CIG Magazine N°10

L’ENTRETIEN « CE QUI M’INTÉRESSE, C’EST L’HOMME AVEC UN GRAND H ! » Le 1er novembre, Mikhaël Benadmon a pris ses fonctions de Rabbin de la Communauté Israélite de Genève. Âgé de 50 ans, marié à Sivan et père de six enfants, cet homme de dialogue et de paix combine une double formation, à la fois talmudique et universitaire, détenant un doctorat en philosophie juive et en philosophie générale. Vous êtes arrivé à la fin août à Genève. Comment se sont passées ces premières semaines ? Découvrir une culture, c’est passionnant ! J’ai quitté la France il y a trente ans, à l’âge de 17 ans, mais j’ai continué à m’intéresser à ce qui s’y passe : j’en connais les codes. C’est pareil en Israël. Mais, ici, je suis étonné de tout, parce que je ne connais pas les codes locaux. Je les apprends. Je me trouve un peu comme le nouvel immigrant qui s’installe en Israël et qui découvre une culture différente. Les codes sont-ils si différents que ça ? Je les découvre encore. Je ne fais que des constats, je m’abstiens de jugement. Et j’espère – car la tentation du jugement est grande – rester quelques mois encore dans cette situation afin de me faire mon idée de ce qui se fait sur la scène genevoise. Quels y sont les débats ? De quoi parle-t-on? Quels sont les tabous ? On parle de Genève comme une cité laïque : comment gère-t-on cela au niveau des autorités et de la population ? Moi, je marche avec une kippa sur la tête. Est-ce dangereux ? Est-ce que je risque de me faire insulter ou attaquer – des questions qui, en France, sont très clairement posées sur la table. Est-ce que le fait d’imposer ouvertement sa religion sur la scène publique peut offusquer ? Pourquoi avoir déposé votre candidature pour ce poste à Genève, en Suisse ? Peut-être que je vous répondrai dans quelques années… Mais le concept de providence me touche profondément. Il se passe parfois des choses qui ne vous laissent pas indifférents et qui vous portent : c’est ça, la providence ! Je n’en ai pas l’interprétation, je ne suis pas le secrétaire du Bon D.ieu, je ne sais pas ce qu’Il veut... Au niveau personnel, en revanche, ce défi m’a paru important : cela fait plus de trente ans que je vis en Israël. Nous avons déjà occupé des postes rabbiniques en France et en Belgique, avec ma femme et mes enfants, mais notre maison, c’est Israël ! Or, on ne sort pas de ce pays comme ça, juste pour se balader ou faire une expérience anthropologique. On en sort parce qu’on pense pouvoir apporter quelque chose, peut-être une voix constituée à la fois d’une culture francophone et d’une culture israélienne, un lien avec la modernité que nous parvenons à gérer de façon différente en Israël. Qu’est-ce qui vous motive ? Mon combat, c’est que les Juifs restent Juifs, de quelque façon que ce soit, c’està-dire qu’un Juif perpétue son identité, sur le mode religieux, culturel ou identitaire. La démographie du peuple juif me tient à cœur. Pourquoi, me direz-vous ? Il y a un message profondément éthique du judaïsme qui doit perpétuer. Je suis au courant des statistiques, je sais qu’en Europe et dans le monde, cette identité risque de disparaître. Ce combat pour le peuple juif fait donc que, lorsqu’il y a une opportunité pour venir travailler quelque part et contribuer à ce combat, je réponds présent. Comment expliquer cette diminution du nombre de Juifs dans le monde ? Il y a différents facteurs. Il y a d’abord le fait de la modernité : le Juif s’intègre, il fait partie de la cité dans laquelle il vit, étudie et travaille… Il appartient à un monde globalisé où des personnes se rencontrent, tombent amoureuses et font des projets. La question se pose alors : pourquoi rester Juif ? Le mariage mixte, on le sait, n’est pas synonyme d’assimilation. Il y a des gens qui ont conservé une identité juive même dans cette constellation-là. Mais cela peut changer après la deuxième ou la troisième génération… C’est très important de comprendre ça, surtout pour l’action rabbinique : vers qui je me tourne ? Deuxième point : c’est une flèche que je lance à notre monde rabbinique, l’offre n’était-elle pas assez diversifiée ? Si nous arrivons à proposer une offre qui permette aux Juifs, avec leurs différentes identités, de penser qu’ils peuvent demeurer Juifs sans entraver leur intégration dans la cité, alors ils pourront le rester. Et personne ne verra un problème, ni dans sa judaïté, ni dans sa citoyenneté. L’un va alimenter l’autre. La troisième raison est liée à la connaissance du judaïsme : on a une certaine idée de ce que signifie le fait d’être Juif. Est-ce être pratiquant, aller à la synagogue ou réciter ses prières ? Tout le monde n’a pas la fibre religieuse : il y a des personnes que la prière ou le religieux n’intéresse pas. À nous, les rabbins, de travailler sur ce point ! Montrer que ces actions ont un sens... Il faut diffuser le message du judaïsme, le traduire dans une langue audible, et ne pas laisser uniquement ça dans les discours synagogaux. Comment s’intégrer dans une communauté qu’on ne connaît pas ? Ce qui m’intéresse, c’est l’Homme avec un grand H et les rencontres personnelles : quels sont les parcours humains et personnels, l’origine d’un nom de famille, qu’est-ce qui fait vibrer, pleurer ou rire les gens… Je ne sais pas encore comment je vais travailler, mais j’espère avoir la possibilité de rencontrer tous les Juifs de Genève les uns après les autres. Ce n’est pas une stratégie chez moi. C’est comme ça que je me comporte dans la vie, parce que j’aime les gens… Comment puis-je être d’une quelconque utilité dans leur vie ? Si je peux les aider en matière de judaïsme ou dans une autre matière qui m’intéresse, pourquoi pas ? 11 AOÛT-NOVEMBRE 2022 ® EMERIC CARON – AIGAL STUDIO

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