce qui se fait sur la scène genevoise. Quels y sont les débats ? De quoi parle-t-on? Quels sont les tabous ? On parle de Genève comme une cité laïque : comment gère-t-on cela au niveau des autorités et de la population ? Moi, je marche avec une kippa sur la tête. Est-ce dangereux ? Est-ce que je risque de me faire insulter ou attaquer – des questions qui, en France, sont très clairement posées sur la table. Est-ce que le fait d’imposer ouvertement sa religion sur la scène publique peut offusquer ? Pourquoi avoir déposé votre candidature pour ce poste à Genève, en Suisse ? Peut-être que je vous répondrai dans quelques années… Mais le concept de providence me touche profondément. Il se passe parfois des choses qui ne vous laissent pas indifférents et qui vous portent : c’est ça, la providence ! Je n’en ai pas l’interprétation, je ne suis pas le secrétaire du Bon D.ieu, je ne sais pas ce qu’Il veut... Au niveau personnel, en revanche, ce défi m’a paru important : cela fait plus de trente ans que je vis en Israël. Nous avons déjà occupé des postes rabbiniques en France et en Belgique, avec ma femme et mes enfants, mais notre maison, c’est Israël ! Or, on ne sort pas de ce pays comme ça, juste pour se balader ou faire une expérience anthropologique. On en sort parce qu’on pense pouvoir apporter quelque chose, peut-être une voix constituée à la fois d’une culture francophone et d’une culture israélienne, un lien avec la modernité que nous parvenons à gérer de façon différente en Israël. Qu’est-ce qui vous motive ? Mon combat, c’est que les Juifs restent Juifs, de quelque façon que ce soit, c’està-dire qu’un Juif perpétue son identité, sur le mode religieux, culturel ou identitaire. La démographie du peuple juif me tient à cœur. Pourquoi, me direz-vous ? Il y a un message profondément éthique du judaïsme qui doit perpétuer. Je suis au courant des statistiques, je sais qu’en Europe et dans le monde, cette identité risque de disparaître. Ce combat pour le peuple juif fait donc que, lorsqu’il y a une opportunité pour venir travailler quelque part et contribuer à ce combat, je réponds présent. Comment expliquer cette diminution du nombre de Juifs dans le monde ? Il y a différents facteurs. Il y a d’abord le fait de la modernité : le Juif s’intègre, il fait partie de la cité dans laquelle il vit, étudie et travaille… Il appartient à un monde globalisé où des personnes se rencontrent, tombent amoureuses et font des projets. La question se pose alors : pourquoi rester Juif ? Le mariage mixte, on le sait, n’est pas synonyme d’assimilation. Il y a des gens qui ont conservé une identité juive même dans cette constellation-là. Mais cela peut changer après la deuxième ou la troisième génération… C’est très important de comprendre ça, surtout pour l’action rabbinique : vers qui je me tourne ? Deuxième point : c’est une flèche que je lance à notre monde rabbinique, l’offre n’était-elle pas assez diversifiée ? Si nous arrivons à proposer une offre qui permette aux Juifs, avec leurs différentes identités, de penser qu’ils peuvent demeurer Juifs sans entraver leur intégration dans la cité, alors ils pourront le rester. Et personne ne verra un problème, ni dans sa judaïté, ni dans sa citoyenneté. L’un va alimenter l’autre. La troisième raison est liée à la connaissance du judaïsme : on a une certaine idée de ce que signifie le fait d’être Juif. Est-ce être pratiquant, aller à la synagogue ou réciter ses prières ? Tout le monde n’a pas la fibre religieuse : il y a des personnes que la prière ou le religieux n’intéresse pas. À nous, les rabbins, de travailler sur ce point ! Montrer que ces actions ont un sens... Il faut diffuser le message du judaïsme, le traduire dans une langue audible, et ne pas laisser uniquement ça dans les discours synagogaux. Comment s’intégrer dans une communauté qu’on ne connaît pas ? Ce qui m’intéresse, c’est l’Homme avec un grand H et les rencontres personnelles : quels sont les parcours humains et personnels, l’origine d’un nom de famille, qu’est-ce qui fait vibrer, pleurer ou rire les gens… Je ne sais pas encore comment je vais travailler, mais j’espère avoir la possibilité de rencontrer tous les Juifs de Genève les uns après les autres. Ce n’est pas une stratégie chez moi. C’est comme ça que je me comporte dans la vie, parce que j’aime les gens… Comment puis-je être d’une quelconque utilité dans leur vie ? Si je peux les aider en matière de judaïsme ou dans une autre matière qui m’intéresse, pourquoi pas ? 11 AOÛT-NOVEMBRE 2022 ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO

Ne pensez-vous pas que la CIG vous a sélectionné parce que vous avez cette double formation : rabbinique et universitaire ? Peut-être. L’un des choix est lié au caractère fédérateur. Essayer de collaborer avec les autres communautés, les autres rabbins, les dirigeants communautaires et les associations servira à unifier la communauté juive et à ne pas travailler uniquement dans la scission et la division. Je ne sais pas quelle est la situation à Genève, mais, dans le peuple juif, nous parlons beaucoup d’unité. C’est de l’humour ! Nous en parlons beaucoup, parce que nous en manquons beaucoup… Elle est née d’un traumatisme qui remonte déjà à l’inconscient biblique : dans le premier livre de la Torah, la Genèse, on nous raconte, épisode après épisode, des frères qui ne peuvent pas s’entendre, des fratricides… On a compris le message. La fraternité est une nécessité divine : D.ieu ne peut parler à ses enfants que s’ils sont autour de la table. Chacun exprimera cette fraternité dans un langage plus mystique, plus rationnel, plus social… Qu’importe ! Mais c’est un élément fondamental. La communauté juive doit vivre dans cette fraternité. C’est bon pour l’entente entre les personnes et pour la solidarité intracommunautaire : ensemble, nous saurons mieux quels sont les enjeux et comment mieux les appréhender. D’où vient votre passion pour la philosophie? Très jeune, j’ai découvert dans la bibliothèque de mes parents des livres qui m’intéressaient, sur la psychanalyse, les pensées juives… À 15-16 ans, j’avais un petit calepin où je notais déjà mes questions d’études ou existentielles. Lorsque j’ai découvert la philosophie en terminale, cela a été la révélation. Arrivé en Israël après le bac, j’ai suivi des études combinées, le matin à la Yéshiva, l’après-midi à l’université. Je me suis inscrit en philosophie juive et en philosophie générale. À la grande surprise de tous mes camarades qui avaient choisi l’économie, le business ou le droit… Ce qui les intéressait, c’était l’utilité du métier. Moi, j’étais à des années-lumière de cette réflexion. En quoi l’étude de la philosophie a-t-elle enrichi votre formation rabbinique ? À Bar-Ilan, nous avions deux départements qui n’en faisaient qu’un : philosophie juive et philosophie générale. Nous étions donc formés à la double culture. L’idée est que TRENTE-TROIS ANS EN ISRAËL Stéphanois d’origine, Mikhaël Benadmon a vécu en Israël pendant 33 ans, où il a complété sa formation talmudique et rabbinique à la Yéshiva Merkaz Harav, au Collel Bar-Ilan et au Makhon Amiel, après avoir débuté ses études dans les Yeshivot d’Aix-les-Bains et Etz-Haïm en France. Titulaire d’une sémikha Yoré Yoré et d’un doctorat en philosophie générale et philosophie juive de l’Université Bar-Ilan, spécialisé en philosophie de la Halakha, il est aussi l’auteur, en hébreu comme en français, de différents ouvrages de philosophie et de loi juive. Anciennement rabbin à Bruxelles et à Nice, attaché au Grand-Rabbinat d’Israël au service des conversions, il dirige depuis 10 ans le programme de formation rabbinique Maarava-Amiel et est maître de conférences en philosophie juive à l’Université Bar-Ilan. J.-D. S. 12 L’ENTRETIEN LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 10

13 AOÛT-NOVEMBRE 2022 pour connaître des textes de la philosophie juive, il fallait aussi connaître les concepts de philosophie générale. Je n’ai donc pas vécu l’étude philosophique et l’étude de la Torah de manière schizophrénique. Beaucoup se sont montrés surpris par mon parcours : ils ont cru que j’allais devenir hérétique. Moi, je n’ai jamais vécu ça sur le mode de la crise ou de la confrontation. Cela m’a pétri. Je me suis rendu compte que la philosophie posait les questions essentielles de l’Homme et je me suis naturellement orienté vers les sciences humaines. Et cela me passionne toujours autant ! Ces connaissances m’aident considérablement dans mon étude de la Torah, du Talmud, de la Halakha et, bien entendu, de la pensée juive dans toutes ses ramifications. La philosophie n’a donc jamais remis en question les préceptes de la Torah ? Bien entendu. Mais, pour moi, la philosophie est avant tout un mode de réflexion, un moyen d’expression et de conceptualisation. Ce n’est pas une conclusion. Un philosophe qui arrive avec des vérités, cela ne nous intéresse pas. Il devient dogmatique. Évidemment, on trouve parfois des avis qui sont plus crispés par rapport à nos positions de la Torah, mais il s’agit de réfléchir aux raisons, établir un dialogue… Cela rejoint la question talmudique : pourquoi une personne dit A et une autre dit B, pourquoi la personne qui dit A ne dit pas B… C’est une vraie question de philosophie : pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? Est-ce parce que j’ai été éduqué dans un monde qui m’oblige à penser ainsi ? Cela nous pousse à nous remettre sans arrêt en question. Il n’y a aucune science qui menace la réflexion sur le monde juif. Tout au plus permet-elle de l’enrichir, même si c’est dans la confrontation. Ceux qui ne me connaissent pas me demandent parfois qui sont mes philosophes préférés. J’aime à répondre qu’il s’agit de Spinoza et de Nietzsche, les deux philosophes les plus hérétiques que le monde juif ait pu connaître. Mais ce n’est pas une blague : ce sont deux philosophes qui me passionnent. Nietzsche est certes un nihiliste, mais les nihilistes posent des questions fondamentales : pourquoi croire à telle valeur ? Pour quelle valeur vaut-il la peine de vivre ? N’y en a-t-il pas dans la philosophie juive ? Évidemment, le monde juif se confronte aussi à ces grandes questions. Les penseurs médiévaux sont incontournables (Maimonide, Gersonide et Yehuda Halévy, pour ne citer qu’eux) ; quant aux maîtres de la Hassidout (Rabbi Nahman, Rabbi Tsadok) et de l’école du Moussar, ils sont d’une nécessité existentielle. Et la pensée juive contemporaine est sujette à une créativité incroyable à travers les écrits de penseurs comme le rav Soloveitshik, le rav Kook, le rav Shaguar et tant d’autres. Sans aborder encore des disciplines comme la philosophie de la Halakha qui est tout simplement passionnante. Ce foisonnement d’idées qui tend à nous construire, tant au niveau spirituel que personnel, nous aide à poser un regard intelligent sur le monde et à devenir des personnes meilleures. Cette réflexion est-elle donc perpétuelle ? En effet. On n’arrive jamais à une conclusion. Certaines fois, pour des raisons de convenance, on doit énoncer des vérités, parce qu’on a besoin de s’y accrocher. Mais on se rend compte que la vérité d’aujourd’hui est le mensonge de demain. Cette position peut également être d’une aide considérable dans les relations interreligieuses. J’ai plusieurs années d’expérience dans ce domaine et je suis toujours en recherche de discussions véritables avec des théologiens du monde musulman, protestant ou catholique pour comprendre. Car le dialogue interreligieux a pour vocation de pacifier et de créer des ponts. Il permet aussi aux leaders religieux de réfléchir les actions envers nos fidèles respectifs, ainsi que l’implication des religions sur la scène sociale et le message qu’elles transmettent au monde laïque. Vous avez 50 ans. Votre arrivée amènera-t-elle un vent nouveau dans le discours ? Je fais partie de la nouvelle école : un rabbinat jeune, sur le terrain, en Israël, des contacts fréquents avec la jeunesse, ouvert aux technologies modernes… Même si je viens du siècle d’avant, j’ai un rapport au monde différent. Je mise beaucoup sur la jeunesse. Les jeunes adultes m’intéressent, qu’ils soient étudiants ou mariés. J’espère pouvoir amener ce nouveau vent, de modernisme et de modernité, tout en offrant un ancrage authentique dans le monde de la Halakha. La Halakha est une loi basée sur une pensée, il y a toujours une raison à chaque chose. Mais elle nous permet des choses incroyables sans nous bloquer. C’est la maison, elle définit notre rapport premier et fondamental au monde; elle nous donne un ancrage traditionnel, communautaire, familial, et beaucoup de sens. Et j’ai été content de voir que la CIG portait ce même message : un judaïsme bien dans ses baskets qui sait regarder le monde moderne ! Jean-Daniel Sallin ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO Arrivé à Genève en août dernier, Mikhaël Benadmon s’est installé dans le quartier de Champel avec sa femme, Sivan, et la cadette de ses enfants.

L’ENQUÊTE UNE KIPPA PERSONNALISÉE EN SIGNE D’APPARTENANCE ? ® SHUTTERSTOCK Prendre le choix de porter la kippa dans l’espace public n’est pas anodin. Cela peut être considéré comme une provocation, susciter des réactions épidermiques… Certaines voix appellent les Juifs à y renoncer en signe d’apaisement. D’autres ont décidé de les «customiser » pour en faire un accessoire de mode ou une marque de ralliement à une autre communauté. En janvier 2016, un enseignant juif, reconnaissable à sa kippa, fut agressé dans les rues de Marseille. En signe de soutien, le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, appela alors tous les supporters de l’Olympique de Marseille à porter un couvre-chef lors du prochain match au Stade du Vélodrome. On vit alors apparaître sur les réseaux sociaux une ribambelle de kippot aux couleurs de l’OM… Trois ans plus tard, le journal Bild – le quotidien le plus lu en Allemagne – proposait à ses lecteurs un atelier bricolage dans l’une de ses éditions : une kippa à découper et à fabriquer en quatre étapes ! L’objectif ? Combattre la montée de l’antisémitisme dans le pays. Cette action fait écho à l’initiative de ce coiffeur de Tel-Aviv qui inventa une kippa «magique » : recouverte d’une perruque en cheveux synthétiques, elle permettait à son propriétaire de passer inaperçu au milieu de la foule… La kippa est-elle devenue un enjeu dans la communauté juive ? Ce petit dôme de tissu de quelques centimètres de diamètre concentre en effet les débats : faut-il la porter dans l’espace public ? Pourrait-elle être considérée comme une provocation dans une société laïque? En Europe, certaines voix recommandent simplement d’y renoncer pour éviter d’être insulté ou agressé. D’autres, au contraire, encouragent l’usage de ce signe de reconnaissance pour ne pas céder face à l’intolérance. UNE TRADITION, PAS UNE OBLIGATION ! Or, le port de la kippa n’est pas une obligation. Dans la Torah, il n’y a en effet aucune mention de l’exigence de se couvrir la tête. On peut juste lire cette anecdote dans le Talmud : «Rav Houna, fils du Rav Yehoshoua, ne marchait pas quatre coudées tête découverte, par égard envers la présence divine ». «Dans le monde pratiquant, la kippa est une habitude, une tradition, qui répond à un signe d’humilité par rapport au Très-Haut », précise Éric Ackermann, hazzan de Genève. « Contrairement à d’autres religions où l’on se découvre en pénétrant dans le lieu de culte, nous nous couvrons la tête en entrant dans la synagogue. Une manière de nous incliner devant la toute-puissance divine. » 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 10 L’ENQUÊTE

® SHUTTERSTOCK Le juif pratiquant coiffe sa kippa à chaque fois qu’il s’adresse à D.ieu : lors de la prière, avant le repas… «De mon côté, j’ai toujours la tête couverte, sauf quand je dors », reprend Éric Ackermann. «Mais, dans l’espace public, j’opte plutôt pour le chapeau ou la casquette pour ne pas tomber dans la provocation gratuite. » Mais, si l’on remonte le fil de l’histoire, au Moyen-Âge, les rabbins répandront déjà cette idée de l’usage d’un chapeau comme signe distinctif des croyants. Porté de manière volontaire, le couvre-chef fut ensuite imposé aux hommes juifs quelques années après le concile de Latran, en 1215 : il exigeait que les Juifs soient reconnaissables des chrétiens par leurs vêtements. PLUTÔT PSG OU BARCELONE ? Aujourd’hui, il semble que ce signe de reconnaissance polarise les discussions dès qu’il quitte les terres d’Israël. Ce qui ne constitue pas un thème de polémique à Jérusalem ou à Haïfa devient un sujet sensible en France ou en Allemagne. « Il n’y a pourtant aucune ostentation dans la kippa», analysait le Grand Rabbin Haïm Korsia dans Le Figaro. «C’est le couvrechef le plus petit et le plus discret possible ! » Est-ce la raison qui a poussé les fabricants de kippot à proposer désormais de personnaliser sa kippa ? Faire un tour sur les autoroutes du Net témoigne d’une créativité débordante ! Tout est possible. Couvre-chef en cuir, en velours, en jeans ou en satin, avec un motif léopard ou un imprimé fleuri… On peut y broder ses initiales ou son prénom en toutes lettres. Il est même possible de les floquer aux couleurs de son club favori. Vous êtes plutôt Paris-Saint-Germain ou Barcelone ? Lakers ou Red Sox ? DISTINGUER LES GROUPES RELIGIEUX Plus qu’un signe de reconnaissance, et à l’instar d’une montre ou d’un sac à main, la kippa devient une marque d’appartenance à un groupe, à une « famille », à une autre… communauté. Dans l’espace public, on n’est plus seulement considéré comme un juif pratiquant, mais également comme un supporter lambda, une fashion victim ou un inconditionnel d’AC/DC. Cela facilite-t-il l’intégration ? Le sentiment de sécurité s’en trouve-t-il renforcé ? Éric Ackermann relativise l’impact réel sur le regard d’autrui : « Si vous portez une kippa aux couleurs de l’OM, vous serez mieux accueilli à Marseille qu’à Paris… » Tout est donc une question de perspective. En Israël, plus que dans la diaspora, la kippa sert également à distinguer les différents groupes religieux. Qu’un Juif porte une kippa blanche tricotée ou une kippa en velours noir et l’on saura à quel courant il appartient : hassidim, juif ultraorthodoxe ou sioniste, c’est selon ! « Personne n’est montré du doigt, on est entre nous : il n’y a donc aucune crispation autour de ces questions-là », souligne Éric Ackermann. Cela démontre néanmoins que le choix de porter la kippa (ou pas) n’est pas une question anodine : même si la majorité des Juifs vivent tête nue, il pose néanmoins la question de la tolérance, de la confiance en soi et du lien avec la communauté. Adrien Maillard PETIT DÔME DE TISSU DE QUELQUES CENTIMÈTRES DE DIAMÈTRE, LA KIPPA CONCENTRE LES DÉBATS : FAUT-IL LA PORTER DANS L’ESPACE PUBLIC OU PAS ? «Dans le monde pratiquant, le port de la kippa est une habitude qui répond à un signe d’humilité par rapport au Très-Haut », explique Éric Ackermann, rabbin à Genève. 15 AOÛT-NOVEMBRE 2022

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LE PORTRAIT MICHEL COHEN ZL, AUTHENTIQUE ET ENTIER ® DR Durant les fêtes de Tichri, tous les sépharades de Genève ont eu une pensée émue en réalisant que Michel Cohen zl n’était malheureusement plus à leurs côtés pour les selichot et les Yamim Noraïm. S’il a officié comme hazan à la synagogue pendant près d’un demi-siècle, Michel Cohen zl a aussi aimé transmettre ses connaissances sur le judaïsme aux plus jeunes. Sa disparition, en décembre dernier, laisse la Communauté Israélite de Genève orpheline. Pour Betty Cohen, la disparition de son mari, Michel, a quelque chose d’irréel. « Je n’y crois pas encore », admet-elle au téléphone. Et pour cause ! Décelée au sortir de l’été 2021, la maladie, foudroyante, ne lui laissa aucun répit. Trois mois plus tard, le 16 décembre, Michel Cohen zl poussait son dernier souffle, entouré de sa femme et de ses enfants. « Il a toujours été en excellente santé et il avait bonne mine. À l’hôpital, les infirmières ont même cru que nous nous étions trompés de date de naissance, elles avaient de la peine à admettre qu’ il avait 80 ans… » Au moment de l’accompagner dans sa dernière demeure, au cimetière israélite de Veyrier, Betty a été émue par la grande affluence ayant bravé le mauvais temps pour rendre hommage à son époux. Nombreux sont les anciens élèves de Michel ayant tenu à manifester leur tristesse, leur attachement, et sa contribution importante dans leur passage à la vie d’adulte. DE CASABLANCA À GENÈVE Rien ne prédestinait pourtant Michel Cohen zl à occuper une place aussi centrale dans la Communauté Israélite de Genève. Aîné d’une fratrie de neuf enfants, il est né au Maroc en 1941. Son destin bascule le jour où il participe à un concours de l’Institut ORT à Casablanca : les cinq meilleurs élèves sont envoyés à Genève pour poursuivre leurs études. Le garçon fait partie des heureux élus. « Il est littéralement tombé amoureux de la ville : il n’a plus jamais quitté la Suisse », sourit Betty. Michel Cohen zl poursuit ses études. D’abord à l’Institut ORT à Anières, puis au Technicum. Il se spécialise alors dans l’installation de climatisation avant de poursuivre ses études à l’Université – à la Faculté des sciences économiques et sociales. Après avoir géré le restaurant casher de Genève, il décide de devenir agent d’assurances. Un métier qu’il exercera jusqu’à sa retraite. UNE VOIX EN OR C’est en 1973 que Michel Cohen zl épouse Betty. Elle se souvient de cette première rencontre à la synagogue. En congé, elle y avait accompagné son grand-père dans le but de prier pour sa grand-mère. «Comme il n’y avait pas de rabbin, on nous a alors parlé d’un jeune homme, présent à l’étage, qui pourrait nous assister. C’était Michel ! » Betty n’a pas été séduite que par la voix de Michel, mais aussi par ses qualités humaines. De cette union naîtront deux enfants, David et Dalia. Pendant près de 50 ans et en complément de son activité professionnelle, il officie comme hazan dans les synagogues sépharades de Genève, d’abord à Hekhal Haness, puis à l’avenue Dumas. Comme le dit Raphaël H. Cohen, l’un de ses amis proches, il rayonnait dès qu’il était sur la tevah. « Il mettait de l’ambiance dans la synagogue », ajoute-t-il. « Il avait un plaisir fou à chanter et à entraîner les fidèles à participer à l’office. Sans lui, on va s’ennuyer et la vie synagogale ne sera plus la même. » Comme gardien des traditions et rites sépharades à Genève, Michel Cohen zl était de toutes les fêtes de famille – mariages, brit mila, bar ou bat-mitsva. « Il aimait transmettre », ajoute son épouse. « Il a beaucoup enseigné aux plus jeunes pour les préparer à leur bar-mitsva. Entre 100 et 150 élèves ont pu profiter de son savoir. » HOMME DE PRINCIPES Mais Michel Cohen zl avait aussi son caractère. Homme de principes, il avait des opinions plutôt tranchées et détestait l’injustice. Ainsi, il ne manquait jamais de remettre à l’ordre les personnes qui ne respectaient pas les règles ou… ses règles. «Rares sont ceux qui n’ont pas eu un accrochage avec lui, moi inclus », rappelle Raphaël H. Cohen. «Comme il réagissait au quart de tour, la température montait assez vite. Mais sous des apparences bourrues, il avait un cœur en or. » Betty reconnaît la forte personnalité de son époux : « Il avait sa vision des choses, mais il savait aussi écouter. Même s’ il n’aimait pas avoir tort, il savait prendre le temps de la réflexion, en ayant l’honnêteté de faire machine arrière pour changer de point de vue. » En bon mari sépharade, il était conscient que, de toute façon, c’est sa femme qui devait avoir le dernier mot… Michel Cohen zl était « vrai ». C’est cette authenticité que ses proches et ses amis appréciaient chez lui ! L’homme aimait la vie. L’amitié. La bonne chère. Il adorait s’amuser. Chanter. Mais, ce qu’il préférait par-dessus tout, c’était se retrouver en famille. Avec ses enfants, David et Dalia, leurs conjoints et ses quatre petits-enfants : Eli, Ariel, Gabriel et Hillel. « Il rayonnait quand il était entouré de sa chère famille », précise Raphaël H. Cohen. « Sa vie, sa bienveillance, son parcours et son engagement pour le judaïsme restent des sources d’ inspiration pour nous tous. Ses enfants et ses petits-enfants portent sa flamme en eux et la gardent bien vivante. » Une flamme qui a éclairé la vie sépharade à Genève pendant près d’un demi-siècle. Jean-Daniel Sallin AOÛT-NOVEMBRE 2022 17

LA RENCONTRE « TOUT EST PARTI D’UN ALBUM DE PHOTOS DE MA GRAND-MÈRE… » À 24 ans, Clara Benador vient de publier son premier roman chez Gallimard : « Les petites amoureuses ». Ce livre est inspiré de la vie de sa grand-mère, contrainte de fuir la France en 1941 pour se réfugier au Maroc avec toute sa famille. Elle a un visage de poupée. Des yeux très expressifs. Et des cheveux turbulents qu’elle tente de dompter en les tirant en chignon. À 24 ans, Clara Benador signe son premier roman : Les petites amoureuses. Un récit qui suit les péripéties de Lola, une jeune fille de 12 ans, qui « s’échappe de sa famille pour trouver un peu de liberté » dans les rues animées de Casablanca. Elle y rencontre Shéhérazade, une adolescente marocaine, avec laquelle elle noue une intense relation… Ce livre est inspiré en partie de la vie de sa grand-mère, laquelle a dû fuir la France avec sa famille en 1941 pour échapper aux persécutions contre les Juifs. Invitée par la Communauté Israélite de Genève à participer à ses rencontres littéraires « T’es livre ce soir ? », la Genevoise a pris un plaisir certain à partager la genèse de cette œuvre. Vous êtes revenue à Genève avec votre premier roman sous le bras. Quel sentiment vous habite aujourd’hui ? J’ai grandi ici, j’ai passé ma maturité au collège de Candolle. Alors, j’ai eu un peu l’impression de retrouver ma condition d’étudiante. Je suis partie très tôt, à l’âge de 18 ans, pour faire un tour du monde toute seule. J’avais besoin de quitter la Suisse pour découvrir ce que pouvait être la vie ailleurs. On est tellement protégé ici. Et j’avais cette image de moi-même, à 80 ans, ouvrant les yeux et me disant que je n’avais rien fait de ma vie. (rires) Cela a été le déclencheur de tout. Après ce tour du monde, vous avez eu besoin de poser vos valises à Paris. Pourquoi ? J’ai visité pas mal de pays anglophones. À l’époque, j’essayais d’être mannequin, ça ne marchait pas très bien : j’avais les cheveux trop longs, j’étais trop petite… Mais je trouvais toujours une excuse pour poursuivre mon voyage. Lorsque je suis arrivée à Paris, le confort de la langue française m’a convaincue dans l’idée de rester. Je pouvais à nouveau communiquer. Je venais de passer une année si solitaire… Sans en être consciente, je ne ressentais pas l’envie ou le besoin d’avoir des relations mêmes amicales. J’étais partie pour découvrir le monde et, en fait, je me suis découverte moi-même. Et ce n’était pas très joyeux ! C’est à ce moment-là que vous avez eu envie d’écrire ? Je n’ai jamais eu cette ambition-là. À Paris, je ne savais pas encore sur quel chemin m’engager. J’ai exploré plusieurs voies comme le dessin, la photographie ou la poésie. Mais j’ai toujours écrit pour moi. Pendant mon voyage, j’ai d’ailleurs tenu un journal sur mon ordinateur. Les mots – et le silence – étaient à mes yeux le moyen le plus simple pour me défouler. J’ai toujours eu de la peine à exprimer mes émotions. L’ordinateur me le permettait. Mais ce texte est totalement illisible, il ressemble au journal d’une adolescente qui se plaint de sa solitude. Vous vous êtes inspirée de l’histoire de votre grand-mère pour écrire ce roman. Pourquoi ? Tout est parti d’un album de photos que ma grand-mère a offert à chacun de ses petits-enfants. J’ai été interpelée par l’une d’entre elles en particulier, où on la découvre à 12 ans, devant des rosiers, dans cette villa d’Estressin qu’elle a dû quitter pour se retrouver à Casablanca. D’un côté, je me demandais comment un enfant a pu vivre un tel déchirement ; de l’autre, j’avais face à moi – ma grand-mère vit toujours, à Cologny – la personne la plus lumineuse qui soit, avec ce sourire et cette curiosité d’enfant, toujours encline à être heureuse, alors que moi, je trimballais mon pauvre malheur au fil de cette année sabbatique… Ma démarche a consisté à me mettre à sa place pour essayer de comprendre. Je suis d’abord restée très proche de son histoire, mais j’ai très vite ressenti le besoin de m’en éloigner pour gagner en liberté narrative. C’est là que j’ai vraiment ressenti, pour la première fois, cette sensation de pouvoir animer des êtres et de créer. Comment avez-vous amené votre grandmère à se confier : vous l’avez bombardée de questions ? Ma grand-mère raconte volontiers, mais jamais spontanément. J’avais un autre souci avec elle : elle avait souvent le réflexe de tout rendre un peu plus beau, peut-être par mesure de protection. Lorsqu’elle me parlait de ce cargo qui l’emmenait au Maroc, elle évoquait la cambuse avec ce four à pains dont les odeurs ont fini par la dégoûter de manger du pain. Mais, en interrogeant l’un de ses frères jumeaux, j’ai compris que cette traversée était plus atroce qu’elle ne le disait. Il y a eu une épidémie d’anthrax à bord, par exemple… Leur chance était d’avoir pu rester en famille, c’est même ce qui les a certainement sauvés. Vous avez 24 ans. Comment abordez-vous justement ce sujet de la transmission avec cette période de la Seconde Guerre mondiale qui a marqué plusieurs générations de Juifs? J’ai le sentiment que mes parents portent plus la douleur et le traumatisme de cette guerre. Ma génération a plus de recul. Une image m’est venue pour décrire cette situation : celle de l’explosion. Quand une bombe explose, vous avez les premières victimes qui se trouvent au cœur de l’impact et sont touchées dans leur chair. Puis, les débris se projettent alentours, blessant les personnes plus éloignées – la deuxième génération. Enfin, il y a ce souffle qui enLE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 10 18 LA RENCONTRE

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