CIG Magazine N°10

13 AOÛT-NOVEMBRE 2022 pour connaître des textes de la philosophie juive, il fallait aussi connaître les concepts de philosophie générale. Je n’ai donc pas vécu l’étude philosophique et l’étude de la Torah de manière schizophrénique. Beaucoup se sont montrés surpris par mon parcours : ils ont cru que j’allais devenir hérétique. Moi, je n’ai jamais vécu ça sur le mode de la crise ou de la confrontation. Cela m’a pétri. Je me suis rendu compte que la philosophie posait les questions essentielles de l’Homme et je me suis naturellement orienté vers les sciences humaines. Et cela me passionne toujours autant ! Ces connaissances m’aident considérablement dans mon étude de la Torah, du Talmud, de la Halakha et, bien entendu, de la pensée juive dans toutes ses ramifications. La philosophie n’a donc jamais remis en question les préceptes de la Torah ? Bien entendu. Mais, pour moi, la philosophie est avant tout un mode de réflexion, un moyen d’expression et de conceptualisation. Ce n’est pas une conclusion. Un philosophe qui arrive avec des vérités, cela ne nous intéresse pas. Il devient dogmatique. Évidemment, on trouve parfois des avis qui sont plus crispés par rapport à nos positions de la Torah, mais il s’agit de réfléchir aux raisons, établir un dialogue… Cela rejoint la question talmudique : pourquoi une personne dit A et une autre dit B, pourquoi la personne qui dit A ne dit pas B… C’est une vraie question de philosophie : pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? Est-ce parce que j’ai été éduqué dans un monde qui m’oblige à penser ainsi ? Cela nous pousse à nous remettre sans arrêt en question. Il n’y a aucune science qui menace la réflexion sur le monde juif. Tout au plus permet-elle de l’enrichir, même si c’est dans la confrontation. Ceux qui ne me connaissent pas me demandent parfois qui sont mes philosophes préférés. J’aime à répondre qu’il s’agit de Spinoza et de Nietzsche, les deux philosophes les plus hérétiques que le monde juif ait pu connaître. Mais ce n’est pas une blague : ce sont deux philosophes qui me passionnent. Nietzsche est certes un nihiliste, mais les nihilistes posent des questions fondamentales : pourquoi croire à telle valeur ? Pour quelle valeur vaut-il la peine de vivre ? N’y en a-t-il pas dans la philosophie juive ? Évidemment, le monde juif se confronte aussi à ces grandes questions. Les penseurs médiévaux sont incontournables (Maimonide, Gersonide et Yehuda Halévy, pour ne citer qu’eux) ; quant aux maîtres de la Hassidout (Rabbi Nahman, Rabbi Tsadok) et de l’école du Moussar, ils sont d’une nécessité existentielle. Et la pensée juive contemporaine est sujette à une créativité incroyable à travers les écrits de penseurs comme le rav Soloveitshik, le rav Kook, le rav Shaguar et tant d’autres. Sans aborder encore des disciplines comme la philosophie de la Halakha qui est tout simplement passionnante. Ce foisonnement d’idées qui tend à nous construire, tant au niveau spirituel que personnel, nous aide à poser un regard intelligent sur le monde et à devenir des personnes meilleures. Cette réflexion est-elle donc perpétuelle ? En effet. On n’arrive jamais à une conclusion. Certaines fois, pour des raisons de convenance, on doit énoncer des vérités, parce qu’on a besoin de s’y accrocher. Mais on se rend compte que la vérité d’aujourd’hui est le mensonge de demain. Cette position peut également être d’une aide considérable dans les relations interreligieuses. J’ai plusieurs années d’expérience dans ce domaine et je suis toujours en recherche de discussions véritables avec des théologiens du monde musulman, protestant ou catholique pour comprendre. Car le dialogue interreligieux a pour vocation de pacifier et de créer des ponts. Il permet aussi aux leaders religieux de réfléchir les actions envers nos fidèles respectifs, ainsi que l’implication des religions sur la scène sociale et le message qu’elles transmettent au monde laïque. Vous avez 50 ans. Votre arrivée amènera-t-elle un vent nouveau dans le discours ? Je fais partie de la nouvelle école : un rabbinat jeune, sur le terrain, en Israël, des contacts fréquents avec la jeunesse, ouvert aux technologies modernes… Même si je viens du siècle d’avant, j’ai un rapport au monde différent. Je mise beaucoup sur la jeunesse. Les jeunes adultes m’intéressent, qu’ils soient étudiants ou mariés. J’espère pouvoir amener ce nouveau vent, de modernisme et de modernité, tout en offrant un ancrage authentique dans le monde de la Halakha. La Halakha est une loi basée sur une pensée, il y a toujours une raison à chaque chose. Mais elle nous permet des choses incroyables sans nous bloquer. C’est la maison, elle définit notre rapport premier et fondamental au monde; elle nous donne un ancrage traditionnel, communautaire, familial, et beaucoup de sens. Et j’ai été content de voir que la CIG portait ce même message : un judaïsme bien dans ses baskets qui sait regarder le monde moderne ! Jean-Daniel Sallin ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO Arrivé à Genève en août dernier, Mikhaël Benadmon s’est installé dans le quartier de Champel avec sa femme, Sivan, et la cadette de ses enfants.

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