posée. «A-t-on le choix de ne pas le rester ? », s’interrogea-t-il. Aujourd’hui, la poussée de l’antisémitisme, dans des États censés avoir l’arsenal juridique pour le combattre, sous-tend la réponse : peut-être pas ! Alors que les générations contraintes ont eu le courage d’assumer leur judaïsme, parfois jusqu’à la mort, comment considérer la nouvelle génération si elle cessait de l’être? « Le judaïsme reste une interrogation pour la plupart des personnes nées juives, parce qu’elles se sentent les pierres d’une histoire qui va au-delà d’une affaire confessionnelle, qui les interpelle à un moment ou à un autre de leur existence », rappelle Jacques Ehrenfreund. Et l’historien de citer un autre philosophe, Emmanuel Levinas, qui affirmait : «On naît Juif et on met toute une vie à le devenir ». « Personne ne décide de naître juif, cela vous tombe dessus du jour au lendemain, mais vous ne pouvez pas échapper à l’interrogation autour du sens : l’histoire est si longue et si importante que vous avez besoin d’une vie entière pour la comprendre. Or, les attentats du 7 octobre appartiennent à ces moments charnières qui ont une incidence sur des personnes éloignées du judaïsme. » LE VIEILLISSEMENT DE LA COMMUNAUTÉ Pour l’historien, deux autres raisons pourraient aussi expliquer la désaffection de la communauté dans les synagogues. Le vieillissement de la démographie juive en Suisse en est une. « La Suisse possède l’une des économies les plus florissantes et propose des conditions de vie parmi les meilleures d’Europe. Pourtant, une large proportion de sa population juive quitte le pays pour s’ installer ailleurs, et principalement en Israël », fait remarquer Jacques Ehrenfreund. « Il y a autant de Juifs suisses en Israël qu’en Suisse ! » De plus, contrairement à Israël qui est l’un des pays de l’OCDE où le taux de natalité est le plus fort, les naissances au sein de la communauté suisse sont en nette baisse de Genève à Zurich. Cela explique certainement pourquoi la courbe de la population juive n’a pas suivi la même évolution que la démographie helvétique : selon le dernier recensement fédéral en 2021, il y aurait près de 18000 Juifs dans notre pays (17648 pour être précis), très loin des 50000 que nous aurions pu attendre au vu de la croissance démographique. Ce vieillissement de la communauté a certainement une influence sur la perception de la synagogue par la nouvelle génération. «Pour les jeunes, elles sont considérées comme des repères de personnes âgées, pas fun, où les mélodies et les liturgies ne sonnent pas aux oreilles modernes », résume Mikhaël Benadmon. « L’ambiance est souvent calquée sur les synagogues d’Afrique du Nord. On peut certes la vivre sur le mode de la nostalgie, mais cela ne parle pas à tout le monde... » «UNE FORME D’ANACHRONISME » La seconde raison est liée aux règles strictes imposées au quotidien par la Torah – qui ne séduit plus la jeune génération. « Le judaïsme est perçu comme une forme d’anachronisme », analyse Jacques Ehrenfreund. « Il regarde le monde sur le principe de la distinction et ne cesse d’affirmer des règles de séparation : ce qui est licite ou ce qui ne l’est pas, ce qui est sacré ou profane... Or, le monde moderne, aujourd’hui, a une obsession : essayer de transcender toutes les différences. Il s’attaque à toutes les distinctions, parce qu’il considère ces distinctions potentiellement comme des discriminations. Le judaïsme est donc à contre-courant sur cette question-là. » Comme les Juifs vivent dans le monde et sont emportés par ses mouvements, il est parfois difficile pour les jeunes Juifs d’appréhender ce caractère « anachronique » et de l’assumer. « Jusqu’au moment où ils font l’effort de comprendre que, derrière cette forme de séparation, il n’y a pas une volonté de hiérarchisation, mais bien un rapport au monde qui essaie d’y mettre de l’ordre et du sens », précise l’historien. C’est pourquoi l’éducation juive, comme l’expliquait le Grand Rabbin Mikhaël Benadmon, doit s’adapter au monde contemporain et aux multiples défis qu’il lance à la communauté : «Elle doit contribuer à donner des outils à l’ individu, enfant ou adulte, pour saisir l’ impact de ce monde sur son existence et sur la manière dont il le perçoit. » LE SENS ET L’APPARTENANCE Reste une question... Comment faire revenir les fidèles à la synagogue ? Mikhaël Benadmon n’a pas de recette miracle. Mais il a sa ligne. L’éducation en fait partie. Elle en est même le socle. « L’être humain a besoin de sens et d’appartenance », affirme le Grand Rabbin. «On doit les lui donner, par l’étude des livres, par toutes ces activités qui créent du lien... Appartenir à une communauté ne doit pas être perçu comme un enfermement, mais comme une opportunité de créer des ponts avec le monde extérieur. » Il prend le modèle américain comme exemple : quand un membre rejoint la communauté, il doit soutenir une cause, dans le seul but d’« enrichir la société générale ». « L’histoire de l’Europe est différente : elle a conduit les communautés à s’ostraciser, à se confiner. Nous devons apprendre à nous ouvrir et à partager les valeurs du judaïsme. » Mikhaël Benadmon se veut pourtant optimiste. Contrairement à Marcel Gauchet qui prédisait, dans son livre paru en 1985, le « désenchantement du monde » et le déclin des religions, le Grand Rabbin observe plutôt un retour au sacré au XXIe siècle. «Mais, dans un monde sécularisé, on a du mal à gérer le sacré », fait-il remarquer. « Par le passé, on se rendait à l’office religieux, parce qu’on n’avait pas le choix. On ne se posait même pas la question : c’était comme ça ! Aujourd’hui, il y a tellement de sollicitations qu’on peut décider d’y aller ou pas. Et, si vous n’y trouvez pas ce que vous cherchiez, vous choisirez le plus souvent de ne pas aller à la synagogue... » À ses yeux, il est donc important d’être force de proposition, de se remettre en question. « Le mouvement amène le mouvement, c’est comme ça que nous amènerons les gens à se rapprocher d’eux-mêmes ! » « LE JUDAÏSME RESTE UNE INTERROGATION POUR LA PLUPART DES PERSONNES NÉES JUIVES, PARCE QU’ELLES SE SENTENT LES PIERRES D’UNE HISTOIRE QUI VA AU-DELÀ D’UNE AFFAIRE CONFESSIONNELLE, QUI LES INTERPELLE À UN MOMENT OU À UN AUTRE DE LEUR EXISTENCE. » 18 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 6 LE FOCUS
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