CIG_JOURNAL_N°17_ FLIPBOOK

RUTH FAYON : UNE PLACE POUR LUTTER CONTRE L’OUBLI TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Le Conseil d’État a accepté de renommer la place de la Petite-Fusterie, au centre-ville, en hommage à cette femme, survivante des camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale, qui n’a pas hésité à partager son histoire dans les écoles pour transmettre la mémoire de la Shoah aux générations futures. Retour sur cette vie hors norme de Karlsbad, en Tchécoslovaquie, jusqu’à Genève, la ville où elle s’est installée en 1959 ! Ruth Fayon s’est tue durant trente ans. Trois décennies à garder tous ces souvenirs, si douloureux, rien que pour elle. Même ses enfants ne connaissaient pas les détails de ce passé. «Nous n’osions pas lui poser de questions », avoue aujourd’hui l’un de ses deux fils, Luc. Seul, un chiffre, tatoué sur son avant-bras, trahissait son parcours de vie qui l’a conduite dans l’enfer des camps nazis : 71503. Un matricule, en lettres noires, qu’un douanier suisse, à la frontière, a cru être le numéro de sa plaque d’immatriculation. Est-ce cette ignorance crasse qui l’a incitée à parler, à témoigner, à partager ? Certainement. Être une survivante lui accordait ce droit. Ce devoir de mémoire pour tous ceux qui ont péri. Un jour, son deuxième fils, Sam, l’incita ainsi à venir dans son école et à raconter son histoire. Son professeur, un certain Manuel Tornare, futur maire de la Ville de Genève, venait d’évoquer la vie de Primo Levi, docteur en chimie et écrivain italien, emprisonné en 1944 dans le camp de concentration d’Auschwitz, et avait demandé à ses élèves s’ils connaissaient une personne, dans leur entourage, susceptible d’avoir vécu la même expérience. Sam leva la main, parla du chiffre sur l’avant-bras de sa maman, l’enseignant crut qu’il mentait... Ce fut l’élément déclencheur. Depuis, Ruth Fayon n’a plus jamais arrêté de témoigner. Si elle a couché sa vie dans les pages d’un livre (1), profitant de la plume alerte du journaliste Patrick Vallélian, elle a délivré des dizaines de conférences et s’est même rendue, à plusieurs reprises, à Auschwitz, à l’invitation de la CICAD, pour accompagner des visites en immersion. Afin de lui rendre hommage et saluer ce combat contre l’oubli de la Shoah, le Conseil d’État vient d’accepter la proposition faite à la Commission cantonale de la nomenclature, en octobre 2024, par la Ville de Genève, sur la proposition de la CICAD: il a décidé de renommer la place de la Petite-Fusterie, au centre-ville, en place RuthFayon. «Cette nouvelle appellation permet de rappeler l’importance de la lutte contre le négationnisme, tout en tendant vers une représentation plus équilibrée des genres dans l’espace public », s’est félicité Alfonso Gomez, conseiller administratif en charge de l’égalité et de la diversité. « SORTIR PAR LA CHEMINÉE... » Née le 25 novembre 1928, à Karlsbad, une ville thermale en Tchécoslovaquie, Ruth Pinczowsky grandit dans une famille juive parfaitement intégrée. Ses parents y tiennent un restaurant casher. Passionnée de musique, la fillette commence à jouer du violon. Un instrument qui a longtemps constitué sa bouée de sauvetage. Mais, sa vie bascule une première fois, le jour où l’armée allemande envahit son pays, en 1939, un an après avoir annexé le territoire des Sudètes : elle doit quitter l’école publique et, à partir de septembre 1941, porter une étoile jaune sur ses habits. Onze mois plus tard, la famille Pinczowsky est déportée dans le ghetto de Theresienstadt, à 60 kilomètres de Prague. Considéré comme un « camp modèle », même aux yeux de la Croix-Rouge, ce camp n’est, en réalité, qu’une étape vers la déportation. «Dans ce camp, nous avions constitué un orchestre et il nous arrivait d’ interpréter des opéras en cachette », racontait Ruth Fayon dans l’émission Pardonnez-moi, sur la RTS. L’une de ces œuvres, le Requiem de Verdi, avec son Libera Me, est d’ailleurs devenu le symbole de Theresienstadt. «À chaque commémoration, on le joue, on le chante ! » À ce moment-là, elle n’a jamais entendu le nom d’Auschwitz, en Pologne et, lorsqu’elle y débarque, en 1943, avec son père, sa mère et sa sœur, après plusieurs jours de voyage dans des wagons à bestiaux, elle ignore tout de ce qu’il s’y passe. «Nous avions demandé à un détenu où nous nous trouvions. Il nous a répondu : nous sommes à Auschwitz et, ici, le seul moyen d’en sortir, c’est par la cheminée ! Nous n’avons pas tout de suite saisi l’ironie de sa réponse, nous ne mesurions pas l’horreur à laquelle nous allions être confrontés... » UNE ÉPÉE DE DAMOCLÈS SUR LA TÊTE Dans ce camp, le quotidien est rythmé par les travaux forcés et les appels, dans la cour – des heures à rester debout, dans le froid, sans raison, juste à des fins de comptage. Elle doit se glisser dans la file, avec sa gamelle, pour recevoir un semblant de soupe ® DR LE PORTRAIT LE PORTRAIT 20 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 7

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