FRÉQUENTATION DES SYNAGOGUES : POURQUOI TANT DE SIÈGES VIDES ? TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Parmi les « défis contemporains » auxquels l’éducation juive doit s’adapter à Genève, Mikhaël Benadmon cite – en plus du mariage mixte et de la cacheroute – la désaffection dans les synagogues. Alors que la communauté juive compte plus de 7000 membres dans la Cité de Calvin, un tiers seulement fréquente régulièrement la synagogue. « Pourquoi l’un des cœurs de la vie communautaire est-il déserté ? », s’interroge le Grand Rabbin. «Que s’est-il passé dans leur conception identitaire pour considérer que la synagogue n’est plus un lieu incontournable ? » La question est vaste. Elle occupe également les confessions chrétiennes – le catholicisme et le protestantisme – depuis plus de 20 ans : pourquoi la jeune génération fuit-elle les lieux de culte ? Le vieillissement de la population est-il la seule raison valable pour expliquer cette baisse de fréquentation ? Ou la crise de foi est telle qu’elle détourne la communauté de ces traditions ? Mikhaël Benadmon entend çà et là des hypothèses qui ne lui paraissent pas forcément pertinentes. Ainsi, dans une société qui prône l’immédiateté et ne jure plus que par TikTok et la junk food, les fidèles n’auraient plus la force, ni la concentration nécessaires, pour se frotter aux exigences du spirituel. On prétend aussi que la synagogue serait un lieu de stagnation, sourd à la nouveauté et inadapté aux besoins de modernisme. « Faux », réplique le Grand Rabbin. « La Torah nous appelle à une confrontation et à une réflexion sur les enjeux actuels de la société à la lumière des valeurs du judaïsme. Je ne crois pas, non plus, à l’idée que l’être humain préfère la légèreté à la profondeur. Simplement, toute personne décide de ses combats, là où elle souhaite investir ses forces, là où elle est prête à s’engager avec exigence, en toute liberté. Si on leur présentait la véritable exigence du judaïsme et tous les bénéfices qu’ il peut apporter à l’homme, à la famille, à la société, les gens viendraient à la synagogue. Il faut leur vendre un produit qui vaut le coup ! » Alors, d’où vient le problème ? LA SYNAGOGUE A CHANGÉ DE FONCTION Pour Jacques Ehrenfreund, professeur à l’Université de Lausanne, titulaire de la Chaire d’histoire des Juifs et du judaïsme à la Faculté de théologie et de sciences des religions, la synagogue a d’abord changé de statut au XIXe siècle. « À l’origine, elle n’était pas un lieu sacré, ni consacré », explique-t-il. « La synagogue servait autant de lieu d’études que de lieu de prières. Mais, avec la modernité, elle est devenue, sur le modèle chrétien, un endroit où l’on accomplit des rituels religieux, déconnecté de l’étude de la loi. Or, cette déconnexion a fait qu’être juif est devenu une question, alors que, jusqu’au XIXe siècle, la réponse était plus évidente : un Juif était une personne appartenant à un peuple, disposant d’une loi sous l’autorité de laquelle il devait vivre, malgré la perte de sa Terre. » À partir du XIXe siècle, les Juifs, majoritairement en Europe occidentale, ont donc accepté de confessionnaliser cette tradition religieuse et de devenir des citoyens d’autres nations, tout en promettant de « rester discrets sur la question du peuple en exil ». «De cette situation-là est née la crise », reprend Jacques Ehrenfreund. « Le judaïsme est devenu une confession à laquelle on adhère par le simple fait d’accepter des ritualités. La loi, elle, a perdu une partie de son autorité, en tout cas aux yeux d’une partie des Juifs. Quant à la synagogue, elle a abandonné la moitié de sa fonction usuelle, qui était celle de l’étude de la loi. Partant de là, les désaffections sont aussi liées au fait que nous vivons dans un monde où la sécularisation est en marche et où les hommes modernes sont de moins en moins enclins aux ritualités traditionnelles. » «A-T-ON LE CHOIX DE NE PAS RESTER JUIF ? » L’historien constate néanmoins que, depuis les attentats du 7 octobre 2023, les synagogues se remplissent à nouveau de manière importante. Ce n’est pas un hasard, selon lui ! « Toutes les crises liées au rejet des Juifs et, donc, à l’antisémitisme, rappellent aux Juifs qu’ils ne sont pas considérés comme des citoyens lambdas : elles les ramènent alors vers les ritualités, car elles apparaissent comme une sorte de recours. » Ce constat, Mikhaël Benadmon le confirme : « Le conflit entre Israël et le Hamas rend service aux communautés. Le discours, clairement antisémite et anti-juif, dans la société générale, incite les gens à ne pas rester non-engagés. Ceux qui hésitaient, se rapprochent de leur communauté. On observe d’ailleurs deux fois plus de demandes de conversion. À nous d’être à la hauteur ! La communauté ne doit pas devenir un refuge, mais un lieu d’épanouissement. » On en revient à cette « conception identitaire » évoquée par le Grand Rabbin : «Pourquoi rester juif ?» Dans une conférence donnée à Chicago en 1962 – traduite et publiée aux éditions Allia en 2017, le philosophe Leo Strauss fut invité à discourir sur ce sujet. Pour lui, la question était mal LE FOCUS 17 OC TOBRE 2024 - FÉ VR I ER 2025
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