CIG Magazine N°13

L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 1 0 2 0 2 3 – 0 1 2 0 2 4 N ° 1 3 L’ENQUÊTE ATTENTATS EN ISRAËL, L’ASSOURDISSANT SILENCE LA RENCONTRE PIERRE BERNHEIM, ENTREPRENEUR NÉ ET RAISONNÉ LE REPORTAGE SOUCCOT : JOIE, TRADITION & FOI

CRÉER DES LIENS FORTS SUR LE LONG TERME Wealth & Asset Management | Treasury & Trading | www.ubp.com L’UBP est heureuse de soutenir depuis plusieurs années la Communauté Israélite de Genève. Inscrivez-vous à notre newsletter sur ubp.com T H E D R I V E Y O U D E M A N D

Depuis le 7 octobre 2023, nos existences ont été profondément transformées. Aucune journée ne s’écoule sans son lot de tristesse, de consternation, de colère, de larmes, d’incompréhension et de peur. Les horreurs subies et témoignages recueillis marqueront notre génération et celles à venir. Nous sommes tous impactés, et tant que les démons du Hamas maintiendront nos concitoyens en otage et opprimeront le peuple palestinien, aucune perspective ne semble envisageable. Nous résisterons avec détermination jusqu’à la victoire complète d’Israël contre le terrorisme et le totalitarisme islamiste. La victoire doit être incontestable ! Deux batailles font rage : celle contre le Hamas et celle contre l’antisémitisme. Nous sortirons vainqueurs des deux, car la lumière, la démocratie, l’empathie et le bien triomphent toujours sur le fanatisme, l’obscurantisme, la haine et les dictatures. Votre CIG s’est mobilisée. Une cérémonie intercommunautaire de recueillement et de solidarité à Beth Yaacov s’est déroulée le 10 octobre, où des bougies ont été allumées en mémoire des victimes, en soutien aux blessés, aux otages et aux soldats. Au Gan, plusieurs enfants israéliens ont été chaleureusement accueillis. La directrice de l’établissement, Mme Caroline Guivante, et son équipe ont déployé une conviction extraordinaire pour que ces enfants se sentent « comme à la maison ». Nous avons relayé et encouragé nos membres à participer aux différentes manifestations à la place des Nations, en particulier les 11 et 29 octobre, ainsi que le 7 novembre. Le 2 novembre, dans le cadre du chabbat mondial, une grande Hafrachat Halla a été organisée à Beth Yaacov, suivie d’un shabbat plein et intense. La commémoration de la Nuit de Cristal, le 9 novembre, avec la présence et la prise de parole de nombreux ambassadeurs et personnalités, a pris un sens particulier cette année. La ferveur du « plus jamais ça » s’est transformée en « plus jamais ça, c’est maintenant ! ». Le 13 novembre a été particulièrement émouvant. En collaboration avec la Mission d’Israël, une rencontre avec les familles de neuf otages retenus à Gaza par le Hamas a eu lieu à la Maison Juive Dumas. La parole leur a été donnée devant une salle comble, tous touchés par leur vécu. Les fonds collectés lors de cette soirée ont été intégralement reversés à Israël. Face aux atrocités commises contre notre peuple, un groupe de parole animé par Brandla Steinfeld, psychologue-psychothérapeute, se réunit deux fois par mois de 12h30 à 14h00 à la Maison Juive Dumas. Je tiens à exprimer ma profonde gratitude aux équipes de la CIG pour l’immense travail accompli dans un contexte extrêmement difficile et douloureux. Il m’est impossible de ne pas mentionner également les actions de la CICAD qui est confrontée à une hausse très inquiétante des actes antisémites et qui travaille en étroite collaboration avec les autorités pour identifier les auteurs et lutter contre ce fléau. Au nom du Comité de la CIG, merci ! Pour terminer, je tiens à mettre en lumière le rôle central du GSI, dont la direction, l’ensemble des collaborateurs et des volontaires réalisent un travail remarquable. Les besoins ont littéralement explosé. Pour garantir notre sécurité, les gardes ne comptent plus leurs heures et n’hésitent pas à mettre leur vie en danger. Que D.ieu les protège et les bénisse tous. Nous pouvons tous contribuer à cet effort central pour notre sécurité, en rejoignant les rangs des bénévoles du GSI ou en faisant un don. Chaque bénévole et chaque donation peut faire la différence ! Am Israel Chai. SOMMAIRE LES NEWS 5-7 LA CHRONIQUE DU RABBIN 8-9 LA RENCONTRE 10-13 L’ENQUÊTE 14-17 LE REPORTAGE 18-19 L’HISTOIRE 20-21 LE PORTRAIT 22-23 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG 25-29 L’ÉTAT CIVIL 35 LA CUISINE 32 LE TRAIT D’HUMOUR 34 Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Mikhaël Benadmon Noémi Amatriain Raphaële de La Fortelle Floriane Piermay Jean Plançon Jean-Daniel Sallin Markus Tenrum Relecture Leila Racordon Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Illustration de couverture Joann Sfar Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom AM ISRAEL CHAI TEXTE ÉRIC RODITI L'ÉDITO 3 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024

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LES NEWS À NE SURTOUT PAS MANQUER... MAISON DUMAS RENCONTRE AVEC LES FAMILLES DES OTAGES Le 13 novembre, 300 membres de la CIG se sont réunis à la Maison Juive Dumas afin de rencontrer les familles de neuf otages, retenus dans la bande de Gaza par le Hamas. L’occasion de leur apporter du soutien et d’échanger sur la situation actuelle en Israël... Plus de 200 civils et militaires sont toujours prisonniers du groupe palestinien, après l’attaque terroriste du 7 octobre dans les communautés du sud du pays, faisant 1200 victimes. Des négociations entre le gouvernement israélien et le Hamas sont en cours, avec le Qatar comme médiateur, pour permettre la libération prochaine de ces otages en échange d’une trêve à Gaza. 06.03.2024 LE 6 MARS PROCHAIN, LE GAN DÉROULE LE TAPIS ROUGE POUR SA SOIRÉE DE GALA. QUELLE JOIE DE POUVOIR SE RETROUVER À CETTE OCCASION FESTIVE ! HOMMAGE AUX VICTIMES, À CEUX DONT LA VIE EST ENCORE RETENUE EN OTAGE, À LEURS FAMILLES, LA COMMUNAUTÉ ISRAÉLITE DE GENÈVE ADRESSE SON SOUTIEN INDÉFECTIBLE ET SES PENSÉES. 12.01.2024 PARENTS ET ENFANTS : NOUS VOUS ATTENDONS POUR KABBALAT CHABBAT ! 13.02.2024 MARDI 13 FÉVRIER, À 12H15, NOUS VOUS ATTENDONS NOMBREUX À LA MAISON JUIVE DUMAS POUR UN T’ES LIVRE CE MIDI ? EN COMPAGNIE DU PROFESSEUR MAURICE-RUBEN HAYOUN. SPÉCIALISTE DE LA PHILOSOPHIE MÉDIÉVALE JUIVE ET DE LA PENSÉE JUDÉO-ALLEMANDE MODERNE, LE PROFESSEUR HAYOUN REVIENDRA SUR SON ESSAI LA PHILOSOPHIE JUIVE AU COURS D’UNE CONFÉRENCE SUIVIE D’UNE SIGNATURE DE L’OUVRAGE. INSCRIPTIONS OBLIGATOIRES. SAVE THE DATE ! L’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE AURA LIEU LE 13 MAI 2024 À LA MAISON DUMAS. 22-24.01.2024 Ce sont en tout trois jours d’activités qui sont proposés, pour petits et grands, à l ’occasion de Tou Bichvat dont un mini-seder le 24 janvier. 14.02.2024 Lors d’une journée pr ivilégiée, nous invitons les grands-parents des classes Gan A et B à passer la journée avec leurs petits-enfants. L’occasion de consolider des liens précieux autour d’activités familiales. OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024 5

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24.01.2024 CULTE En l’honneur de Tou Bichvat, le Nouvel An des Arbres, vous êtes conviés à partager la plus longue table de fruits du monde. Puisse ce moment réunir la communauté autour d’une abondance bien méritée ! 26.01.2023 NOUS VOUS ATTENDONS POUR LE TRADITIONNEL REPAS CHABBATIQUE DU TALMUD TORAH DES ENFANTS À LA MAISON JUIVE DUMAS 07.02.2024 SI VOUS NE LE CONNAISSEZ PAS ENCORE, NOUS VOUS INVITONS À DÉCOUVRIR LE GAN YÉLADIM LORS DE LA JOURNÉE PORTES OUVERTES. 09.02.2024 EN L’HONNEUR DE ROSH HODESH ADAR 1, CÉLÉBRONS L’ENTRÉE DANS UN NOUVEAU MOIS LORS D’UNE PYJAMA PARTY QUI PROMET DE RÉJOUIR TOUS CEUX QUI S’Y RASSEMBLERONT ! 17.02.2024 ERIC ACKERMANN VOUS DONNE RENDEZ-VOUS POUR UN DÉJEUNER EN TOUTE SIMPLICITÉ LE SAMEDI 17 FÉVRIER. L’OFFICE SE TIENDRA À LA SYNAGOGUE BETH YAACOV, EN PRÉSENCE DU RAV MIKHAËL BENADMON, GRAND RABBIN DE LA CIG, ET SERA SUIVI D’UN REPAS CHABBATIQUE. GAN YELADIM JOURNÉE PORTES OUVERTES PROGRAMME : 08h00 – 08h30 : Accueil - petit-déjeuner de bienvenue 08h30 - 09h00 : Présentation par la directrice du projet éducatif 09h00 - 10h00 : Visite de l’école Journées portes ouvertes au Gan Mercredi 7 février 2023 de 8h00 à 10h00 Contactez-nous : +41 22 899 13 32 gan@comisra.ch INSCRIPTION EN LIGNE OBLIGATOIRE lien infomaniak 24.03.2024 VOUS FAITES PARTIE DU CCJJ ? POURIM SERA CÉLÉBRÉ À LA MAISON JUIVE DUMAS DE 11H À 16H, AUTOUR D’UN BRUNCH ET D’ANIMATIONS. HAG SAMÉAH ! 25.01.2024 Le CCJJ aussi célèbrera Tou Bichvat, le 25 janvier prochain. Les festivités débuteront à la synagogue Hekhal Haness, et se poursuivront ensuite à la Maison Juive Dumas. SAVE THE DATE ! Comme à son habitude, votre CIG célèbrera Pessah à la Maison Juive Dumas avec deux sedar im, qui se tiendront les 22 et 23 avr il au soir. Nous vous attendons nombreux ! Pour plus d' informations, consultez notre site internet www.comisra.ch QUEL EST LE PROGRAMME ? La commission vie juive du CCJJ est heureuse de vous annoncer les ONEGS CHABBAT à destination des 13/17 ans de la communauté ! Tous les samedis, 2h00 avant la sortie de chabbat, rendez-vous à Hekhal Haness autour d’un programme académique dans une ambiance conviviale ! ONEG CHABBAT 2024 ® SHUTTERSTOCK, UNSPLASH 7 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024

LES PUNITIONS COLLECTIVES SONT-ELLES UNE RÉPONSE AU TERRORISME ? TEXTE MIKHAËL BENADMON Face à la folie criminelle qui frappe Israël ces dernières semaines, des citoyens s’essayent en géopolitique ou en stratégie antiterroriste : « Il faut tous les foutre dehors », « Il faut leur faire regretter en touchant leurs famille », «Poutine, lui, les aura mis au peloton et aurait réglé ça en dix minutes », etc. Autant de propos radicaux qui reflètent une détresse évidente et une disposition à mettre entre parenthèse les normes de morale élémentaire dans l’application d’une punition collective, qui elle serait à même d’enrayer la folie terroriste. De tels propos sont-ils en accord avec la tradition juive ? A première vue, l’exigence de justice en temps de guerre ne s’estompe pas. Cette idée est illustrée dans plusieurs épisodes du récit biblique. Le plus emblématique est sans doute celui d’Abraham, offusqué par la décision divine de détruire Sodome et Gomorrhe avec ses quelques justes innocents, et qui déclare sur un ton quelque peu impertinent : «Loin de toi d’agir ainsi, de frapper l’innocent avec le coupable, les traitant tous deux de la même façon! Loin de toi ! Celui qui juge toute la terre serait-il un juge inique?» Un épisode biblique nous invite à réfléchir à ces questions et à leurs enjeux. Résumons-le rapidement : Dina, fille de Jacob, est enlevée et violée par Sichem, fils de Hamor. Les enfants du patriarche, peinés, font alors croire à Hamor que si son peuple se circoncit, il serait alors envisageable d’organiser des mariages interethniques. La condition étant acceptée et accomplie, les deux fils Simon et Levi prennent alors leurs armes et passent au fils de l’épée le coupable, son père ainsi que tous les mâles de la ville au moment où ceux-ci sont le plus affaiblis par la circoncision. Il s’agit donc clairement d’une punition collective : il ne suffit pas de punir Sichem pour son acte, mais il s’agit de punir tout son peuple. Les réactions de Jacob et de ses enfants ne manquent pas de surprendre : « Jacob dit à Siméon et à Lévi : ‹Vous m’avez rendu malheureux en me mettant en mauvaise odeur chez les habitants du pays, le Cananéen et le Phérézéen ; moi, je suis une poignée d’hommes, ils se réuniront contre moi et me frapperont et je serai exterminé avec ma famille.› Ils répondirent : ‹Devait-on traiter notre sœur comme une prostituée ?› » Pourquoi avoir agi ainsi ? Le texte présente l’affront ressenti par les frères et le sentiment de vengeance qui les habitait sans doute. Nous aurions ainsi à faire à des hommes humiliés dénués de capacité de jugement et qui agissent d’une façon impulsive et irréfléchie. Jacob les réprimande à ce propos et ne semble pas condamner l’immoralité de leur acte mais l’erreur stratégique au fondement de leur décision en évoquant uniquement ses conséquences néfastes sur la survie du clan. La loi du plus fort jouant en leur défaveur, ils sont dans l’obligation de plier bagage. Vous pensiez régler un problème par le biais de la punition collective mais vous en avez créé un autre et nous sommes à présent affaiblis en proie à un lynchage physique et «médiatique » («Ces gens sont violents »). Mais Jacob n’envisage-t-il cet évènement que sous l’angle de la loi du plus fort ? Vraisemblablement non ; il corrige ce jugement plus tard lorsqu’avant de mourir il leur lègue sa dernière bénédiction. Il adopte alors un discours clairement moraliste et leur rappelle leur folie meurtrière : «Siméon et Lévi ! Digne couple de frères ; leurs armes sont des instruments de violence. Ne t’associe point à leurs desseins, ô mon âme ! Mon honneur, ne sois pas complice de leur alliance ! Car, dans leur colère, ils ont immolé des hommes et pour leur passion ils ont frappé des taureaux. Maudite soit leur colère, car elle fut malfaisante et leur indignation, car elle a été funeste ! Je veux les séparer dans Jacob, les disperser en Israël. » (Genèse, 49, 5-7) Voici que la bénédiction parentale ultime devient malédiction. Le message que les enfants souhaitent retenir du père, ce qu’il leur lègue pour eux et leur descendance, est une critique rigide. Jacob insiste sur les motivations qui ont mené les deux frères à l’expédition punitive. Il ne mentionne ni la soif de justice ni la peine de leur sœur ; il n’identifie pas dans leur acte le reflet de grandes valeurs. Il se contente de décrire leur mauvaise vertu : ce qui a motivé leur vengeance est leur colère et leur passion. A la base de ce comportement se trouve une personnalité déséquilibrée qui est incapable de dompter son ardeur et de mesurer ses réactions. Selon cela, le fanatisme religieux est possible et prend ses sources dans un profond déséquilibre de la personnalité : vous n’êtes pas des héros mais des gens malades. La tradition biblique nous livre LA CHRONIQUE DU RABBIN LA CHRONIQUE DU RABBIN 8 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 3

donc deux réactions, l’une pragmatique et l’autre éthique et cette double voix continue de retentir dans le commentaire plus tardif. LA LECTURE DE MAÏMONIDE Dans ses lois sur les Rois, Maïmonide aborde notre problématique et juge légitime l’action de Simon et Levi. En effet, les habitants de cette ville, étant soumis à l’obligation d’instaurer des tribunaux, sont complices par leur silence : «C’est pour cette raison que tous les habitants de Chekhem ont été passibles de mort, car Chekhem a volé [Dina], ils le savaient et l’on vu, mais ne l’ont pas jugé. » (Lois sur les Rois 9, 14). Pour Maïmonide, une population qui est témoin d’une injustice commise en son sein et ne proteste pas en est tenue immédiatement pour responsable. La justification morale et juridique à la punition collective est donc à chercher dans le concept de responsabilité collective. Pourquoi Jacob a alors critiqué ses enfants si leur action est conforme à la loi ? Il semblerait qu’il ne leur incombait pas d’accomplir la sentence, n’étant pas euxmêmes représentants de la loi. Cette lecture est réfutée par le Maharal de Prague (Gour Ariye, Genèse 34). Dans un système dictatorial, dit-il, il est impensable d’espérer un mouvement de protestation contre les agissements des gouvernants. Les sujets de Sichem ne pouvaient donc condamner le viol commis par leur prince et ils ne peuvent donc pas en être tenus pour responsables. Le concept de responsabilité collective est donc problématique. Le Maharal refuse de justifier la mise à mort d’innocents par le biais d’une quelconque responsabilité passive. Il propose donc une autre conception qui fournit une justification aux actes répressifs de Simon et Levi mais sans en faire porter la responsabilité aux innocents. Pour lui, la situation décrite dans la Bible est celle d’une guerre entre deux peuples. Dès lors qu’un individu porte atteinte à un autre peuple, il engage son peuple dans son action. Il ne s’agit plus d’une action marginale mais d’une déclaration de guerre. Des innocents se trouvant au mauvais moment et au mauvais endroit en subiront les conséquences. Ils sont désormais dans le camp des ennemis, mais il ne faut surtout pas les accuser de quelque crime que ce soit. Le peuple ne porte pas la responsabilité des fautes de ses dirigeants et parfois peut même désapprouver leur position, mais se trouve engagé malgré lui, par la simple appartenance ethnique, culturelle ou même géographique dans un conflit sanglant. LA LECTURE DE NAHMANIDE Nahmanide également s’oppose à la conception maïmonidienne : « Beaucoup s’ interrogent : Comment les enfants de Jacob, des hommes pieux, ont-ils pu faire couler du sang d’innocents ? Maïmonide a proposé une réponse, mais elle ne me semble pas exacte. Car selon sa réponse, Jacob aurait dû se précipiter pour accomplir la loi et lui-même tuer tous ceux qui n’ont pas instauré la justice et ainsi collaboré ! Et si lui a eu peur de le faire, pourquoi en veut-il tellement à ses fils qui ont bien agi ? ». Quel est alors le motif de cette punition collective? Selon Nahmanide, les habitants de cette ville étaient des barbares, des impies qui ne respectaient ni la vie ni la propriété de quiconque. Ils étaient dangereux pour tous et devaient être combattus à ce titre. Ils n’étaient pas des innocents morts par dégâts collatéraux ni des complices passifs ; ils étaient tous des mécréants. Pourquoi alors réprimander si prestement Simon et Levi ? Nahmanide propose deux réponses correspondant aux deux réactions, pragmatique et éthique : « La première est qu’ils ont mis en danger toute la famille de peur de représailles régionales ; la seconde est qu’ ils ont sous-estimé la capacité des habitants de Chekhem à opérer un changement dans leur engagement et d’accepter véritablement l’alliance avec la famille de Jacob ; ils les ont ainsi tués sans raison et de là les durs propos de Jacob à leur encontre. » Nahmanide condamne ainsi la punition collective car d’une part elle met en danger la collectivité en ruinant sa légitimité morale aux yeux des nations ; et d’autre part, elle exprime la perte de confiance en l’homme et en sa capacité de changer et de se repentir. La circoncision des hommes de Sichem ne leur paraissait pas sincère alors qu’aux yeux de Jacob elle représentait peut-être le début d’une nouvelle ère. Il n’est pas question de proposer une quelconque solution à cette vague aveugle de terrorisme, mais il est intéressant d’observer que les positions basiques sont réfléchies intelligemment dans les textes de la tradition. Faut-il voir dans la population arabe dans son intégralité une société complice des actes de terrorisme étant donné son silence assourdissant et son manque de protestation comme le pensait Maimonide ? Ou alors au contraire faut-il y voir, comme le pensait le Maharal, une population menacée incapable d’exprimer démocratiquement une rébellion ? Est-il encore préférable d’adopter la position de Nahmanide, qui refuse de généraliser et d’ignorer les efforts fournis par des individus à titre personnel ? Apres avoir résumé les positions de nos trois commentateurs, le rav Goren (1918 – 1994, ancien grand-rabbin de Tsahal et d’Israël, Responsa Meshiv Milkhama) considère que dans toute question de vie ou de mort, il faut opter pour la position de Nahmanide qui « est fondée sur l’attribut divin de la miséricorde que nous devons imiter même en temps de guerre. » L’actualité nous invite à méditer sur la complexité de la situation dans laquelle l’Etat d’Israël se trouve. L’engagement pour les valeurs qui guident ses pas se mesure en temps de crise, de tragédie. La réalité géopolitique, l’insupportable présence d’un ennemi cruel, la présence de nombreux civils pris en otages ainsi qu’une internationalisation du conflit israélo-palestinien nécessitent une témérité dans la prise de position politique et militaire. Dans un univers non touché par la guerre et la mort, les déclarations morales sont faciles à porter. Lorsqu’un peuple est meurtri dans sa chair, elles ne perdent aucunement leur ténacité mais sont soudainement confrontées à la dure réalité du monde. Tout au long de son existence tourmentée, le peuple d’Israël a su relever plus d’un défi en conservant jalousement ses valeurs, le regard qu’il porte sur le monde et son impératif de survie. Toute crise ouvre de nouveaux lendemains. Prions et espérons qu’ ils soient meilleurs. 9 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024

10 ® AIGAL STUDIO LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 3 LA RENCONTRE

PIERRE BERNHEIM : « J'AI UN CŒUR QUI BAT POUR MA FAMILLE, UN AUTRE POUR L’AVIATION » TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Directeur des ventes chez Raymond Weil pendant six ans, CEO du Groupe Picchiottino en Haute-Savoie, Pierre Bernheim est devenu président du conseil d’administration de Genève Aéroport en 2022. Père de trois enfants, passionné d’aviation, il est surtout un entrepreneur lucide et raisonné qui aime développer des affaires et qui ne craint pas le changement. Il nous parle de son grand-père, du futur de l’aéroport, d’horlogerie et des valeurs qui l’animent au quotidien. Vous êtes devenu président du conseil d’administration de Genève Aéroport dans des conditions particulières (ndlr. à la suite du retrait de Corine Moinat, alors en conflit avec le Conseil d’État). Avezvous hésité à prendre ce poste ? J’étais administrateur depuis 2010, puis je suis passé au bureau du conseil d’administration en 2016. Ce bureau est en quelque sorte le bras armé du conseil d’administration : il en gère les décisions et en constitue le lien avec la direction générale. Après avoir été nommé vice-président en 2019, j’ai reçu un appel de Serge Dal Busco, conseiller d’État, me proposant de remplacer Corine Moinat. Ce mandat s’arrêtera en 2024, je serai à la fin de mes années de disponibilités selon la LOIDP. Puisque j’ai terminé tous les sujets stratégiques en cours, il est préférable qu’une nouvelle équipe prenne ma succession et suive Mme Nathalie Fontanet sur les cinq prochaines années. Pourquoi être entré comme administrateur à l’aéroport ? J’ai un cœur qui bat pour ma famille et un autre pour l’aviation et les affaires. Je suis moi-même pilote professionnel. J’ai appris à voler dès mon plus jeune âge avec mon grand-père, Raymond Weil, fondateur de la marque de montres éponyme. Malgré un handicap, j’ai réussi à passer cette licence professionnelle – dont je suis très fier – mais j’ai vite compris que je ne pouvais pas en faire ma profession. J’ai donc trouvé un bon compromis : travailler dans le monde aérien sans être pilote. J’ai appris qu’il y avait un conseil d’administration... J’ai tenté ma chance, j’ai écrit au Conseil d’État, et ça a marché du premier coup ! Quel bilan pouvez-vous tirer de ces années? Ce fut une magnifique expérience. Sous ma présidence, nous avons pu travailler de manière approfondie sur la stratégie 20302040 de l’aéroport, entérinée avec la nomination du nouveau directeur général, Gilles Rufenacht. Nous avons connu le Covid, avec un aéroport à l’arrêt complet, nous avons aussi dû traiter une énorme affaire de corruption... Et puis, avec mon conseil d’administration, j’ai pu prendre les décisions nécessaires pour affronter le monde de demain. J’ai trois enfants en bas âge (ndlr. 10, 8 et 5 ans) et leur vision du développement durable n’est plus du tout corrélée à la nôtre. Le réchauffement climatique est présent, l’aviation doit s’adapter. Aujourd’hui, beaucoup de gens voyagent encore, l’aéroport est plein, mais, si nous pouvons toujours compter sur une croissance de développement, ce ne seront plus les 6% ou 10% que nous avons connus par le passé. Cet été, il y a eu cette grève assez dure des employés qui a paralysé l’aéroport pendant quatre heures pour dénoncer la nouvelle grille salariale... Pouvait-on l’éviter ? Nous sommes soucieux de nos dépenses dans un monde où nous ne pensons plus croître de la même manière. L’une des décisions majeures sur lesquelles nous travaillons, c’est tendre vers une diversification du modèle d’affaire, c’est-à-dire adapter notre aéroport, afin qu’il devienne un centre de mobilité compétitif et convivial – dont la desserte aérienne répond aux besoins de Genève, de ses citoyens et de la Genève internationale. Nous souhaitons transformer cet aéroport en centre de connectivité. Nous prévoyons une croissance de 1%, mais elle peut aussi être seulement de 0,8%, voire négative. Comme nos charges augmentent également, il est temps de trouver du revenu ailleurs et de se diversifier, tout en conservant le cadre légal qui est le nôtre. Parfois, il y a donc des décisions à prendre, qui ne sont pas toujours faciles. Mais le futur ne sera plus le même et je ne veux pas être le président d’une institution qui n’a pas vu ou senti que les choses sont en train de changer. Comment gérer la colère des riverains qui n’en peuvent plus du bruit de l’aéroport ? J’aurais pu, dans ma jeunesse, espérer qu’on devienne l’un des concurrents numéro 1 des grandes plateformes internationales. Aujourd’hui, je ne le souhaiterais pour rien au monde. La Confédération veille rigoureusement à réguler le bruit – avec le plan sectoriel de l’infrastructure aéronautique (PSIA). Nos actions sont multiples. Nous faisons énormément pour insonoriser les 11 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024 LA RENCONTRE

logements avoisinants ou pour éviter que les turbines ne tournent à vide sur le tarmac. Nous incitons les compagnies aériennes à voler avec des avions de nouvelle génération (ndlr. la classe 5) qui sont 40% moins bruyants et moins gourmands en kérosène. Nous sommes aussi très attentifs sur le nombre de départs retardés après 22 heures, en mettant en place un système dissuasif de quotas qui oblige les compagnies aériennes à limiter les retards. Croyez-vous à l’arrivée des avions électriques ? À l’horizon 2025, nous devrons proposer 2% de Sustainable Aviation Fuel (SAF) qui réutilise du carbone produit pour l’injecter dans l’essence. L’électrique, je n’y crois pas trop pour l’instant. Le futur, ce sera plutôt ce carburant, plus orienté vers le développement durable, et, à un plus long terme, l’hydrogène. En attendant, les plus grandes mesures à prendre, c’est dans l’éducation. Vous irez toujours en avion à Los Angeles pour étudier ou en vacances en Afrique. Vous n’irez jamais en bateau, car cela polluera plus. On estime d’ailleurs que, dans les avions de nouvelle génération, on consomme deux litres de carburant au 100 km par passager pour un avion à trois-quarts plein. Vous pouvez donc descendre à Nice pour 5-6 litres d’essence. Sur l’Europe, l’avion n’est pas le moyen de transport le plus polluant. Avec le Covid, on pensait que les gens changeraient leurs habitudes de voyage. Trois ans après, on a l’impression que tout est oublié... Encore une fois, il y a une différence entre celui qui va aux États-Unis pour deux jours ou pour deux semaines... Il y a une envie de voyager qui a été réprimandée. Aujourd’hui, on observe néanmoins que, dans le monde des affaires, ça n’a pas repris aussi bien qu’on l’espérait : on pense retrouver les chiffres de 2019 en 2024-2025. On parlait aussi à l’époque de 25 millions de passagers pour 2030. Désormais, on pense qu’on atteindra à peine ce chiffre à l’horizon 2040-2050. Les habitudes changent, mais l’avion reste un moyen peu polluant pour voyager. Vous évoquiez de nouveaux revenus pour l’aéroport. Quels seraient-ils ? Ce sera à la nouvelle équipe de la direction générale et du conseil d’administration de faire ces choix-là. Mais le message est là : nous avons 1030 employés, soit 970 EPT, un trafic de 15-18 millions de passagers par an et un certain chiffre d’affaires. Comme nous prévoyons une stagnation autant pour le trafic aérien que pour le nombre de passagers, je trouverais regrettable de ne pas essayer de créer de la valeur ajoutée ailleurs pour préserver les emplois actuels. Nous venons de construire une nouvelle aile d’embarquement à 640 millions dans le secteur est. Il est temps que ce terminal des années 60, prévu pour 5-7 millions de passagers, soit également rénové et mis aux standards d’une ville internationale comme la nôtre – ce qui représenterait un autre investissement de 620 millions. Nous avons perdu tous nos fonds propres pendant le Covid et, si elle s’est améliorée depuis deux ans, nous restons dans une situation financière relativement précaire. En revanche, nous souhaitons rester indépendants, c’est-à-dire ne pas être subventionnés. Il faut que nous puissions continuer à payer notre contribution à l’État, à investir, à emprunter sur les marchés... Dans quel état d’esprit quitterez-vous votre poste en 2024? Apparemment, il y a une vie après Genève Aéroport ! Il faut la trouver. Je suis heureux de mon dernier mandat en tant que président et vice-président. C’était une expérience fabuleuse. Je suis prêt à utiliser tout ce que j’ai appris en termes de gouvernance d’entreprise à l’extérieur, dès que mon mandat sera terminé. Qu’est-ce que le fait d’être aux commandes d’un avion vous apporte-t-il personnellement ? La sensation est indescriptible. J’oublie mes problèmes pendant deux heures, j’ai une impression de hauteur... Voler, c’est toujours anticiper ce qui va se passer. Un beau vol, surtout quand il se révèle compliqué, c’est lorsqu’on a réussi à être tout le temps en amont. C’est pourquoi il est important de s’entraîner régulièrement. Vous êtes aussi entrepreneur : est-ce que cela vous aide dans vos affaires ? Non. Parce qu’en avion, il faut savoir renoncer, s’abstenir... Dans les affaires, on ne peut pas toujours. Une fois qu’on a saisi une opportunité et qu’on s’est lancé, il n’y a qu’une seule sortie possible : par le haut. Ce que l’aviation m’a surtout appris, c’est la rigueur, la méthode et le contrôle de soi. Dans vos passions, vous parliez de la famille, de l’aviation... Et l’horlogerie ? Cela reste une de mes passions, mais soyons honnête, ce n’est pas l’aviation... Ce que j’aime par-dessus tout, c’est le développement d’affaires. J’aime ce passage de la feuille blanche à la création d’emplois, à la commercialisation et aux retours clients. J’aime la montre, le produit, mais en soi, je pourrais le faire avec autre chose. Ce qui me fait avancer, c’est la gestion du changement, la recherche des solutions, le dépassement de soi, la transformation des idées en concret. Peut-être qu’il fallait quelqu’un comme moi – un président LA RENCONTRE 12 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 3 Pierre Bernheim a appr is à voler avec son grand-père, Raymond Weil . I l a hér ité de son avion après son décès en 2014.

13 « J’AIME CETTE IDÉE QU’À PARTIR D’UN PROJET COUCHÉ SUR LE PAPIER, ON PUISSE, EN INVESTISSANT UN PEU DE SOI ET DE SON CAPITAL, CRÉER DE LA RICHESSE AUTOUR DE SOI . » OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024 avec des enfants en bas âge – pour imposer l’idée d’une transition dans les habitudes de consommation et pour voir que les choses allaient peut-être changer. Vous parliez de votre grand-père, Raymond Weil... Quelle relation aviez-vous avec lui ? C’est un homme qui, à l’âge de 50 ans, a perdu son emploi, qui a mis tout ce qu’il avait pour lancer sa marque de montres, avec une vision singulière de l’industrie, et qui a bougrement bien réussi, dans un monde compliqué – avec l’invasion des mouvements quartz et la crise pétrolière des années 70, traumatisante pour plus d’un entrepreneur. Et puis, il a toujours rêvé de voler. Il s’est offert son avion et ses premières heures de vol avec ses dividendes. Il était aussi ce monsieur, passionné de vieilles voitures, qui m’emmenait le week-end dans sa vieille Jaguar de 1963 qui sentait le super... Mon père est un homme extraordinaire que j’idolâtre aussi, mais mon grand-père, c’était un dieu de l’entrepreneuriat. Je connais beaucoup d’entrepreneurs qui ont réussi. J’estime aussi avoir réussi à mon niveau : j’ai repris une entreprise (ndlr. Picchiottino en Haute-Savoie) à 800000 euros, elle en pèse 6 millions aujourd’hui. J’ai également vendu une petite marque de montres que j’ai créée (ndlr. 88 Rue du Rhône). Mais je suis encore très loin de lui. Vous avez travaillé pour la marque Raymond Weil pendant six ans en tant que directeur des ventes, avec votre père et votre frère, Elie. C’était un passage obligé dans votre carrière ? Mon grand-père savait vendre : ses passions, sa marque horlogère... Cela a bercé mon enfance. J’ai grandi dans une famille d’entrepreneurs. Mon père a rejoint l’entreprise en 1982. Cette marque, c’était le quatrième enfant de la famille ! Toute ma vie, à tous les repas, on parlait de montres, d’importations, de marchés... Je me souviens de mon frère aîné qui ne dormait pas parce qu’un client suédois n’avait pas payé. C’était naturel pour moi. J’ai eu un cursus médical un peu lourd, souffrant de cancers... Mais c'était un rêve de gosse de travailler pour cette entreprise. Après, le problème d’une entreprise familiale, c’est le népotisme. Mon père l’a bien anticipé et il a tranché : il fallait qu’il n’y ait qu’un seul patron. Mon frère a été nommé CEO et moi, j’ai vaqué à d’autres activités. Où en est la marque aujourd’hui ? Mieux que jamais ! Elle est toujours en mains familiales, nous n’avons pas cédé aux chants des sirènes. C’est une belle PME genevoise, qui a près de 150 collaborateurs à travers le monde, qui produit des montres de qualité et qui continue de croître malgré la concurrence des grands groupes. Les réseaux sociaux sont une magnifique opportunité : ça permet de faire passer son message, en contournant la cherté du média traditionnel. Et, pour la première fois de l’histoire, Raymond Weil avait une montre primée au Grand Prix d’Horlogerie de Genève dont elle a remporté le prix Challenge qui récompense les montres de moins de 2000 francs. Je suis très fier de mon frère pour ce succès. Mais l’horlogerie reste importante pour vous, puisque vous avez créé deux marques depuis votre départ de Raymond Weil... C’est dans mon ADN, c’est comme aller à la Migros ou à la Coop. En quittant Raymond Weil, j’ai en effet créé 88 Rue du Rhône. La marque se développait très bien, cela faisait dix ans que je l’opérais, lorsque le Covid est arrivé. J’avais alors un énorme client chinois que j’ai eu la chance de signer : cela a tellement bien marché qu’il a très vite représenté 50% de mon chiffre d’affaires. Un jour, en pleine période de Covid, ce client s’est inquiété de savoir comment j’allais m’en sortir. Et, en 2021, il m’a fait une offre que je n’ai pas pu refuser. J’étais à mon compte depuis dix ans, j’ai trois enfants, je tiens à rester complètement indépendant... Ensuite, j’ai voulu lancer une autre marque de montres : 26 Spirits of Switzerland. C’est là que Serge Dal Busco m’a appelé : il s’est avéré que je ne pouvais pas m’occuper de l’aéroport d’un côté, avoir 63 collaborateurs de l’autre, et, en même temps, lancer une nouvelle marque. À l’issue de ce conseil d’administration, je pense que je continuerai dans la gestion du changement, la gouvernance et la stratégie d’entreprise et le mandat d’administrateur. J’ai acquis une telle expérience ici que je vais continuer à capitaliser dessus. La montre, oui, mais pas au point d’en refaire mon métier. Quelles sont vos valeurs en tant qu’entrepreneur ? La création d’emplois. Je suis fier de la centaine d’emplois que j’ai créés depuis que j’ai commencé. J’aime cette idée qu’à partir d’un projet couché sur le papier, on puisse, en investissant un peu de soi et de son capital, créer de la richesse autour de soi. Je suis dans le bâtiment, en Haute-Savoie – un véritable eldorado, tant le département est riche. Parmi mes 63 collaborateurs, j’ai une dizaine de dépanneurs qui affrontent tous les jours la misère. Selon le cas de figure, même si je sens qu’on ne sera pas payé, on y va quand même. Cela ne nous coûte pas grand-chose. Qu’est-ce qui fait un bon entrepreneur ? Savoir mesurer le risque. Il faut avoir confiance en soi. Avoir envie de créer cette valeur ajoutée. Il faut surtout avoir les épaules solides. Dans une entreprise qui se développe, il ne faut pas croire que les banques prêtent pour la trésorerie. En France, ça n’arrive jamais ! Il y a des moments de solitude, le 20 du mois, quand j’ai besoin de trois camions ou de trois personnes supplémentaires pour faire un chantier et qu’il faut investir en tirant sur la trésorerie... Personne ne voit la souffrance de l’entrepreneur à ce moment-là. Quel est votre lien avec la communauté juive de Genève ? Ma famille est de confession israélite. À cause de la maladie, j’ai passé une dizaine d’années dans les hôpitaux, j’ai fait beaucoup de soins intensifs et j’ai vu beaucoup d’enfants en attente de foie, de poumons, de cœur – des organes qui ne sont jamais venus. Alors, cela a eu un impact sur ma vie ! Je m'estime Juif de culture, fort de cet héritage, de ce combat pour vivre, d’avoir le droit d’être. Lorsque j’ai rencontré l’amour de ma vie, une Brésilienne catholique, avec laquelle je partageais les mêmes valeurs, je me suis dit que ça me convenait aussi. Je me sens néanmoins d’identité et de tradition juive et je souhaite participer à la vie de la communauté à la hauteur de mes capacités. ® AIGAL STUDIO

L’ENQUÊTE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 3

MASSACRES EN ISRAËL : CE SILENCE ASSOURDISSANT TEXTE MARKUS TENRUM C’est un silence de plomb qui a longtemps pesé sur les massacres et la prise d’otages perpétrés par le Hamas sur le sol israélien. Avec un bilan de plus de 1400 morts et quelque 240 vies retenues, les exactions du groupe terroriste ont suscité un déroutant mutisme dans les sphères des associations non-gouvernementales, in real life ou sur les réseaux sociaux. Pourquoi ? Éléments de réponse. «Parmi mes amis, personne, sinon des coreligionnaires, ne m’a fait part de sa sollicitude. » C’est heurté que Jonathan s’exprime sur le silence pesant qu’il observe dans son entourage et sur les réseaux sociaux. Après plusieurs semaines de conflit et la rétention persistante d’un certain nombre d’otages dans la bande de Gaza (58 otages israéliens et étrangers ont été remis au Comité International de la Croix-Rouge la semaine du 20 novembre, en échange de la libération de 117 prisonniers palestiniens), le sentiment que la scène médiatique se tait sourdement s’installe. « Les personnes qui se mobilisent contre l’horreur de la nuit du 7 octobre se trouve être juives, dans la plupart des cas. » Pourquoi entend-on un tel silence ? RAPPEL DES FAITS Samedi 7 octobre. Il est 6h 29 quand les premières sirènes retentissent. Le groupe islamiste terroriste Hamas lance alors, depuis la bande de Gaza, une offensive d’une ampleur sans précédent et attaque Israël par les airs, la terre et la mer. L’opération «Déluge Al-Aqsa » consiste en des milliers de roquettes tirées depuis l’enclave palestinienne, déjouant ainsi le Dôme de fer, le dispositif de défense antiaérienne de l’État hébreu, et en l’attaque de combattants terroristes. Dans la lueur du petit matin, ils franchissent la barrière de sécurité qui sépare Israël du territoire palestinien, réputée la plus sécurisée du monde, pour tuer, brutaliser et kidnapper hommes, femmes et enfants. Quelques jours plus tard, les chiffres éloquents s’imposent : plus de 1400 morts, et près de 240 otages selon les autorités israéliennes. Ces attaques vont au-delà du terrorisme, et font figure de véritables massacres contre les Juifs, sans précédent depuis la Shoah. Vieilles dames qu’on vient chercher dans leur lit ; jeunes filles abusées dont les cadavres sont exhibés ; enfants, dont 17 sont âgés de moins de 10 ans, séparés de leurs parents et conduits dans la bande de Gaza. Loin d’incarner un mouvement de libération du territoire enclavé, ces actes de barbarie se nourrissent et témoignent cruellement d’une haine du juif. Côté israélien, la riposte ne tarde pas : dans la matinée du 7 octobre, le Premier ministre, Benyamin Netanyahu, annonce une réponse militaire d’envergure. Lundi 9 octobre, le gouvernement annonce le siège complet du territoire enclavé. L’opération «Glaive de fer » est quant à elle lancée dès le mercredi 11 octobre. Elle engage le bombardement massif de Gaza et masse des troupes à la frontière, impliquant le rappel des réservistes israéliens partout dans le monde. Bilan côté palestinien après 96 jours de conflit : plus de 22835 victimes, selon le Ministère de la santé du Hamas. NON-DITS HELVÈTES 50 ans presque jour pour jour après le début de la guerre du Kippour, au crépuscule des fêtes de Souccot, l’attaque surprise du Hamas est sans précédent depuis la création de l’État d’Israël, en 1948. Et pourtant, les non-dits qui pèsent sur ces exactions sont déroutants, particulièrement en Suisse. Le Département fédéral des affaires étrangères a condamné l’attaque immédiatement, exigeant « la fin immédiate de l’usage de la violence », et arguant la nécessaire protection des civils, sans toutefois que le Conseil fédéral révise sa position vis-à-vis du Hamas. Le 10 octobre, Philippe A. Grumbach, avocat, ancien président de la Cicad, ancien président de la Communauté Israélite de Genève, publie une lettre ouverte poignante au conseiller fédéral Ignazio Cassis, diffusée par la Tribune de Genève, dénonçant la frilosité de la Confédération : «Quelle image la Suisse – plus belle démocratie au monde – soucieuse du respect de ses minorités linguistiques et confessionnelles, donne-t-elle en refusant de reconnaître le Hamas comme organisation terroriste ! ». Dès le 11 octobre, le Conseil fédéral condamne avec la plus grande fermeté « ces actes terroristes » et appelle à la libération immédiate des otages détenus par le Hamas. Il émet alors l’avis que le groupe armé doit être qualifié d’organisation terroriste. Pour le moment, la task force Proche-Orient mise en place par le Département fédéral des affaires étrangères étudie encore les options juridiques pour interdire l’organisation. CONDAMNATIONS INTERNATIONALES Sur la scène internationale, les réactions ont été fermes. Dès le 7 octobre, l’Union européenne a condamné « sans équivoque » les attaques du Hamas contre Israël. Elle a appelé à l’arrêt immédiat des violences et a réclamé la libération de civils pris en otage en violation du droit international. L’Union européenne a affirmé, à travers un tweet de la présidente de la commission, Ursula von der Leyen, « le droit d’Israël à se défendre contre de telles attaques haineuses ». Charles Michel, le président du Conseil européen a fermement condamné « les attaques aveugles contre Israël et son peuple », « des attaques violentes qui sèment la terreur parmi d’ innocents citoyens. » La France a elle aussi condamné les actes perpétrés par la branche armée du Hamas. « Je condamne fermement les attaques terroristes qui frappent actuellement Israël. J’exprime ma pleine solidarité avec les victimes, leurs familles et leurs proches », a déclaré le président français Emmanuel Macron. ® ILLUSTRATION JOANN SFAR 15 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024 L’ENQUÊTE

Les États-Unis sont restés « fermement » aux côtés d’Israël et ont condamné « sans équivoque » les attaques des terroristes du Hamas après les tirs de milliers de roquettes contre Israël, a affirmé immédiatement la Maison-Blanche dans un communiqué. SILENCE ÉLOQUENT Si toutes les grandes démocraties ont donc condamné sans réserve cette agression terroriste, les principales organisations de défense des droits de l’Homme se sont révélées moins bavardes. Pendant plusieurs semaines, de nombreuses ONG ont dénoncé haut et fort les conséquences des bombardements israéliens sur Gaza, restant discrètes quant au sort des otages israéliens, alors que la séquestration est interdite en vertu de l’article 3 des conventions de Genève, et selon l’article 8 du statut de Rome de la Cour pénale internationale. L’Unicef, qui s’engage dans le monde pour les droits des enfants, mobilise les internautes, et c’est heureux, en faveur des enfants en situation de danger ou de mort imminente à Gaza. Sa prise de position est plus discrète quant aux 33 enfants âgés de 9 mois à 15 ans parmis les otages israéliens. Sur leur site Internet, ni verbatim spécifique, ni mention d’une action particulière en homepage. Le Fonds des Nations Unies pour l’enfance a toutefois réagi dans une déclaration prononcée le 9 octobre dernier par sa directrice générale, Catherine Russel : « L’Unicef appelle tous les groupes armés […] à libérer immédiatement et en toute sécurité les enfants retenus en otage à Gaza afin qu’ ils puissent retrouver leur famille ou les personnes qui s’occupent d’eux. Nous appelons également toutes les parties à protéger les enfants en vertu du droit international humanitaire. » Un communiqué, daté du 30 octobre, a soutenu cette déclaration. De même, les prises de position en faveur des otages, réitérées à plusieurs reprises dans des communiqués de presse, d’Amnesty International, sont aujourd’hui noyées sous le flot de messages appelant à protéger les civils à Gaza. Dès le 9 octobre, en France, l’avocat et ancien ambassadeur pour les droits de l’Homme François Zimeray interpelle les ONG qui n’ont aucun mot de solidarité pour les victimes des attaques du Hamas : « Le sang coule en Israël, où est votre indignation, vous dont la mission est d’appeler un crime un crime, un civil un civil et un otage un otage ? » Comment expliquer ce deux poids, deux mesures ? Le biais de la gauche, dont sont souvent proches les organisations non-gouvernementales et qui défend souvent la cause propalestinienne, peut-être. La volonté de protéger des équipes implantées, parfois depuis 15 ou 20 ans, dans des zones contrôlées par le Hamas peut sembler un autre élément de réponse. Sans compter l’impartialité théorique imposée à ces ONG par un cadre légal strict, qu’il faut ici rappeler. On peut également voir dans ces réactions internationales le succès du piège tendu par le Hamas à l’État hébreu : la déconvenue est telle pour Israël, que Netanyahu et le gouvernement israélien ne pouvaient que réagir fortement. Dès lors, c’est – de manière regrettable – la guerre à Gaza qui a pris le dessus dans l’espace public. La rapidité des exactions (à titre de comparaison, le massacre de Boutcha a fait quelques 458 morts en 1 mois, quand les crimes du Hamas ont été perpétrés en quelques heures), la réactivité et la puissance de la riposte israélienne pourraient avoir détourné l’attention des observateurs internationaux, passant les victimes du 7 octobre et les otages sous silence. LÂCHETÉ ET IGNORANCE En France, le dessinateur, écrivain et réalisateur de renommée internationale et de confession juive Joann Sfar s’est très vite ému de la « lâcheté collective » entourant cet acte de barbarie. Dès ce samedi noir d’octobre, il publie sur Instagram une aquarelle devenue virale : un dessin du symbole Haï, accompagné de ce message : «Nous vivrons ». Interrogé largement dans la presse hexagonale, il est revenu sur la signification de ce message pacifique, sur les actes sanguinaires commis contre l’État hébreu, mais surtout sur ceux qui préfèrent se taire, relevant que les influenceurs, ceux qui sont de toutes les grandes causes, se sont peu, ou pas, mobilisés. De même, peu d’artistes se sont engagés en faveur d’Israël. Vianney, Frank Dubosc, Alain Chamfort, Carla Bruni, Guillaume Canet, Omar Sy : ceux qui l’ont fait ont souvent essuyé des menaces de mort. A Hollywood, Joaquin Phoenix ou encore Dua Lipa ont demandé à Biden d’imposer un cessez-le-feu et la libération des otages. Mais sur les réseaux sociaux, pas de mouvement massif : on ne « stand pas with Israël », comme la société civile a pu le faire pour l’Ukraine. Pour autant, les familles de victimes, épaulées par des bénévoles, ont exposé les photos des personnes disparues, décédées ou prises en otage. Les noms et leurs images se sont répandues sur les réseaux, relayées principalement, là encore, par des coreligionnaires. Même constat amer dans les manifestations de soutien organisées de par le monde. À Genève, place des Nations, au cours des nombreux rassemblements initiés par des associations juives ou sionistes chrétiennes, on note la prédominance de participants de confession juive. « J’avais peur de l’ indifférence, j’ai constaté la peur de dire des bêtises », explique Joann Sfar. Est-ce à dire que l’ignorance justifie le silence ? Force est de conclure que les raccourcis lient les langues au sujet des crimes commis par une organisation spécialisée dans l’oppression des Palestiniens et dans le massacre des civils juifs. ENQUÊTE Karim Khan, le procureur en chef de la Cour pénale internationale, s’est rendu en Israël le 3 décembre dernier. En 2021, des enquêtes ont été ouvertes sur de possibles crimes de guerre menés dans les territoires palestiniens aussi bien par Israël que par le Hamas. Les investigations se poursuivent évidemment aujourd’hui. EN OFF Le silence pèse également sur les analystes et observateurs médiatiques : aucune des personnes contactées dans le cadre de cette enquête n’a accepté de nous répondre, sinon en off, arguant de l’explosivité du sujet. 17 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024

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