CIG_JOURNAL_N°15_FLIPBOOK

ÉCHANGE ENTRE ANNA, PARTICIPANTE DU GROUPE, ET NICOLE ENGEL-FERN, ASSISTANTE SOCIALE À LA CIG ET INITIATRICE DU GROUPE DE PAROLE Nicole Engel-Fern : Avant le 23 mai 2024, date à laquelle la CIG, le GIL, la CICAD et le GSI ont organisé tous ensemble un événement destiné aux étudiants et aux jeunes auquel tu as participé, tu n’avais aucun lien avec la communauté juive, la CIG ou le GIL. Ta confession n’était pas un sujet pour toi, qui as grandi à Genève et qui as suivi toute ta scolarité ici. Avec un nom qui ne t’expose pas en tant que juive, tu n’as jamais subi d’insultes antisémites et n’as jamais été confrontée à la question de ton identité juive. Les événements du 7 octobre 2023 ont radicalement changé la donne… Anna : C’est juste. Suite aux événements du 7 octobre, j ’ai éprouvé un fort sentiment de solitude et d’ isolement, ainsi qu’une impossibilité de dialoguer avec des personnes qui étaient pourtant mes amies les plus proches. Leurs réactions étaient tellement fortes et immédiates que cela ne nous a pas laissé le temps de digérer l’horreur qui s’est produite. Nous n’avions pas encore intégré nos émotions, ni fait le deuil pour réfléchir à notre positionnement, que les réactions – parfois violentes – commençaient déjà à pleuvoir de la part de la communauté étudiante, quant à leur solidarité absolue avec les Palestiniens. Ce discours pro-palestinien, presque festif quant aux évènements du 7 octobre, est très vite devenu un standard, surtout sur les réseaux sociaux. Mais il s’étendait aussi au-delà : il y avait comme un « caractère obsessionnel », terme utilisé par une autre participante du groupe, comme s’il fallait montrer qu’on se trouve du « bon côté ». Il est important de clarifier que les mouvements universitaires ne se considèrent pas comme des personnes qui discriminent. Il est important pour eux de montrer que ce n’est pas contre les Juifs qu’ils manifestent, mais contre la politique d’Israël. Le problème est qu’ils ne se rendent pas compte que, dans leur discours, l’amalgame est là. Je pense donc que pour la plupart d’entre eux, ce n’est pas nécessairement volontaire ; il n’y pas un vrai antisémitisme, ni une envie de faire du mal aux Juifs. NEF : Or, les slogans tels que « from the river to the sea » sont clairement antisémites, car ils sous-entendent qu’il n’y pas de place pour les Juifs en Israël. A : Je suis d’accord. Pour moi, ce slogan était le déclencheur. J’ai vu beaucoup de mes amis le relayer et quand j’ai essayé de leur expliquer ceci, il n’y avait aucune remise en question. Ils étaient convaincus d’avoir raison et ma parole n’a pas du tout été considérée comme valable. J’ai eu le sentiment qu’ils ne me considéraient pas comme une personne concernée, et que ma parole était moins valide que la leur parce que je me situais du côté des « méchants ». NEF : Je me demandée comment les étudiants sont si peu critiques et si facilement influençables… A : Le militantisme de gauche est profondément ancré dans l’identité de ceux qui le soutiennent. Ainsi, puisque le combat militant pro-palestinien fait partie de leur identité de gauche, ils ne s’autorisent pas à remettre ce discours en question. Cela reviendrait, en quelque sorte, à remettre en question leur propre identité. Ce militantisme constitue un élément qui les galvanise. Si l’on n’est pas d’accord avec ça, on se fait rejeter. L’esprit critique n’a pas de place dans ce contexte. NEF : Qu’est-ce que ce rejet a déclenché en toi ? A : Je me suis demandée pourquoi je réagissais aussi fort, bien que je m’attendais à ces réactions. Je savais que ça allait être compliqué dans mon groupe d’amis, mais je n’avais pas anticipé à quel point cela m’affecterait. C’est très personnel, mais c’est aussi par cela que je me suis « découverte » en tant que juive. NEF : C’est alors par le biais des paroles des autres qui t’ont heurtées qu’un processus d’identification s’est déclenché chez toi ? A : Oui, absolument. Avant, « être juive » n’était pas un sujet pour moi. J’aurais préféré que ce questionnement sur mon identité ne soit pas déclenché par un trauma. NEF : Je comprends. C’est là qu’est née ta motivation à participer au groupe ? A: Oui, c’est à partir de ce moment-là que j’ai ressenti le besoin d’aller à la rencontre de la communauté ; en me disant que je ne devais sûrement pas être la seule à éprouver ce sentiment de solitude. Pour beaucoup d’entre nous, les étudiants manifestant pour la Palestine faisaient partie de notre entourage ; c’était nos amis, les personnes qu’on côtoyait au sein de notre environnement étudiant. Quand je traversais Uni Mail, je croisais beaucoup de mes (anciens) amis. Ainsi, puisque je me sentais mal à l’aise face à leurs slogans, j’ai eu le sentiment de ne plus appartenir à leur communauté. NEF : C’est le sentiment du rejet dont Braendla a parlé lors de notre rencontre… A: Oui, exactement, j’ai ressenti un profond sentiment de rejet. Dans ces mouvements de groupe, les gens se réunissent autour d’un message commun. Si tu ne te sens pas en accord avec ce message, tu es exclu du groupe. C’était violent, alors que si quelqu'un avait pris la peine de me demander ce que je pensais politiquement, on aurait sûrement trouvé de nombreux points d’accord. Pour moi, ce n’était pas tant un problème de fond en termes de politique, mais plutôt une question de rhétorique et d’empathie. NEF : C’est ce refus d'écouter qui a été violent. Personne ne voulait discuter pour savoir comment toi, tu vivais les choses. A : C’est vrai. J’ai le sentiment que le phénomène de «mes amis ne m’ont rien demandé » est très répandu. En venant au groupe de parole, je me suis rendu compte que je n'étais pas seule à vivre cette expérience. J’ai donc réalisé qu’il y a un sérieux problème. Ce ne sont pas des cas isolés de manque d’empathie. Quelque part, cela donne une légitimité à notre tristesse et à notre peur. Je crois que les personnes qui ne font pas partie de minorités ne comprennent pas ça. Beaucoup ont montré de l’incompréhension : «Mais ta famille va bien. », «En Suisse, tu n’es pas menacée. ». Ce qui fait qu’on se sent exclu, nous ne sommes pas écoutés ou méritants d’empathie. Tout ceci amplifie notre sentiment de «On est différent parce qu’on est juif. » © BECCA TAPERT – UNSPLASH L’ÉCLAIRAGE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5

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