CIG_JOURNAL_N°15_FLIPBOOK

L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 6 - 0 9 2 0 2 4 N ° 1 5 TALMUD TORAH « L’ÉDUCATION JUIVE DOIT S’ADAPTER AU MONDE MODERNE » COMITÉ DÉCOUVREZ NOS DEUX NOUVEAUX MEMBRES ! SERVICE SOCIAL UN GROUPE DE PAROLE POUR LES ÉTUDIANTS JUIFS

RJ Management SA 5 Cours de Rive, 1204 Geneva - Switzerland +41 22 888 00 50 info@rjmanagement.ch rjmanagement.ch — Wealth Managers for Today’s World A committed partner in preserving and developing our clients’ assets over the long term.

Alors que nous venons de traverser les fêtes de Tichri, une période de renouveau spirituel et de réflexion profonde, il est temps de revenir sur les moments forts qui ont marqué notre communauté au cours de ces dernières semaines. Les fêtes de Tichri, avec Roch Hachana, Yom Kippour et Souccot, sont une occasion particulière de nous recentrer sur nos valeurs essentielles : la famille, la générosité et l’attachement indéfectible à nos traditions. Dans un monde en constante évolution, ces moments nous rappellent l’importance de préserver ce qui nous unit. À travers les prières, les repas partagés, les retrouvailles familiales et communautaires, nous avons une fois de plus honoré notre héritage. Ces célébrations ont été une opportunité pour chacun d’entre nous de réaffirmer notre solidarité et de renouveler nos engagements pour le bien-être collectif. Nous avons ensemble renforcé ce lien invisible mais si puissant qui nous relie à travers le temps, aux générations passées, présentes et futures. Ces fêtes ne sont pas seulement un moment de recueillement spirituel ; elles nous invitent également à l’action. La générosité, valeur clé de nos traditions, s’est une fois de plus manifestée au sein de la communauté. Que ce soit par des dons, par le partage de moments ou par un engagement renouvelé envers nos institutions, chacun a contribué à faire vivre cette solidarité qui est au cœur de notre identité. Dans ce contexte de renouveau et de transmission, nous avons eu le plaisir d’accueillir Anne-Eva et Nathan Smila, qui ont pris la direction du Centre Communautaire de la Jeunesse Juive (CCJJ). Leur arrivée marque un nouveau chapitre pour notre jeunesse, à qui nous devons offrir les outils pour s’épanouir tout en restant ancrée dans son identité juive. Fort de son expérience en gestion de centres éducatifs en France et en Israël, Nathan est un atout précieux pour notre communauté. Anne-Eva, avec son engagement et son expertise dans les projets éducatifs autour des valeurs juives, apportera une énergie nouvelle à nos initiatives. Ensemble, ils s’engagent à bâtir un avenir prometteur pour nos jeunes en leur transmettant non seulement des connaissances, mais aussi un profond sens de leur appartenance. Nous sommes ravis de les compter parmi nous et leur souhaitons un parcours couronné de succès. Le 7 octobre, nous avons commémoré un jour gravé dans la mémoire de notre peuple, marquant un an depuis l’attaque terroriste qui a bouleversé Israël et les communautés juives à travers le monde. Cet événement tragique nous rappelle l’importance de rester unis et solidaires face à l’adversité. Alors que la situation demeure complexe et en constante évolution, nos pensées accompagnent les otages, les victimes et leurs familles, ainsi que ceux qui veillent à la sécurité d’Israël. Nous n’oublions pas les soldats de Tsahal, dont le courage quotidien inspire chacun de nous. En ces moments de recueillement, nous réaffirmons notre soutien indéfectible à Israël, espérant que la situation s’améliorera pour tous les peuples concernés. Enfin, nous devons rester vigilants face à l’antisémitisme croissant, ici et ailleurs. Il est essentiel de nous rassembler et d’agir collectivement. Nous encourageons chacun à se joindre aux initiatives de la CICAD et de la CIG, qui travaillent à défendre nos droits et à promouvoir une cohabitation harmonieuse. Unis et déterminés, nous pourrons surmonter ces défis. Que les enseignements de ces moments forts continuent de nous guider tout au long de cette année. Que l’esprit de Tichri, de renouveau et de paix, nous inspire dans chacune de nos actions et nous encourage à rester solidaires, résilients et engagés. SOMMAIRE LES NEWS 5-7 LA CHRONIQUE DU RABBIN 8-9 LA RENCONTRE 10-12 L’ÉCLAIRAGE 13-15 L’HISTOIRE 16-17 L’ENQUÊTE 18-21 L’ENTRETIEN CROISÉ 22-23 LE REPORTAGE 24-26 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG 27-29 L’ÉTAT CIVIL 31 LA CUISINE 32 LE TRAIT D’HUMOUR 34 Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Mikhaël Benadmon Noémi Amatriain Floriane Piermay Jean Plançon Jean-Daniel Sallin Relecture Samuel Leval Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Photo de couverture Sven Brandsma – Unsplash Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom FAMILLE, SOLIDARITÉ & MÉMOIRE TEXTE ÉRIC RODITI L'ÉDITO 3 J U IN-SEP TEMBRE 2024

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LES NEWS REJOIGNEZ LE GROUPE DE DISCUSSION Ce groupe réunit à la Maison Juive Dumas des descendants de survivants et témoins de la Shoah autour de thématiques liées à la condition de « 2e génération ». En partenariat avec le Cercle Martin Buber, il se réunira les 29 octobre et 09 décembre prochains. Entrée libre sur inscription RÉSEAU 2E GÉNÉRATION À NE SURTOUT PAS MANQUER... 14-15.10.2024 LES FÊTES DE SOUCCOT SERONT CÉLÉBRÉES COMME IL SE DOIT AU GAN. SI VOUS Y DÉPOSER VOTRE ENFANT, SOYEZ ATTENTIF : LES ÉLÈVES AURONT CONFECTIONNÉ DE MAGNIFIQUES DÉCORATIONS POUR ORNER LES SOUCCOT COMMUNAUTAIRES ! 19.11.2024 EN AVANT LA MUSIQUE TOUS LES PARENTS D’ÉLÈVES SONT CONVIÉS AU GAN POUR PARTICIPER AVEC LEURS ENFANTS À UNE ACTIVITÉ MUSICALE ORCHESTRÉE PAR ISABEL, PROFESSEURE DE MUSIQUE DE L’ÉTABLISSEMENT. CINÉ-CLUB VOUS ÊTES FÉRU DE GRANDS ÉCRANS ? N’OUBLIEZ PAS LES PROJECTIONS DU CINÉ-CLUB DE LA CIG, POUR ASSISTER À DES PREMIÈRES EN SUISSE ET DES DIFFUSIONS INÉDITES. 04.12.2024 SWING, RIFF & BLUE NOTE Nous vous donnons rendez-vous le 04 décembre pour assister au vernissage du livre et de l’exposition IsraeliJazz, en présence du photographe Raphaël Perez, à la Maison Juive Dumas. Si vous vibrez au son des big bands, si des standards rythment votre quotidien ou si vous êtes simplement curieux, venez découvrir les débuts du jazz en Israël et comment ce pays est devenu un acteur majeur de cette scène, avec plusieurs centaines de musiciens professionnels se produisant à l’échelle mondiale. Entrée libre sur inscription UNE CAISSE DE PRÊTS SANS INTÉRÊTS AU SERVICE DES COMMUNAUTÉS JUIVES DE GENÈVE Sous le nom de «Guemilout ‘Hessed» (littéralement «Subside de bienfaisance »), la société EZRAH met à disposition des membres des communautés juives de Genève une caisse de prêts sans intérêts (ci-après « la Caisse»). Cette Caisse n’a pas pour prétention de se substituer au Service social qui est le mieux à même de venir en aide à des personnes souffrant de manière profonde et durable de précarité matérielle et/ou sociale. Elle a plutôt pour vocation d’offrir un dépannage dans des moments particuliers de la vie au cours desquels un «coup de pouce» peut être déterminant pour s’en sortir et rebondir. Ainsi, toute personne rencontrant momentanément des difficultés matérielles peut, dans la plus grande discrétion, faire appel à la Caisse*. De manière générale, le montant alloué par la Caisse ne dépasse pas CHF 5000.–, mais chaque demande est examinée individuellement et peut faire l’objet, si cela se justifie, d’une attribution supérieure à cette somme. Le-a bénéficiaire de ce prêt doit s’engager à le rembourser dans un laps de temps (même long) et par des tranches (même modestes) qui sont convenus de cas en cas avec la Caisse. Seule contrainte: le-a bénéficiaire doit fournir une garantie de remboursement par deux personnes, membres de l’une ou l’autre des communautés juives de Genève. Cette garantie, bien que rarement utilisée, offre à la Caisse la certitude que son capital ne diminuera pas avec le temps, et que par conséquent elle pourra toujours exercer son action de bienfaisance. * Un mot par e-mail suffit : soit à l’attention de M. Daniel Halpérin (daniel.halperin@bluewin.ch), soit à celle Mme Rachel Maman (rachel.maman@bluewin.ch). J U IN-SEP TEMBRE 2024 5

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NE JAMAIS CESSER D’APPRENDRE Danses israéliennes, théâtre, philosophe juive, cuisine… Les cours proposés par la Communauté Israélite de Genève sont pléthore ! À vous de trouver le vôtre en consultant notre site Internet, ou en nous contactant ! 30.09 & 01.10.2024 LES ENFANTS DU GAN PEUVENT INSCRIRE CES DATES DANS LEURS AGENDAS : LES 30 SEPTEMBRE ET 1ER OCTOBRE PROCHAINS, DES ACTIVITÉS ET UN MINI SEDER LEUR SERONT PROPOSÉS À L’OCCASION DE ROCH HACHANA ! 22.10.2024 LES MEMBRES DES CLUBS L’ÂGE D’OR ET HATIKVA AURONT LE PLAISIR DE DÉJEUNER SOUS LA SOUCCA, À LA CIG, POUR CÉLÉBRER SOUCCOT. SUIVEZ LE GUIDE LE PATRIMOINE JUIF GENEVOIS EST RICHE, ET LES VISITES GUIDÉES NOMBREUSES ! N’HÉSITEZ PAS À CONSULTER NOTRE CATALOGUE POUR DÉCOUVRIR LES TRÉSORS DE NOTRE CITÉ. PLUS D’INFORMATIONS SUR NOTRE SITE INTERNET 18-20.12.2024 CETTE ANNÉE, LE GAN CÉLÉBRERA HANOUCA AVEC QUELQUES JOURS D’AVANCE, LE 18 DÉCEMBRE, EN PRÉSENCE DES PARENTS QUI LE SOUHAITERONT. ET POUR TERMINER LA SEMAINE AVANT DES VACANCES BIEN MÉRITÉES, DES ACTIVITÉS SPÉCIALES SERONT PROPOSÉES AUX ENFANTS LES 19 ET 20 ! RENCONTRES PAUSE LITTÉRAIRE Pour les amoureux de littérature, le service Culture de la CIG propose les rencontres T’es livre ce midi ?, qui se déroulent sur la pause lunch à la synagogue Beth Yaacov une fois par trimestre, en fonction de l’actualité littéraire. Le principe ? Une autrice ou un auteur de renom vient à la rencontre de notre communauté autour d’un de ces ouvrages au cours d’une conférence animée par un journaliste spécialisé, suivie d’une séance de dédicace. Dates et informations en ligne SERVICE SOCIAL L’action annuelle des Cartes f leur ies de Roch Hachana, au prof it des bénéf iciaires du Service social de la CIG, a connu de nouveau cette année un franc succès ! Grâce à de généreux donateurs, plus de 1000 cartes de vœux ont été envoyées aux proches et amis. Un immense merci à tous les participants ! Pour plus d' informations, consultez notre site Internet www.comisra.ch © SHUTTERSTOCK, UNSPLASH AH, LA BELLE ESCALADE C’est une tradition que les enfants du GAN et ses enseignants ne louperaient pour rien au monde : comme à l’accoutumé, le GAN célébrera l’Escalade. A l’occasion, chaque enfant pourra venir déguisé écouter l’histoire de la Mère Royaume et briser la marmite de chocolat remplie de massepain. Ainsi périssent les ennemis de la République ! 12.11.2024 11.11.2024 MÉMOIRE LE 11 NOVEMBRE, LA CIG COMMÉMORERA LE 86E ANNIVERSAIRE DE LA NUIT DE CRISTAL. INFORMATIONS EN LIGNE 7 J U IN-SEP TEMBRE 2024

RÉFLEXIONS APRÈS LE 7 OCTOBRE : ENTRE OMBRES ET LUMIÈRES TEXTE MIKHAËL BENADMON Il m’arrive de discuter avec des personnes en détresse et d’avoir du mal à trouver les mots exacts et adaptés à la situation. Faut-il adopter un discours de réconfort et d’apaisement, un message d’acceptation ou un positionnement critique ? Souvent, je reçois comme réaction : «Pour vous qui croyez en D.ieu, tout est plus simple. Vous attribuez tout à la providence, le bien et le mal, la mort et la souffrance, la réussite et la chute. Dans tous les cas, vous retombez sur vos pieds. Vous avez réponse à tout et les événements du monde sont insérés dans une théorie métahistorique qui vous extrait de l’ incohérence et de l’absurde du monde ». Même si je ne réagis pas toujours sur le moment, la vérité est qu’à mes yeux, c’est tout le contraire. C’est précisément parce qu’il y a une acceptation de certaines données métaphysiques que les difficultés de l’existence sont encore plus criantes. En considérant l’existence de D.ieu, de la providence, de la rétribution, de la justice absolue, pourquoi tant de malheurs s’abattent sur nous en questionnant toutes ces hypothèses de travail ? Si le ciel est vide, les folies des hommes gèrent l’histoire et l’absurde est possible. Mais si l’on cherche à peupler ce ciel d’un D.ieu, et ce monde d’un sens, que faire face à l’injustice et le mal ? Cette problématique a été largement traitée dans la vaste littérature de la pensée juive et une dizaine de théories ont été évoquées. Mon propos n’est pas de les énumérer, mais plutôt de nommer les questionnements qui nous saisissent après les événements du 7 octobre et nous obligent à revisiter nos fondamentaux. Il s’avère alors que les débats classiques sont souvent dépassés et qu’on se retrouve face à des questions nouvelles et multiples qui expriment la condition du Juif moderne. Dans cette perspective, les catastrophes de l’histoire en général, et de l’histoire juive en particulier, nécessitent une relecture des catégories premières de l’existence juive. La pensée accompagne, certaines fois, nos joies et nos tristesses, les rend plus douces ou plus accrues, mais elle reste incontournable dans la gestion des événements et des émotions qui s’imposent à nous. C’est un travail individuel et collectif dont il s’agit et nos communautés sont avant tout des plateformes qui doivent permettre l’expression de ces interrogations. Le 7 octobre n’est pas près de disparaître de nos consciences et une identité juive en éveil ne peut faire l’économie de ces débats. Je ne suis pas certain qu’il faille arriver à des réponses, mais poser les questions me semble incontournable. Cinq champs de réflexions se dessinent alors à mes yeux : humain, géopolitique, spirituel, national et éthique. Chaque sujet énuméré constitue, pour ma part, un enjeu à réfléchir et nécessite l’instauration de véritables règles d’analyse et de dialogue. 1 Les premières questions sont d’ordre humain. Qu’en est-il de la fragilité de l’être, de l’incertitude du lendemain, du déchirement familial, de la crainte de la fin, de l’inquiétude du quotidien, de l’angoisse de la mort, de la barbarie humaine ? Que dire face au deuil de nos proches, des amputations de nos jeunes, des cicatrices mentales et des traumatismes, des cris d’un peuple ? 2. Un deuxième ordre de réflexion touche à la dimension collective de ce drame, aux questionnements sur le sens historique et géopolitique de l’événement. Est-ce un événement qui touche les Israéliens ou le peuple juif ? Fait-il encore partie du conflit israélo-palestinien, dessine-t-il les frontières entre les prochains alliés d’Israël et du monde, quel est le sens de ce nouvel axe IranRussie-Chine, Israël n’est-il un enjeu que pour les élections américaines, pourquoi ce conflit est-il tellement instrumentalisé en France, qu’en pensent les populations versus les dirigeants, le combat local d’Israël est-il un enjeu global ? On pourrait aussi évoquer le parti pris ou la compromission des instances internationales, l’ONU et sa morale, le « télénovélisme » (mais aussi les alliances) face aux frappes iraniennes, le silence face à un pays sous les bombes et aux populations délocalisées, et encore bien d’autres questions... 3. La dimension juive et théologique de la géopolitique fait son apparition dans l’esprit juif : s’agit-il d’un combat contre l’Islam, du bien contre le mal, comment différencier Islam et islamisme, pourquoi cette résurgence des mythes antisémites classiques, comment expliquer les chiffres ahurissants de hausse des actes antisémites ? Sommes-nous dans la continuation biblique du «peuple seul et isolé », que penser des discours apocalyptiques, pourquoi cette incompréhension du monde, l’audace de l’accusation organisée de génocide, faut-il faire confiance aux nations, l’écho du «Never Again » doit-il résonner ? Sans oublier l’inquiétude face aux pressions © ANDRE TAISSIN – UNSPLASH LA CHRONIQUE DU RABBIN LA CHRONIQUE DU RABBIN 8 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5

internationales, la neutralité académique et les soucis face aux élites de demain... 4. Les réflexions nationales internes en Israël émergent parfois avec beaucoup de violence et ouvrent certaines fois des blessures et des anciens dossiers portant sur le consensus même du vivre-ensemble israélien : le danger de la discorde, les redondances historiques et bibliques des guerres des Juifs, la légitimité des manifestations contre le gouvernement en temps de guerre, la question du soutien inconditionnel au premier ministre, l’impartialité des médias israéliens, les ultra-orthodoxes et l’armée, la place du messianisme dans l’avenir d’Israël. 5. Nos ennemis nous positionnent malgré nous face à des dilemmes éthiques, souvent insolubles, qui entraînent une fissure du tissu social et idéologique, dépassant les frontières d’Israël et questionnant nos fondamentaux. Parmi eux, évidemment, la question des otages et du prix à payer pour leur libération, la responsabilité/culpabilité des preneurs de décision, la compassion pour les autres victimes de la guerre, la possibilité d’effacer une idéologie mortifère, la tenue d’une guerre dans les règles du droit international... Ces questions révèlent des tendances idéologiques, religieuses ou éthiques et s’inscrivent dans la mise en place d’un mal-être qui peine à trouver une solution ultime. Toutes ces discussions doivent se tenir afin de renforcer notre vision du monde et notre cohésion collective, comprendre les avis divergents et composer avec la pluralité, même dans le désaccord. Le 7 octobre a éveillé en nous de vieux démons, mais paradoxalement peut aussi mieux nous armer dans ce monde d’après. Pour ma part, et au-delà des dangers physiques et métaphysiques énoncés, je persiste à chercher l’incroyable résilience d’un peuple, son soutien pour les soldats, la joie de vivre inébranlable du peuple d’Israël, les mariages inattendus, les expressions mondiales de solidarité des quatre coins du monde, juif et non juif, ainsi que le combat difficile pour la vérité. Le 7 octobre, ou plutôt Simh’at Torah, un peu comme Yom Kippour 1973, ne sera plus jamais le même ; mais forts d’une tradition et d’une histoire ancestrale, je garde confiance dans le peuple d’Israël et son Rocher. « SI LE CIEL EST VIDE, LES FOLIES DES HOMMES GÈRENT L’HISTOIRE ET L’ABSURDE EST POSSIBLE. MAIS SI L’ON CHERCHE À PEUPLER CE CIEL D’UN D.IEU, QUE FAIRE FACE À L’INJUSTICE ET LE MAL ? » 9 J U IN-SEP TEMBRE 2024

JOHN ARMLEDER : « JE NE CROIS PAS À L’ORIGINALITÉ » TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Jusqu’au 5 janvier, l’artiste genevois fait dialoguer un ensemble d’œuvres en verre avec des artefacts issus des collections du Musée Barbier-Mueller, en VieilleVille. L’occasion d’évoquer la carrière de cet homme de 76 ans, qui a survécu à une hémorragie cérébrale en 2008 et qui continue de poser un regard amusé sur le monde. Rencontre dans son atelier aux Charmilles ! Son atelier se situe à deux pas de la HEAD, dans un bâtiment dédié aux artisans. Il s’y est installé avec Mai-Thu Perret un peu avant le Covid-19. «Nous avons failli quitter les lieux après quelques mois seulement, parce que, selon la régie, nous ne correspondions pas totalement à la définition de l’artisanat », sourit John Armleder. L’espace est occupé par des étagères remplies de livres et de monographies – vestiges de son activité de « libraire » à la galerie Écart dans les années 70. Il y a un sapin de Noël doré au centre de la pièce, « parce que c’est Noël tous les jours ». À l’âge de 76 ans, l’artiste genevois continue de faire parler de lui. En juin, la galerie Lange & Pult, à Auvernier, avait réuni les « Trois Fantastiques » de l’art contemporain suisse – Sylvie Fleury, Olivier Mosset et, donc, John Armleder – pour célébrer ses 25 ans. Et, jusqu’au 5 janvier, quelques-unes de ses œuvres en verre dialoguent avec des artefacts issus des collections du Musée Barbier-Mueller. « J’étais assez proche de la famille », explique-t-il. « Lorsque Jean-Paul est décédé, en 2016, j’avais prêté une pièce en son honneur. L’idée d’organiser une exposition est née tout naturellement. Beaucoup de ces œuvres en verre ont rarement été exposées jusque-là. » Quelle relation avez-vous avec l’art aborigène ? Tout me parle, mais je ne suis pas un spécialiste. Je n’ai jamais eu l’idée de sectorisation des choses, j’ai toujours trouvé ça similaire... Je me souviens d’un voyage en Australie, nous avions visité Ayers Rock, ou plutôt Uluru comme l’appellent les aborigènes. Ceux-ci nous disaient qu’il était interdit de s’y rendre, parce que c’était sacré. Ils regardaient les Occidentaux monter sur ce rocher et les comparaient à des fourmis. Le plus impressionnant, c’était de voir ces Australiens s’agglutiner autour d’Uluru pour assister au coucher de soleil et applaudir une fois que c’était terminé. C’est l’une des rares fois où j’ai vu des gens applaudir la nature ! Pourquoi avoir décidé de travailler le verre? J’avais déjà fait quelques œuvres en verre par le passé, mais la plupart ont disparu. Ma première exposition spécialisée dans le verre avait eu lieu au début de la galerie Écart, à la rue Plantamour. Il fallait bien qu’on teste des choses nous-mêmes avant d’exposer d’autres artistes... J’étais allé récupérer des objets dans une verrerie laboratoire, dans un immeuble en face de l’Université voué à la démolition, et j’avais organisé une exposition seulement avec des débris de verre. On est loin de Murano... L’idée d’aller créer des objets en verre à Murano, près de Venise, est venue d’un ami, Sandro Rumney, petit-fils de Peggy Guggenheim. En 2008, j’ai été victime d’une hémorragie cérébrale à la suite de l’ablation d’une tumeur au cerveau. J’étais dans le coma, on ne me donnait aucune chance de vie... Je suis resté 14 mois à l’hôpital, je suis un survivant ! Quasiment en même temps, Sandro a été victime d’un AVC en montant sur une pyramide au Mexique. Ces problèmes de santé nous ont rapprochés et le projet d’aller ensemble à Murano pour travailler le verre avec une famille d’artisans nous a paru évident. C’est la première fois que je collaborais en direct avec un souffleur de verre (ndlr. Silvano Signoretto). Je l’ai encouragé à commettre toutes les erreurs possibles, comme inclure des gouttes d’eau dans le verre en fusion. À chaque fois, il me disait : « Je ne peux pas faire ça ! Mais je vais essayer... » À la fin, il était aux anges. Dessins, performances ou sculptures, votre œuvre est plutôt variée. Y a-t-il un médium que vous préférez ? Les choses paraissent différentes, mais c’est le même processus ! J’utilise beaucoup le hasard. Cela vient de ma rencontre avec John Cage qui a beaucoup utilisé le hasard dans sa musique et qui a influencé de nombreux artistes dans les années 60 avec le mouvement Fluxus. Je l’ai rencontré à l’âge de 12 ans et, pour moi, cette rencontre représente ma troisième Épiphanie. La première a eu lieu à l’âge de trois ans, à Florence, devant l’aile polychrome de l’archange Gabriel, dans L’Annonciation de Fra Angelico. Il paraît que je pleurais à chaudes larmes devant ce tableau... La deuxième, c’était en 1956 au Museum of Modern Art de New York : ma mère m’avait perdu et m’a retrouvé devant le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch. Je lui ai alors dit que c’était ce que je voulais faire dans la vie. Fra Angelico, Malevitch, John Cage... On peut difficilement faire mieux. (sourire) C’est ce qui a forgé votre envie de faire de l’art ? J’ai toujours voulu faire ça. Tout petit, je passais des heures à faire des dessins. C’est une chose qui m’obsédait. Je ne m’arrêtais pas. Ce qui n’était pas le cas de mon frère aîné, alors qu’il était plus artiste que moi. Il écrivait, il adorait aussi créer : dans l’hôtel, dont ma famille était propriétaire (ndlr. le Richemond), il changeait des choses toutes les semaines. Nous étions proches, mais aussi très différents. Un jour, il m’a dit : « Je m’occuperai de l’hôtel, comme ça, tu © ANANNIK WETTER 10 LA RENCONTRE LA RENCONTRE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5

À 76 ans, John Armleder continue de poser une regard amusé sur le monde. « EN 2008, J’AI ÉTÉ VICTIME D’UNE HÉMORRAGIE CÉRÉBRALE. J’ÉTAIS DANS LE COMA, ON NE ME DONNAIT AUCUNE CHANCE DE VIE... JE SUIS RESTÉ 14 MOIS À L’HÔPITAL, JE SUIS UN SURVIVANT ! » 11 J U IN-SEP TEMBRE 2024 pourras faire de l’art ! » Il est décédé deux ans après mon entrée à l’hôpital, pour les mêmes raisons que ma mère et au même âge, à 65 ans. Vous avez vécu l’évolution de l’art. Quel regard portez-vous sur ce sujet ? J’appartiens à la génération postmoderne qui signait la fin des écoles et des genres. À une époque, on m’accordait une part de paternité d’un courant qui s’appelait NéoGéo, lequel réinterprétait notamment la peinture abstraite géométrique historique d’une manière un peu plus « pop ». Moi, je distingue deux catégories d’artistes. Il y a ceux, comme Picasso, qui ont des périodes différentes : ils entrent dans une nouvelle période et abandonnent toutes les autres. Et il y a ceux, comme Francis Picabia, qui font la même chose toute leur vie. J’aime bien l’idée de passer de l’un à l’autre... De toute façon, je ne crois pas à l’originalité. Si vous ne faites pas quelque chose, quelqu’un d’autre le fera à votre place. Les choses arrivent parce qu’elles doivent arriver. D’où vient votre inspiration ? De l’époque, du temps... Quand on regarde les œuvres de l’art occidental, les périodes historiques comme le rococo ou le baroque, on remarque une certaine logique : ce sont les instruments et les visions disponibles à ces époques-là. Aujourd’hui, on dit que l’art est devenu trop commercial. Je rappelle que, par le passé, les artistes couraient après les princes et les églises, parce que c’étaient les seuls à s’intéresser à l’art. Donc, plus ça change, plus c’est la même chose ! Finalement, dans les arts visuels, une seule chose a changé réellement, et cela a commencé à la fin du XIXe siècle : on ne montre plus les tableaux comme des objets de décoration, mais comme des œuvres à part entière et on a construit des musées pour le faire. Avez-vous rêvé de vivre ailleurs qu’en Suisse ? Dès la fin des années 80, j’étais plus souvent ailleurs qu’en Suisse. J’ai eu ma période à New York, j’ai aussi enseigné à Brunswick, en Allemagne – ce qui est plutôt ironique, puisque c’est le nom du monument mortuaire devant l’hôtel Richemond. J’ai beaucoup voyagé pour mes expositions, mais j’ai toujours été officiellement établi en Suisse. En revanche, étant farouchement antimilitariste, j’ai refusé de faire mon service militaire et j’ai tenu à être jugé pour ça : j’ai passé sept mois à la prison Saint-Antoine, dans la Vieille-Ville. J’ai beaucoup appris de cette expérience. Lorsque vous créez Écart, dans les années 70, vous êtes-vous inspiré de la Factory d’Andy Warhol ? J’avais un groupe d’amis rencontrés sur les bancs du collège. Nous faisions tout ensemble, notamment de l’aviron, à raison de trois heures de rame par jour. C’était du sérieux ! Chacun faisait participer les autres à ce qu’il faisait. Et comme mes amis savaient que je voulais organiser des expositions... Nous en avons monté une première en 1967, dans une maison vide. Deux ans plus tard, dans les caves du Richemond, nous avons organisé un festival de happenings, avec des artistes invités. Écart est né comme ça. Un local s’est ensuite libéré, derrière l’hôtel, mon père m’a autorisé à l’utiliser. Cela nous a permis de créer la galerie. On était en 1972-1973, elle a vécu une dizaine d’années...

« TRANSPARENTS, JOHN ARMLEDER ET LE MUSÉE BARBIERMUELLER », JUSQU’AU 5 JANVIER 2025. 10 RUE DE CALVIN, À GENÈVE. TOUS LES JOURS DE 11H À 17H. © ANANNIK WETTER 12 LA RENCONTRE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5 Vous avez rencontré Andy Warhol pendant cette période. Comment expliquer son aura ? Saviez-vous que Warhol est l’artiste à qui l’on a consacré le plus de monographies dans le monde ? La raison est simple : si vous écrivez un livre sur lui, vous êtes sûr d’en vendre un tiers. (sourire) Andy Warhol était quelqu’un de prescient, il avait compris le côté transversal de l’art. Selon lui, il n’y a pas de spécialisation, le forme doit rester globale. C’est pourquoi il a tout fait : des films, de la musique... Je l’avais croisé à la Factory, quand il y avait encore les papiers d’argent sur les murs. Mais je l’ai véritablement connu après la tentative d’assassinat de Valerie Solanas (ndlr. en 1968), cela l’a complètement changé. Il était venu à Genève pour l’exposition de Joseph Beuys, nous avions organisé une fête au Richemond en son honneur. En 2006, le Mamco, à Genève, vous consacrait une rétrospective. Dans quelle mesure cette exposition est-elle importante dans votre carrière ? Cette exposition était intéressante, parce que c’était la première fois où tous les aspects de mon œuvre était rassemblés. Mais le vrai déclencheur est venu bien plus tôt, avec cette première exposition muséale au Kunstmuseum de Bâle. Elle a été fondamentale. Ce musée jouit d’une réputation dans le monde de l’art comme peu d’autres. Il avait fait parler de lui le jour où la ville de Bâle avait dû voter (ndlr. en 1967) pour savoir si le Kunstmuseum avait le droit d’acquérir les sept tableaux de Picasso qu’il venait de recevoir... Puis, il y a eu cette autre exposition au Kunstmuseum de Winterthour qui a ensuite voyagé à Paris, Düsseldorf et Berlin. C’est l’époque où tout a changé pour moi, j’étais dans la liste des artistes dont on parle. Dans le classement de Bilan, j’apparaissais même à la première place, ce qui ne veut absolument rien dire. Le lien de la famille Armleder avec Genève est fort. Comment est-il né ? Mon arrière-grand-père est arrivé à Genève de la Forêt Noire sans un sou. Selon mon père, il n’avait que dix pfennigs sur lui... Je ne sais pas par quel mystère, mais, quelques années plus tard, il était le copropriétaire de l’Hôtel National, qui allait devenir ensuite le Palais Wilson, devenant dans la foulée un magnat immobilier et hôtelier de la ville. C’est lui qui a commencé à louer une pension à côté du Beau-Rivage, près du lac... Le Richemond a vite été considéré comme l’un des cinq hôtels les plus importants en Europe. Je me souviens encore de notre concierge, Maurice, il faisait partie de ces trois ou quatre concierges dans le monde capables de vous faire rencontrer le président des États-Unis si vous en aviez envie. (sourire) À cette époque, j’ai pu rencontrer toutes les célébrités imaginables. Je me souviens encore de ces foules qui s’agglutinaient devant l’hôtel pour tenter de les apercevoir. Comment le Richemond a-t-il fini par quitter le giron de la famille Armleder ? Le jour où la SBS (ndlr. Société de Banque Suisse) a fusionné avec UBS, ils ont demandé de rembourser les dettes et comme mon frère n’avait pas l’argent à disposition, il a fallu chercher une solution. Il avait trouvé un investisseur prêt à racheter l’affaire, tandis que nous conservions l’immeuble. Mais il n’a jamais payé son dû. Cela a entraîné la fin de l’aventure. Heureusement, mon père – qui avait perdu la tête à la fin de sa vie – ne s’est pas rendu compte de ce qui arrivait : pour lui, il avait construit un château pour les vingt prochaines générations. Quant à moi, comme la famille était endettée, j’ai préféré renoncer à l’héritage. Et vous, aujourd’hui, vous avez toujours cette même volonté de créer ? Ce n’est plus la même chose. Quand je viens ici, à l’atelier, je suis content de faire des tableaux ou de participer à d’autres projets. Mais, quand on a l’âge que j’ai et les problèmes de santé que j’ai eus, on sait que c’est le count-down. Alors, avec mon équipe, on parle de la succession... J’essaie d’en discuter avec mon fils, mais il déteste ça, parce que cela signifie que son père meurt. Il a un certain âge, il n’a pas d’enfant, cela veut dire que c’est le point final de cette aventure ! Il faut donc trouver un système pour que cela soit facile pour lui et pour qu’il puisse encore travailler un peu avec tout ça.

« JE NE SUIS PAS SEULE À VIVRE CE SENTIMENT DE SOLITUDE » TEXTE NICOLE ENGEL-FERN Échange entre une assistante sociale de la Communauté et une étudiante qui a participé au groupe de parole pour étudiants juifs de Genève. Depuis les attaques terroristes menées par le Hamas en Israël le 7 octobre 2023, un mouvement étudiant de soutien à la cause palestinienne s’est créé, d’abord sur les campus universitaires aux États-Unis et ensuite en Europe. En mai 2024, cette vague de protestations a atteint la Suisse, où certains étudiants pro-palestiniens ont occupé plusieurs universités, notamment à Genève, Lausanne, Bâle et Zurich. Les bâtiments universitaires étaient ornés de banderoles affichant des slogans tels que « from the river to the sea » ainsi que des drapeaux palestiniens. Les victimes des attaques du 7 octobre et les otages semblaient avoir perdu toute leur importance. Les dirigeants des institutions universitaires ont défendu le mouvement de soutien à la Palestine en invoquant notamment le droit à la liberté d’expression. Ce qui a choqué et choque les étudiants de confession juive ne sont pas tant les revendications des manifestants, telles qu’un cessez-le-feu à Gaza et la restauration des fonctions de l’UNRWA, mais plutôt leur partialité et leurs prises de position en faveur de l’organisation terroriste du Hamas, responsable de la mort d'enfants et d'adultes innocents. Dans un courrier adressé à la directrice des Hautes Écoles, un étudiant exprime son inquiétude par rapport aux campements pro-palestiniens. Il lui écrit : «Ces manifestations sont perçues et vécues comme menaçantes et intimidantes par certaines personnes de confession juive. » C’est dans ce contexte qu’un groupe de parole et de soutien a été créé par la Communauté Israélite de Genève, sous l’égide de son Service social, pour les étudiants de confession juive. L’idée était alors d’offrir un lieu sûr pour toutes celles et ceux qui ont été bouleversés par les événements et qui se sont sentis isolés et incompris par leurs collègues et même amis. Une quinzaine d’étudiants, avec des parcours très différents quant à leurs liens avec notre Communauté, ont manifesté leur intérêt. Les règles essentielles incluaient la confidentialité, le respect de l'opinion d'autrui et une atmosphère sans jugement. Ces principes ont permis d’instaurer un cadre propice à l’expression, ouvert à toutes sortes d’opinions politiques et aux divers sentiments des participants. Sollicitée par le Service social, Braendla Steinfeld, psychologue-psychothérapeute, s’est portée volontaire pour animer ce groupe. Braendla Steinfeld témoigne qu’elle a été impressionnée par l’authenticité des récits apportés par les étudiants : « Bien que chacun a vécu différemment les événements, j’ai pu constater le point commun de cet isolement, le rejet, la perte du groupe des pairs et le besoin de se retrouver entre coreligionnaires. Chacun du groupe venait avec un background très différent, souvent sans aucun lien avec la Communauté Israélite de Genève auparavant et pourtant chacun a pu se confier et partager. » Au cours des séances, une forte anxiété liée à la crainte de se rendre au sein des structures universitaires et un sentiment d’isolement profond se sont révélés. Certains ont vécu un éloignement, voire la perte de leurs amis, incapables de discuter et d’écouter un point de vue divergeant. Un repli sur la famille, sur soi et une prise de conscience de leur identité juive ont été alors identifiés comme des conséquences de ce phénomène. Les séances ont ainsi relevé une grande solitude de ces étudiants qui étaient auparavant bien intégrés. Par ailleurs, certains étudiants ont exprimé leurs déboires en lien avec l’amalgame souvent fait par les manifestants pro-palestiniens entre Juifs et Israéliens. Cet amalgame, qui ne tient pas compte des diversités culturelles et politiques au sein de la communauté juive mondiale, a exacerbé les tensions sur les campus. De nombreux étudiants juifs se sont retrouvés injustement associés aux actions du gouvernement israélien, provoquant des sentiments d'isolement et de rejet. Cette confusion a non seulement nourri des préjugés, mais a également occulté la complexité des identités individuelles, contribuant à un climat de méfiance et de division au sein des institutions académiques. De plus, ceci a amené au fait que certains ont commencé à cacher ou occulter leur identité juive. Le groupe a permis à chacun de se sentir écouté et compris, apportant un grand soulagement. La dynamique de groupe a favorisé l’établissement de nouveaux liens et une meilleure maîtrise de la situation actuelle. En écoutant les expériences des autres, les participants ont trouvé des points communs, tout en renforçant leur résilience face aux défis rencontrés. 13 AU COURS DES SÉANCES, UNE FORTE ANXIÉTÉ LIÉE À LA CRAINTE DE SE RENDRE AU SEIN DES STRUCTURES UNIVERSITAIRES ET UN SENTIMENT D’ISOLEMENT PROFOND SE SONT RÉVÉLÉS. J U IN-SEP TEMBRE 2024 L’ÉCLAIRAGE

ÉCHANGE ENTRE ANNA, PARTICIPANTE DU GROUPE, ET NICOLE ENGEL-FERN, ASSISTANTE SOCIALE À LA CIG ET INITIATRICE DU GROUPE DE PAROLE Nicole Engel-Fern : Avant le 23 mai 2024, date à laquelle la CIG, le GIL, la CICAD et le GSI ont organisé tous ensemble un événement destiné aux étudiants et aux jeunes auquel tu as participé, tu n’avais aucun lien avec la communauté juive, la CIG ou le GIL. Ta confession n’était pas un sujet pour toi, qui as grandi à Genève et qui as suivi toute ta scolarité ici. Avec un nom qui ne t’expose pas en tant que juive, tu n’as jamais subi d’insultes antisémites et n’as jamais été confrontée à la question de ton identité juive. Les événements du 7 octobre 2023 ont radicalement changé la donne… Anna : C’est juste. Suite aux événements du 7 octobre, j ’ai éprouvé un fort sentiment de solitude et d’ isolement, ainsi qu’une impossibilité de dialoguer avec des personnes qui étaient pourtant mes amies les plus proches. Leurs réactions étaient tellement fortes et immédiates que cela ne nous a pas laissé le temps de digérer l’horreur qui s’est produite. Nous n’avions pas encore intégré nos émotions, ni fait le deuil pour réfléchir à notre positionnement, que les réactions – parfois violentes – commençaient déjà à pleuvoir de la part de la communauté étudiante, quant à leur solidarité absolue avec les Palestiniens. Ce discours pro-palestinien, presque festif quant aux évènements du 7 octobre, est très vite devenu un standard, surtout sur les réseaux sociaux. Mais il s’étendait aussi au-delà : il y avait comme un « caractère obsessionnel », terme utilisé par une autre participante du groupe, comme s’il fallait montrer qu’on se trouve du « bon côté ». Il est important de clarifier que les mouvements universitaires ne se considèrent pas comme des personnes qui discriminent. Il est important pour eux de montrer que ce n’est pas contre les Juifs qu’ils manifestent, mais contre la politique d’Israël. Le problème est qu’ils ne se rendent pas compte que, dans leur discours, l’amalgame est là. Je pense donc que pour la plupart d’entre eux, ce n’est pas nécessairement volontaire ; il n’y pas un vrai antisémitisme, ni une envie de faire du mal aux Juifs. NEF : Or, les slogans tels que « from the river to the sea » sont clairement antisémites, car ils sous-entendent qu’il n’y pas de place pour les Juifs en Israël. A : Je suis d’accord. Pour moi, ce slogan était le déclencheur. J’ai vu beaucoup de mes amis le relayer et quand j’ai essayé de leur expliquer ceci, il n’y avait aucune remise en question. Ils étaient convaincus d’avoir raison et ma parole n’a pas du tout été considérée comme valable. J’ai eu le sentiment qu’ils ne me considéraient pas comme une personne concernée, et que ma parole était moins valide que la leur parce que je me situais du côté des « méchants ». NEF : Je me demandée comment les étudiants sont si peu critiques et si facilement influençables… A : Le militantisme de gauche est profondément ancré dans l’identité de ceux qui le soutiennent. Ainsi, puisque le combat militant pro-palestinien fait partie de leur identité de gauche, ils ne s’autorisent pas à remettre ce discours en question. Cela reviendrait, en quelque sorte, à remettre en question leur propre identité. Ce militantisme constitue un élément qui les galvanise. Si l’on n’est pas d’accord avec ça, on se fait rejeter. L’esprit critique n’a pas de place dans ce contexte. NEF : Qu’est-ce que ce rejet a déclenché en toi ? A : Je me suis demandée pourquoi je réagissais aussi fort, bien que je m’attendais à ces réactions. Je savais que ça allait être compliqué dans mon groupe d’amis, mais je n’avais pas anticipé à quel point cela m’affecterait. C’est très personnel, mais c’est aussi par cela que je me suis « découverte » en tant que juive. NEF : C’est alors par le biais des paroles des autres qui t’ont heurtées qu’un processus d’identification s’est déclenché chez toi ? A : Oui, absolument. Avant, « être juive » n’était pas un sujet pour moi. J’aurais préféré que ce questionnement sur mon identité ne soit pas déclenché par un trauma. NEF : Je comprends. C’est là qu’est née ta motivation à participer au groupe ? A: Oui, c’est à partir de ce moment-là que j’ai ressenti le besoin d’aller à la rencontre de la communauté ; en me disant que je ne devais sûrement pas être la seule à éprouver ce sentiment de solitude. Pour beaucoup d’entre nous, les étudiants manifestant pour la Palestine faisaient partie de notre entourage ; c’était nos amis, les personnes qu’on côtoyait au sein de notre environnement étudiant. Quand je traversais Uni Mail, je croisais beaucoup de mes (anciens) amis. Ainsi, puisque je me sentais mal à l’aise face à leurs slogans, j’ai eu le sentiment de ne plus appartenir à leur communauté. NEF : C’est le sentiment du rejet dont Braendla a parlé lors de notre rencontre… A: Oui, exactement, j’ai ressenti un profond sentiment de rejet. Dans ces mouvements de groupe, les gens se réunissent autour d’un message commun. Si tu ne te sens pas en accord avec ce message, tu es exclu du groupe. C’était violent, alors que si quelqu'un avait pris la peine de me demander ce que je pensais politiquement, on aurait sûrement trouvé de nombreux points d’accord. Pour moi, ce n’était pas tant un problème de fond en termes de politique, mais plutôt une question de rhétorique et d’empathie. NEF : C’est ce refus d'écouter qui a été violent. Personne ne voulait discuter pour savoir comment toi, tu vivais les choses. A : C’est vrai. J’ai le sentiment que le phénomène de «mes amis ne m’ont rien demandé » est très répandu. En venant au groupe de parole, je me suis rendu compte que je n'étais pas seule à vivre cette expérience. J’ai donc réalisé qu’il y a un sérieux problème. Ce ne sont pas des cas isolés de manque d’empathie. Quelque part, cela donne une légitimité à notre tristesse et à notre peur. Je crois que les personnes qui ne font pas partie de minorités ne comprennent pas ça. Beaucoup ont montré de l’incompréhension : «Mais ta famille va bien. », «En Suisse, tu n’es pas menacée. ». Ce qui fait qu’on se sent exclu, nous ne sommes pas écoutés ou méritants d’empathie. Tout ceci amplifie notre sentiment de «On est différent parce qu’on est juif. » © BECCA TAPERT – UNSPLASH L’ÉCLAIRAGE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5

NEF : Penses-tu que d’autres minorités pourraient mieux nous comprendre ? A : Oui, de mon expérience les personnes qui me comprennent le mieux sont aussi issues de minorités. Par exemple, j’ai parlé avec un ami transsexuel qui m’a fait remarquer que nous sommes issus de deux minorités invisibles. Je me suis dit : «Oui, il a raison ; les gens ne réalisent pas qu’on vit des choses difficiles et discriminantes au quotidien, même si elles ne sont pas visibles. » Il m’a apporté énormément de soutien, beaucoup plus que d’autres… NEF : Parlons maintenant du groupe de parole. Qu’est-ce que ta participation à ce groupe t’a apporté ? Peut-on dire qu’il a répondu à ton besoin actuel ? A: Oui, complètement. J’avais besoin d'un espace qui permette la rencontre et la discussion avec d’autres jeunes qui avaient aussi vécu cette période de manière compliquée. Ce qui m’a fait du bien, c’est de me rendre compte que les avis n’étaient pas aussi noirs et blancs que ce que l’on pourrait croire. Grâce au groupe de parole, j’ai réalisé que c’est beaucoup plus nuancé que ça : beaucoup de gens soutiennent la cause palestinienne, mais elles ne se sentaient pas à l’aise lors des manifestations, de l’occupation de l’université et des slogans qui ont été scandés. Cela m’a soulagée. Je me suis rendu compte que l’empathie peut ne pas être exclusive à un seul groupe, on peut éprouver de l’empathie pour plusieurs d’entre eux ! Cela peut sembler bête, mais, pour moi, c’était un énorme soulagement. J’éprouvais ce mal-être, car je me sentais entre les deux, dans ces discours polarisés. En écoutant et en discutant avec d’autres jeunes juifs, je me suis rendu compte que je n’étais pas seule et que beaucoup d’entre nous se sentaient mal à l’aise avec les deux côtés militants. J’ai découvert que j’avais ma place au sein de la communauté. C’était un énorme réconfort pour moi de constater qu’il existait des opinions variées et que tout le monde n’était pas pris dans cette folie de « soit l’un, soit l’autre ». NEF : Cette polarisation… A : Exactement, très forte polarisation. J’ai senti qu’il existait un espace pour être plus calme et pour écouter ce que les gens avaient à dire. Au sein du groupe de parole, même si nous n’étions pas toujours tous d’accord, ce n’était pas grave. C’était un énorme soulagement pour moi ; de réaliser qu’on peut être ensemble, sans forcément être d’accord, mais en se respectant mutuellement. Découvrir qu’au sein de la Communauté il y avait une grande ouverture était très touchant. NEF : Pour ton futur, penses-tu que cette expérience t’a été bénéfique concernant ton identité juive? A : J’ai demandé à mon rabbin : «Qu’est-ce qui fait que je suis juive ? » Il m’a répondu : « Pour moi, cela signifie que tu seras toujours la bienvenue ici. » J’ai trouvé cela très réconfortant. C’était comme s’il n'y avait pas une seule vérité. Les autres membres de la Communauté ne reconsidèreront jamais mon identité juive parce que je ne crois pas, ou parce que je ne suis pas les règles. Au contraire, si je ne souhaite pas participer, c’est mon choix ; mais si je veux être là, la porte restera toujours ouverte. J’ai trouvé cela très rassurant. Au fil de notre discussion, j’ai également réalisé que mon épiphanie juive était née de la discrimination que j’ai ressentie après le 7 octobre. Reste à savoir voir comment je souhaite me réapproprier mon identité à l’avenir… À travers ce groupe de parole, des étudiants de tout bord ont pu se rencontrer et partager leurs expériences dans un lieu protégé. Ce sont des jeunes qui, pour la plupart, ne fréquentaient pas les communautés dans le passé. Le groupe de parole leur a donné une opportunité de découvrir leur lien avec le judaïsme. En écoutant les expér iences des autres, les participants à ce groupe de parole ont trouvé des points communs, en renforçant leur résilience face aux déf is rencontrés. 15 J U IN-SEP TEMBRE 2024

UNE COMMUNAUTÉ ANCRÉE DANS LE PATRIMOINE TRANSFRONTALIER DU GENEVOIS TEXTE JEAN PLANÇON Le 3 avril 2024, à l’initiative de la Mémoire de Veyrier et de l’association du Patrimoine juif genevois, s’est tenue la première assemblée du Groupement transfrontalier du Patrimoine du Genevois, réunissant sept communes et structures associatives françaises et suisses ayant pour but d’offrir au public des parcours culturels et historiques des deux côtés de la frontière. Sollicitée, la Communauté israélite de Genève a répondu favorablement à cette démarche qui permettra de faire découvrir toute la richesse de son patrimoine historique en l’ancrant dans celui de toute une région. Les communes de Veyrier, d’Étrembières, de Collonges-sous-Salève, ainsi que la Mémoire de Veyrier, l’association du Patrimoine juif genevois, la Communauté israélite de Genève, et l’association des amis de la Fontaine de César font partie de ce groupement au sein d’une Commission transfrontalière placée sous la présidence de M. Jean Plançon. UN PARTENARIAT AVEC GENIUS LOCI, UNE STARTUP LAUSANNOISE Afin de proposer ces parcours, le groupement s’est associé à la start-up lausannoise Genius Loci, lauréate du Prix du Public et médaille d'Or du Salon International des Inventions de Genève 2023, qui a développé un programme participatif, durable et économique, grâce à la création de médailles en inox, d’un diamètre d’environ 11 cm, disposant d’un QR code permettant d’accéder à un contenu multimédia numérique et ce, dans la langue de votre choix, grâce à un traducteur de texte de très haute qualité. Conçu à la base pour créer des parcours thématiques spécifiques dans un rayon de distance limité, ce programme connaît désormais une évolution nouvelle dont le Groupement transfrontalier sera le premier utilisateur dès cet automne. Genius Loci offrira en effet, à chacune des structures, la possibilité de créer ses propres parcours, mais aussi de les connecter entre eux, afin que le public puisse découvrir au fil d’une balade la diversité et la richesse du patrimoine culturel et historique de toute une région en lui indiquant les tracés, les distances et le temps de parcours. Le cimetière israélite de Veyrier, par exemple, sera ainsi intégré dans le parcours mémoriel créé le long de la frontière et qui comprend des points d’intérêt relatifs à la Seconde Guerre mondiale sur les communes de Thônex, Étrembières, Veyrier et Troinex. La Grande synagogue à Genève, le cimetière juif et l’ancienne synagogue à Carouge, ou encore l’ancienne maison juive rue Saint-Léger, auront aussi leurs médailles auxquelles viendront ensuite s’ajouter d’autres. Au total, cette première phase devrait conduire le Groupement transfrontalier à installer 120 médailles, © DR/GENIUS LOCI Ces médailles en inox disposent d’un QR code et permettent d’accéder à un contenu multimédia numér ique, dans la langue de son choix. L'HISTOIRE L'HISTOIRE 16 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 5

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