FLIPBOOK-CIG_JOURNAL_N°16_V16

L’ORGUE DANS LES SYNAGOGUES, UN DÉBAT MILLÉNAIRE TEXTE JEAN PLANÇON L’orgue, souvent considéré, à tort, comme un instrument chrétien, a souvent suscité de vifs débats quant à son utilisation dans les synagogues entre les tenants de la stricte observance et les réformateurs. La méfiance séculaire des autorités rabbiniques envers la musique – notamment instrumentale – trouve sa source dans le rejet d’une pratique qui, autrefois, était associée aux cultes idolâtres et qui a été abandonnée après la destruction du second Temple en 70 de notre ère. Les récits bibliques qui décrivent à l’époque le culte des deux Temples lui accordent pourtant une large place. C’est ainsi que le service du Temple ne requiert pas moins de 288 musiciens jouant de divers instruments, principalement à cordes et à vent. La littérature talmudique assimile même la Magréfah (Tamid, Chap. V, Mishnah VI) à l’ancêtre de l’orgue. Cet instrument, dont les origines remontent à la Grèce antique et à l’Égypte, parfois décrit comme une sorte de flûte de Pan ou un hydraulis romain (orgue à tuyau), aurait été constitué d’une boîte contenant 10 roseaux creux ayant chacun 10 trous, correspondant à 10 notes différentes (soit cent notes en tout). Cet instrument aurait été utilisé pour appeler les prêtres et les Lévites à leurs tâches et sa sonorité était si puissante qu’on pouvait l’entendre jusqu’à Jéricho, si l’on en croit le récit de l’historiographe Flavius Josephe. Si la destruction du second Temple et l’essor de la synagogue marquent l’interdiction de toute pratique instrumentale dans le culte, à l’exception du Chofar, il est à noter qu’il en est de même dans le christianisme où les pères de l’Église rejettent également cet instrument qui, d'une part, rappelle trop les racines d’un judaïsme antique dont il faut se séparer et, d’autre part, est aussi associé aux pratiques polythéistes et païennes des Romains qui l’utilisent abondamment. De fait, ce n’est qu’à partir du Xe siècle que l’orgue fait timidement sa réapparition dans la chrétienté, même s’il faut attendre le XIIIe siècle pour qu’il commence à s’ancrer de manière plus significative avant d’atteindre son apogée au cours du XVIIe et XVIIIe siècles. Au sein du judaïsme, les pratiques musicales sont cependant restées plus souples qu’on ne pourrait l’imaginer et dépendaient de l’approche plus ou moins bienveillante des autorités rabbiniques locales. On constate ainsi qu’au XIIIe siècle, la communauté juive espagnole de Perpignan utilise l’orgue, même le jour du chabbat (Magen abôt, éd. I. Last, ch. 10), alors qu’elle est d’obédience strictement orthodoxe. En Espagne, il est présent dans certaines synagogues au cours de la même période, puis plus tardivement en Italie – notamment à Venise – dès le XVIe siècle et dans l’Empire autrichien – à Prague - au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. Ce n’est toutefois qu’au début du XIXe siècle, avec l’émergence du mouvement réformateur du judaïsme en Allemagne, que l’orgue s’impose véritablement dans les synagogues, tout comme les chœurs mixtes, ce qui entraîne une vive réaction des rabbins de stricte observance qui appellent à résister à la « nouvelle religion ». Malgré une forte opposition, le judaïsme réformé connut un fort développement en Allemagne, puis en France et en Belgique où il va s’ancrer plus significativement avec la création des Consistoires, sous l’égide de Napoléon. L’orgue va dès lors véritablement s’imposer comme un symbole de cette transformation. À Genève, la fièvre réformatrice allait également prendre corps au milieu du XIXe siècle avec la construction de la Grande synagogue et l’arrivée de Joseph Wertheimer, le premier Grand Rabbin de la cité. D’origine alsacienne, c’est un élève du Consistoire central de Paris et un fervent adepte des thèses libérales prônées par celui-ci. C’est lui qui impose l’installation de l’orgue dans la Grande synagogue de Genève. Les trois guerres contre l’Allemagne vont cependant progressivement nourrir un phénomène de rejet de la culture germanique, berceau du judaïsme réformé. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, les Consistoires prirent la décision d’opérer à nouveau un rapprochement avec l’orthodoxie, faisant taire les orgues et bannissant les chœurs. Étrange ironie du sort qui voyait la musique consistoriale contrainte d’exister dans un cadre non consistorial, emblématique de l’éternelle dispute qui oppose le judaïsme réformé au judaïsme orthodoxe. À Genève, l’orgue de la Grande synagogue fut entièrement démonté en 1996, une décision discutable car, si nombre de ces instruments ne fonctionnent quasiment plus, ils n’ont pas pour autant été détruits et ce, afin de préserver au mieux le patrimoine. Plusieurs synagogues ont ainsi fait le pari de maintenir ces instruments dans le cadre de certaines célébrations ou pour offrir à un large public la possibilité de découvrir une musique liturgique juive qui reste méconnue. C’est le cas à Mulhouse, à Prague, à Budapest, à Paris, à Versailles, à Strasbourg, à Lyon, à Reims, à Nancy, ou plus récemment à Bordeaux où le monumental orgue construit en 1882 a été entièrement restauré au sein de la plus grande synagogue de rite sépharade de France. Souhaitons que ces quelques exemples constituent une source d’inspiration pour permettre le retour de l’orgue original dans la Grande synagogue de Genève (il n’a pas été détruit) afin qu’il puisse œuvrer dans le cadre d’une ouverture culturelle sans préjudice du respect de l’observance orthodoxe. L'HISTOIRE L'HISTOIRE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 6

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