CIG Magazine N°08

Le Réseau 2e Génération, la Communauté israélite de Genève et le Cercle Martin Buber ont donné carte blanche à Boris Cyrulnik. Le neuropsychiatre français a choisi de traiter des syndromes psycho-traumatiques qui n’ont pas manqué de toucher les enfants et petits-enfants des survivants de la Shoah. Il a promu le concept de résilience au rang d’art de vivre. Mais Boris Cyrulnik – neuropsychiatre, médecin, essayiste et auteur d’une soixantaine d’ouvrages – sait de quoi il parle. Ses parents meurent en déportation. Lui-même échappe à la rafle du 10 janvier 1944, alors qu’il n’est âgé que de sept ans, en se cachant dans les toilettes de la Grande synagogue de Bordeaux avant d’être sauvé par une infirmière. Il finit par rejoindre sa tante, Dora, à Paris, la sœur de sa mère qui, raconte-t-il, n’a jamais cessé de lui parler d’elle et de cette autre tante, Jeannette, qui disparut elle aussi du jour au lendemain… Comment vivre avec ce trauma ? Et comment se transmet-il à travers les générations ? C’est ce thème-là que le Bordelais a choisi d’aborder en décembre dernier à la Grande synagogue Beth Yaacov. La Communauté israélite de Genève, le Réseau 2e Génération et le Cercle Martin Buber lui ont en effet proposé une carte blanche pour cette conférence exclusive. Boris Cyrulnik ne s’est pas fait prier pour tenir l’assistance en haleine pendant plus de deux heures. L’homme est passionnant. N’est jamais avare d’anecdotes. Il a surtout un talent de vulgarisateur hors pair qui rend la psychanalyse accessible – même pour les plus hermétiques. Le sujet est certes lourd et évocateur, les images sont fortes, parfois dures, mais son discours n’en est pas pour autant larmoyant. Il arrive à y insuffler une touche d’humour, cette dose de résilience qui lui a permis, tout au long de sa vie, de rester debout et d’avancer dans l’existence. SE TAIRE OU PARLER? « Au cours de ma carrière, j’ai souvent traité des gens de mon âge pour ces traumatismes », explique-t-il. Il se souvient ainsi de ces trois « enfants », deux garçons et une fille, qui ont assisté à l’arrestation de leur mère dans la rue. «Cette femme a eu l’ intelligence de ne pas se retourner et faire un geste à ses enfants. En agissant ainsi, elle leur a sauvé la vie. Mais le trio a vécu cette situation totalement différemment. » Pour l’aîné de 12 ans, « la vie est finie parce que maman n’est plus là ». Pour son frère, âgé de 10 ans, il faut désormais se débrouiller seuls. La fillette de sept ans, elle, en veut à sa mère de les avoir abandonnés. «On remarque donc que les récipients ne sont jamais passifs et qu’ ils n’ interprètent pas le même fait de la même manière : leurs réactions sont intimement liées à la construction de leur personnalité. » Et là, on ne parle pas encore des gens qui ont survécu à l’holocauste, aux camps de concentration, à la torture, et qui portent ces souvenirs comme un fardeau… Que faire ensuite de ce trauma ? Faut-il en parler autour de soi ? Ou tout enfermer au fond de son cœur ? « Si je me tais, mon silence crée un malaise et transmet l’angoisse du vide. A contrario, si je parle, mes interlocuteurs peuvent être écrasé par l’énormité de mon récit. On est donc piégé des deux côtés. » Et Boris Cyrulnik de citer l’exemple de l’écrivain italien Primo Levi qui, de retour chez lui à Turin, profite d’un repas en famille pour raconter son quotidien à Auschwitz à sa sœur, brisant l’ambiance festive dans la pièce et « faisant tomber la glace sur la table ». « Primo Levi s’est mis à écrire parce qu’ il lui était impossible de parler », ajoute le neuropsychiatre. Lui-même avait du mal à aborder ce sujet avec ses enfants, alors que la distance affective lui offrait plus de liberté avec ses petits-enfants : il répondait à leurs questions sans retenue, passant d’ailleurs pour un héros à leurs yeux ! LE RÔLE DE LA CULTURE «On ne peut pas savoir qui on est si l’on n’a rien à l’origine de soi », analyse Boris Cyrulnik. « Il est fondamental de faire un récit pour savoir d’où l’on vient et donner un sens à ce qui nous est arrivé. » Le Français prend le cas des Arméniens comme exemple. Comme les Juifs ou les Rwandais, ils ont été victimes d’un génocide au début du XXe siècle. «Mais ils se sont tus pendant 100 ans, se rendant complices de leur agresseur et contribuant au négationnisme galopant. » Pour la Shoah – que le psychiatre présente comme « une victoire de la technologie », avec son cortège de trains, ses rafles et ses chambres à gaz – il a fallu qu’une génération – celle des enfants, voire des petits-enfants – cherche à comprendre, avec force témoignages, ce qui s’est passé dans les camps de la mort pour que les langues se délient. Le rôle de la culture a été essentiel dans cette quête de vérité. Le cinéma, la littérature et l’art dans son ensemble ont permis de délier les langues. Boris Cyrulnik cite en vrac le documentaire de Claude Lanzmann, Shoah, sorti en 1985, le livre autobiographique de Primo Levi, Si c’est un homme, ou le long-métrage de Claude Berri, Le Vieil homme et l’enfant, comme jalons dans cette volonté de faire tomber les murs du silence. En reconnaissant le rôle de l’État français dans ce génocide pendant la Seconde Guerre mondiale, le président de la République Jacques Chirac avait lui aussi apporté sa pierre à cette prise de parole. « À quelque part, les artistes deviennent des porte-voix », reprend Boris Cyrulnik. « Par le détour de tiers, on arrête ainsi la transmission – qu’elle soit biologique, verbale ou affective – de ces traumas, car la culture accepte qu’on s’exprime librement. » BORIS CYRULNIK EN BREF ∙ 1937 Naissance à Bordeaux. ∙ 1944 Il échappe à une rafle à Bordeaux. Ses parents meurent en déportation. ∙ 1974 Chargé de cours d’éthologie humaine à la Faculté de médecine de Marseille. ∙ 1983 Premier livre : «Mémoires de signe et paroles d’homme » chez Hachette. ∙ 1995 Devient directeur d’enseignement à la Faculté des lettres et des sciences humaines à Toulon. ∙ 2019 Nommé président du « Comité des 1000 premiers jours de l’enfant » par Emmanuel Macron. ∙ 2020 Commandeur de la Légion d’honneur. « SI JE ME TAIS, MON SILENCE CRÉE UN MALAISE. A CONTRARIO, SI JE PARLE, MES INTERLOCUTEURS PEUVENT ÊTRE ÉCRASÉS PAR L’ÉNORMITÉ DE MON RÉCIT. » Boris Cyrulnik 22 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 08 LE REPORTAGE

RkJQdWJsaXNoZXIy MjE4MDE=