CIG_JOURNAL_N°17_ FLIPBOOK

et un morceau de pain – un souvenir qui, des années plus tard, l’amènera à détester les buffets, parce qu’elle ne supportait plus de « faire la queue, en attendant qu’on lui remplisse l’assiette » ! Et puis, il y a cette odeur de chair brûlée qui restera à jamais gravée dans sa mémoire... Comment a-t-elle pu échapper à la chambre à gaz ? Le hasard ? Le destin ? « Pendant six mois, j’ai fait partie d’un groupe qui a curieusement profité d’un traitement spécial : nous étions exemptés de sélection », expliqua-t-elle à Darius Rochebin sur la chaîne romande. Un jour, dans la même unité de baraquements, Ruth voit pourtant disparaître un groupe de 3500 personnes, du jour au lendemain, condamnées à la chambre à gaz. « Ils étaient arrivés en septembre, trois mois avant nous », se souvint-elle. Avec sa famille, l’adolescente de 15 ans vit avec cette épée de Damoclès sur la tête jusqu’à l’été 1944. Jusqu’au jour où elle croise la route du Dr Joseph Mengele, officier de la SS, surnommé l’Ange de la Mort pour ses expérimentations médicales perpétrées à Auschwitz. « Nous avons dû défiler, totalement nues, devant lui et il décidait de notre vie d’un seul geste du pouce : à gauche ou à droite... Avec ma sœur, nous avons décidé que, quel que soit notre sort, nous ne laisserions pas notre mère seule et que nous la suivrions ! » DERNIÈRE ÉTAPE : BERGEN-BELSEN ! Tandis que leur père est déporté dans le camp de Buchenwald, où il trouvera la mort, le trio, lui, est envoyé à Hambourg, avec 500 autres femmes, afin de participer aux travaux de déblayage dans cette ville bombardée par les Alliés. Les journées sont harassantes. Les forces manquent autant que la nourriture. Ruth Pinczowsky s’est souvenue d’une femme SS, la seule à montrer un peu d’humanité et à ne pas battre les prisonnières. « Un jour, ma mère a souffert d’une infection qui a entraîné une opération », raconta-t-elle dans la même interview. «Cette femme a apporté à manger à ma mère, afin qu’elle puisse reprendre des forces. Je ne l’ai pas oubliée ! » Quelques années plus tard, elle a tenu à la retrouver pour la remercier... Quel geste de résilience ! Au printemps 1945, alors que les troupes alliées gagnent du terrain, Ruth est évacuée, avec les autres travailleuses, vers le camp de Bergen-Belsen. Elle ne le sait pas encore, mais cette étape est la dernière de son enfer. Le 15 avril, les soldats britanniques libèrent les prisonniers et découvrent l’ampleur des exactions. « À l’époque, nous n’avions ni radio, ni journaux. Il était impossible de savoir ce qu’ il se passait sur le front. Seuls, les bombardements en Allemagne, qui s’ intensifiaient, nous laissaient l’espoir que la guerre se terminerait bientôt... » Souffrant du typhus, une maladie qui emporta Anne Frank dans le même camp, la jeune femme ne pèse qu’une trentaine de kilos. Elle a alors 17 ans et l’avenir devant elle. UNE JEUNESSE ENVOLÉE Pourtant, le retour à la «normalité » est compliqué. En Tchécoslovaquie, tandis qu’elle espère retrouver des survivants dans sa famille, Ruth Pinczowsky ne peut pas récupérer les biens confisqués par les SS. Ses moyens, limités, l’empêchent de suivre des études de pharmacie. À Prague, l’un de ses amis lui rend son violon, mais elle ne peut plus se résoudre à y jouer. «Cet instrument représentait ma jeunesse. Or, cette jeunesse s’est envolée à cause des nazis. Il fallait que je tourne la page ! » Elle ressent néanmoins un besoin de vivre pleinement chaque instant, comme une urgence. Avec ce « petit rideau gris » qui vient parfois ternir le goût du bonheur. « Il arrive toujours une scène, un moment, qui vous rappelle quelque chose ou quelqu’un », dit-elle. «On aimerait parfois effacer tout ce qu’on a vécu, mais on ne peut pas oublier ! » Mariée à Salomon Fayon en 1956, Ruth vécut en Israël, puis à Istanbul, avant de s’installer définitivement en Suisse en 1959. Mère de trois enfants, elle s’investit dans la Communauté juive de Genève, devenant responsable du Service social pendant plusieurs années. Membre du comité suisse de la Women’s International Zionist Organization (WIZO), elle reçoit la médaille «Genève reconnaissante » de la Ville de Genève, en 2006, avant que Jacques Chirac, Président de la République française, ne lui attribue la Légion d’honneur. Décédée le 31 octobre 2020, à l’âge de 82 ans, Ruth Fayon aimait se rendre régulièrement à Prague, à la synagogue, pour voir le nom de son père au milieu des 80000 Juifs qui ne sont jamais revenus des camps de concentration. «Ma mère nous a appris qu’il fallait toujours se battre, qu’un espoir subsistait, même dans les pires moments », témoignait son fils, Luc Fayon, sur Léman Bleu. Avant de raconter cette anecdote : « Je me suis rendu à Auschwitz avec elle. Devant les baraquements, elle m’a saisi le bras et m’a dit : tu vois, mon fils, ils ne m’ont pas eue et, aujourd’hui, je suis là, avec toi ! » Si cette place Ruth-Fayon honore son existence hors norme et son combat contre le négationnisme, elle rend aussi hommage, à ses yeux, « à toutes les femmes qui se sont battues contre l’oubli » au fil des ans. (1) « Auschwitz en héritage », de Ruth Fayon et Patrick Vallélian, Éditions Livreo-Alphil, 216 pages. « MA MÈRE NOUS A APPRIS QU’IL FALLAIT TOUJOURS SE BATTRE, QU’UN ESPOIR SUBSISTAIT, MÊME DANS LES PIRES MOMENTS. » 21 MARS -J U I L LE T 2025

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