13 Pour quelles raisons ? Quand je regarde des films sur la Shoah ou sur la déportation, j’ai toujours un problème avec le hors-champ. Je sais ce qu’il y a autour du plan : je sais qu’il y a une équipe de cinéma, qu’ils n’ont pas vraiment froid, qu’ils sont en train de prétendre... Avec des dessins, vous n’avez pas de hors-champ. Il n’y a rien d’autre qui existe que le film luimême. Les dessins n’ont pas de vie autre et, donc, d’une certaine manière, il n’y a pas de mensonge. C’était la clé pour aborder toute cette partie-là ! Ce conte est destiné aux enfants... A-t-il une valeur éducative ? Oui, il y en a une, mais je m’en suis rendu compte assez tard. Ce n’était pas une motivation réelle pour moi. Je me posais plus des questions de réalisateur. Je voulais leur raconter cette histoire sans leur mentir, sans les traumatiser. C’est seulement en présentant le film dans les écoles que j’ai mesuré sa valeur éducative. C’était déjà le cas du livre, puisqu’il est entré dans les programmes de l’Éducation nationale. On me dit parfois que certaines images sont dures... Cela m’étonne. Ce sont plutôt des passages qui sont durs, parce que l’histoire est racontée ainsi. Je vois plus les images comme des tableaux. Allez-vous cacher les yeux de vos enfants devant Guernica ou Le Radeau de la méduse ? Ces images ne sont pas traumatisantes. Mais, vous, avec votre connaissance de ce qui est en train de se raconter, vous avez l’imagination nécessaire pour vous donner des détails scabreux ou affreux. Un enfant de 9-10 ans – et j’en ai rencontrés beaucoup pendant ma tournée de trois mois – comprend ce qui se passe sous ses yeux au même niveau qu’un adulte, mais il a sa propre vision de l’insupportable. Il comble la narration avec ce qu’il est capable de supporter. Ce devoir de mémoire est-il important pour vous ? Je ne suis pas très à l’aise avec cette notion. C’est l’injonction qui me dérange ! Ce serait une catastrophe si ça tombait aux oubliettes. Mais, personne n’a oublié. Le tout est de savoir ce qu’on en fait, comment on raconte cette histoire... Je ne suis ni professeur, ni philosophe, je ne fais pas de politique. Au moment où les survivants disparaissent et où l’on termine l’ère du témoignage et de la mémoire directe, la question d’inscrire cette histoire dans un récit collectif se pose différemment. Mais, c’est l’affaire des personnes qui s’intéressent à cette représentation-là, ce n’est pas l’affaire des gens ! La force d’un conte, dites-vous, c’est que les personnages ou les villes ne portent pas de nom, il permet donc de transmettre un message plus universel... Effectivement. C’est ce qui m’a plu dans le livre de Jean-Claude Grumberg, même si lui a plus ancré son conte localement et historiquement. Moi, j’étais prêt à aller plus loin et à enlever la référence à la Seconde Guerre au début du film. Un conte commence très souvent par cette phrase : « Il était une fois, dans un pays lointain... ». Mais, l’histoire se base toujours sur des faits réels qui ont touché des êtres humains et elle les amène à un niveau universel. Le Petit Poucet, par exemple, évoque la famine des paysans, dans un pays qui n’est plus capable de nourrir ses enfants. Dans le cas de La Plus Précieuse des Marchandises, le conte élève la Shoah au niveau de l’histoire de l’humanité. Cette histoire n’appartient plus aux Juifs, aux Allemands ou aux Européens, elle appartient à chacun d’entre nous. Vous devenez alors tous les personnages et vous comprenez que vous pouvez avoir en vous un génocidaire ou une victime. Vous comprenez aussi qu’il peut y avoir un juste en chaque personne, capable de faire les bons choix et de suivre sa morale, même si cela lui semble contre-nature au départ. Le conte permet cette projection. Quand vous enfermez une histoire avec des personnages qui ont des noms, vous individualisez cette histoire, vous la placez à une époque, dans un lieu précis et, d’une certaine manière, vous en restez à l’extérieur. Le conte, d’autant plus qu’il s’adresse aux enfants, a cette universalité-là. Pour la voix du narrateur, vous avez choisi Jean-Louis Trintignant. Une évidence ? Totalement. D’abord, Trintignant, c’est la plus belle voix du cinéma français, un immense acteur, un homme qui véhicule des valeurs humanistes. En plus, c’est un texte qui a été écrit par un vieil homme : il me paraissait normal qu’il soit lu par un vieil homme. Ce conte s’adresse aux enfants, il y a quelque chose qui tient du testament moral, je trouvais ça beau. Et puis, quand j’ai lu le livre pour la première fois, j’avais le sentiment de lire un classique, comme si cette histoire avait toujours existé. Or, Jean-Louis Trintignant amène cette forcelà. Je suis né, il y avait déjà Trintignant ! Il appartient à la mythologie du cinéma. Et pour les autres voix ? Au départ, j’avais prévu de travailler avec Gérard Depardieu pour le bûcheron, mais, pour des raisons évidentes, on n’a pas continué avec lui... J’avais envie de conserver ce côté classique et intemporel du texte. J’ai donc pris l’option d’avoir des dialogues littéraires. Je suis allé naturellement vers des acteurs de théâtre qui n’ont pas d’affectation ou d’accent dans la voix. Certains acteurs ont des natures qui les aiguillent vers un certain type de personnages : des paysans, des bourgeois, des prolétaires... Les comédiens de théâtre arrivent à plus de neutralité. J’ai donc réussi à réunir trois grands acteurs (ndlr. Dominique Blanc, Denis Podalydès et Grégory Gadebois) et j’ai eu de la chance : ils ont tout de suite dit oui. Le film est sorti en novembre, à une période où on est plus habitué à découvrir le dernier Disney ou Pixar. Le succès est au rendez-vous. Que vous inspire cette situation ? Je me dis d’abord qu’ils sont très forts chez Studiocanal (ndlr. distributeur du film). Ce sont eux qui ont choisi la date de la sortie, ils ont bien préparé leur coup. Mais, il y a aussi beaucoup de gens qui adorent ce film de manière différente que d’habitude. Cela dépasse la sphère du cinéma. Le succès du film leur fait un bien fou, parce qu’il y a un pessimisme ambiant, avec la montée de l’antisémitisme, qui laisse penser que ces sujets sont rejetés. Moi, j’ai montré ce film à des gamins issus de tous les horizons, dans des quartiers réputés difficiles. Il y avait des Arabes, des Noirs, des Asiatiques, des Français... Cela représentait une France mélangée. Mais, devant le film, on était tous ensemble et, lorsqu’on en parlait, il n’y en a pas un qui regardait son téléphone portable. Et ça, assimilé au succès du film, c’est une excellente nouvelle ! Ce n’est pas Zidane qui gagne la Coupe du monde, il faut rester calme. Mais, ce sont des signes extrêmement positifs dans une période qui en a un peu besoin. OC TOBRE 2024 - FÉ VR I ER 2025
RkJQdWJsaXNoZXIy MjE4MDE=