CIG Magazine N°13

donc deux réactions, l’une pragmatique et l’autre éthique et cette double voix continue de retentir dans le commentaire plus tardif. LA LECTURE DE MAÏMONIDE Dans ses lois sur les Rois, Maïmonide aborde notre problématique et juge légitime l’action de Simon et Levi. En effet, les habitants de cette ville, étant soumis à l’obligation d’instaurer des tribunaux, sont complices par leur silence : «C’est pour cette raison que tous les habitants de Chekhem ont été passibles de mort, car Chekhem a volé [Dina], ils le savaient et l’on vu, mais ne l’ont pas jugé. » (Lois sur les Rois 9, 14). Pour Maïmonide, une population qui est témoin d’une injustice commise en son sein et ne proteste pas en est tenue immédiatement pour responsable. La justification morale et juridique à la punition collective est donc à chercher dans le concept de responsabilité collective. Pourquoi Jacob a alors critiqué ses enfants si leur action est conforme à la loi ? Il semblerait qu’il ne leur incombait pas d’accomplir la sentence, n’étant pas euxmêmes représentants de la loi. Cette lecture est réfutée par le Maharal de Prague (Gour Ariye, Genèse 34). Dans un système dictatorial, dit-il, il est impensable d’espérer un mouvement de protestation contre les agissements des gouvernants. Les sujets de Sichem ne pouvaient donc condamner le viol commis par leur prince et ils ne peuvent donc pas en être tenus pour responsables. Le concept de responsabilité collective est donc problématique. Le Maharal refuse de justifier la mise à mort d’innocents par le biais d’une quelconque responsabilité passive. Il propose donc une autre conception qui fournit une justification aux actes répressifs de Simon et Levi mais sans en faire porter la responsabilité aux innocents. Pour lui, la situation décrite dans la Bible est celle d’une guerre entre deux peuples. Dès lors qu’un individu porte atteinte à un autre peuple, il engage son peuple dans son action. Il ne s’agit plus d’une action marginale mais d’une déclaration de guerre. Des innocents se trouvant au mauvais moment et au mauvais endroit en subiront les conséquences. Ils sont désormais dans le camp des ennemis, mais il ne faut surtout pas les accuser de quelque crime que ce soit. Le peuple ne porte pas la responsabilité des fautes de ses dirigeants et parfois peut même désapprouver leur position, mais se trouve engagé malgré lui, par la simple appartenance ethnique, culturelle ou même géographique dans un conflit sanglant. LA LECTURE DE NAHMANIDE Nahmanide également s’oppose à la conception maïmonidienne : « Beaucoup s’ interrogent : Comment les enfants de Jacob, des hommes pieux, ont-ils pu faire couler du sang d’innocents ? Maïmonide a proposé une réponse, mais elle ne me semble pas exacte. Car selon sa réponse, Jacob aurait dû se précipiter pour accomplir la loi et lui-même tuer tous ceux qui n’ont pas instauré la justice et ainsi collaboré ! Et si lui a eu peur de le faire, pourquoi en veut-il tellement à ses fils qui ont bien agi ? ». Quel est alors le motif de cette punition collective? Selon Nahmanide, les habitants de cette ville étaient des barbares, des impies qui ne respectaient ni la vie ni la propriété de quiconque. Ils étaient dangereux pour tous et devaient être combattus à ce titre. Ils n’étaient pas des innocents morts par dégâts collatéraux ni des complices passifs ; ils étaient tous des mécréants. Pourquoi alors réprimander si prestement Simon et Levi ? Nahmanide propose deux réponses correspondant aux deux réactions, pragmatique et éthique : « La première est qu’ils ont mis en danger toute la famille de peur de représailles régionales ; la seconde est qu’ ils ont sous-estimé la capacité des habitants de Chekhem à opérer un changement dans leur engagement et d’accepter véritablement l’alliance avec la famille de Jacob ; ils les ont ainsi tués sans raison et de là les durs propos de Jacob à leur encontre. » Nahmanide condamne ainsi la punition collective car d’une part elle met en danger la collectivité en ruinant sa légitimité morale aux yeux des nations ; et d’autre part, elle exprime la perte de confiance en l’homme et en sa capacité de changer et de se repentir. La circoncision des hommes de Sichem ne leur paraissait pas sincère alors qu’aux yeux de Jacob elle représentait peut-être le début d’une nouvelle ère. Il n’est pas question de proposer une quelconque solution à cette vague aveugle de terrorisme, mais il est intéressant d’observer que les positions basiques sont réfléchies intelligemment dans les textes de la tradition. Faut-il voir dans la population arabe dans son intégralité une société complice des actes de terrorisme étant donné son silence assourdissant et son manque de protestation comme le pensait Maimonide ? Ou alors au contraire faut-il y voir, comme le pensait le Maharal, une population menacée incapable d’exprimer démocratiquement une rébellion ? Est-il encore préférable d’adopter la position de Nahmanide, qui refuse de généraliser et d’ignorer les efforts fournis par des individus à titre personnel ? Apres avoir résumé les positions de nos trois commentateurs, le rav Goren (1918 – 1994, ancien grand-rabbin de Tsahal et d’Israël, Responsa Meshiv Milkhama) considère que dans toute question de vie ou de mort, il faut opter pour la position de Nahmanide qui « est fondée sur l’attribut divin de la miséricorde que nous devons imiter même en temps de guerre. » L’actualité nous invite à méditer sur la complexité de la situation dans laquelle l’Etat d’Israël se trouve. L’engagement pour les valeurs qui guident ses pas se mesure en temps de crise, de tragédie. La réalité géopolitique, l’insupportable présence d’un ennemi cruel, la présence de nombreux civils pris en otages ainsi qu’une internationalisation du conflit israélo-palestinien nécessitent une témérité dans la prise de position politique et militaire. Dans un univers non touché par la guerre et la mort, les déclarations morales sont faciles à porter. Lorsqu’un peuple est meurtri dans sa chair, elles ne perdent aucunement leur ténacité mais sont soudainement confrontées à la dure réalité du monde. Tout au long de son existence tourmentée, le peuple d’Israël a su relever plus d’un défi en conservant jalousement ses valeurs, le regard qu’il porte sur le monde et son impératif de survie. Toute crise ouvre de nouveaux lendemains. Prions et espérons qu’ ils soient meilleurs. 9 OC TOBRE 2023 – JANV I ER 2024

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