CIG_JOURNAL_N°14_FLIPBOOK

« Je ne me sentais pas de faire parler Hérode ou Godefroy de Bouillon », explique Vincent Lemire. «C’est un réflexe d’historien ! Je suis allé fouiller les archives pour savoir ce que ces personnages ont dit, parfois dans des langues complexes, et trouver des éléments qui puissent faire vivre le récit et s’enchaîner avec les scènes précédentes ou suivantes. » Un travail titanesque ! Il lui a fallu parfois plusieurs jours pour remplir une seule case. «Chaque chapitre m’a pris entre trois et cinq mois à écrire », souffle-t-il. «Mais, ainsi, le lecteur se sent rassuré, car il accède avec cette bande dessinée à des sources directes et à des archives 100% inédites. On casse ainsi les codes de la vulgarisation et on court-circuite les strates traditionnelles de la dispensation du savoir académique. » INTÉGRER LES LÉGENDES ET LES TRADITIONS Mais Vincent Lemire a aussi dû naviguer avec toutes les croyances religieuses et les mythes qui entourent Jérusalem et son histoire. « C’est l’une des difficultés que j’affronte au quotidien depuis 30 ans : en tant qu’historien, on doit distinguer ces légendes des faits authentiques et vérifiés. Mais, à Jérusalem, on ne peut pas séparer ces deux rapports au passé, parce que cette mémoire-là, ces mythes, fabriquent aussi de l’histoire concrète et tangible : ils créent des mouvements, provoquent des guerres... Le projet sioniste a aussi remobilisé des traditions. » Pour le Parisien, le premier chapitre, consacré aux prémices de Jérusalem, a été le plus délicat à écrire : il existe en effet peu de sources vérifiables, mais une matrice biblique imposante. Comment mettre en valeur ces textes du Coran, de la Torah ou de la Bible ? S’il utilise l’archéologie pour contrebalancer le récit, Vincent Lemire a aussi employé des astuces de mises en scène. En page 18, par exemple, on voit un rabbin, sous le fameux olivier, qui lit un passage à ses fidèles. « Je n’ai pas de fausses pudeurs face à ces textes », fait-il remarquer. «Quel historien de la Grèce classique pourrait raconter l’histoire d’Athènes sans lire la mythologie grecque ? C’est impensable et, surtout, ce serait absurde ! » Évidemment, ce qui rend l’exercice plus compliqué à Jérusalem, c’est la porosité entre les différentes traditions qui se croisent et s’échangent des récits entre elle. UN NIVEAU DE VIOLENCE SANS PRÉCÉDENT Cette bande dessinée permet également aux lecteurs de se faire une représentation de la Ville Sainte – en lieux, en distances et en reliefs ; de dépasser le texte et, donc, les discours, les idéologies et les points de vue. « Lorsque vous êtes confrontés à l’image, il y a des lieux et des personnages qui vous touchent d’une autre manière », souligne Vincent Lemire. «On avait pris l’habitude de raconter Jérusalem en tranches, comme si, après chaque conquête, il ne restait rien de la période d’avant. Alors que ce qui subsiste, ce sont les lieux ! Recourir à la géographie permet donc de mieux comprendre cette ville, mais aussi le territoire israélo-palestinien actuel... » Aujourd’hui, le Français ressent un urgent besoin de retourner en Israël pour comprendre. « Je parle beaucoup avec des amis sur place, je crois qu’on ne mesure pas le traumatisme vécu des deux côtés... » Depuis le 7 octobre, l’historien a cherché des références à ce conflit. Il n’en a pas trouvé. « Le niveau de violence est sans précédent, tant dans le mode opératoire que dans le nombre de morts rapporté à la population. En 1929, le pogrom d’Hébron avait fait une centaine de morts juifs. Le 7 octobre, on a compté près de 1000 civils juifs tués en une seule journée. Et, lors de la deuxième intifada, on avait comptabilisé 3000 morts palestiniens en cinq ans. Là, on dénombre plus de 30000 morts à Gaza, donc 10 fois plus, en 10 fois moins de temps... C’est vertigineux ! » Vincent Lemire se refuse à se positionner d’un côté ou de l’autre. Il estime en revanche que les deux peuples, israéliens et palestiniens, « font face à un risque existentiel ». « J’assume ce terme. Ce risque existentiel est évidemment à plus court terme pour la population de Gaza qui fait face à une dévastation sans précédent. Il est à plus long terme pour les Israéliens, parce que je considère que l’effondrement du soutien international est extrêmement dangereux pour le pays. Face à la gravité de la situation, nous ne devons pas contribuer à jeter de l’huile sur le feu, mais essayer de raisonner et de réguler les choses. » Paradoxalement, il encourage à entretenir une forme d’espoir. «On a pu voir, à travers l’histoire, que des périodes de catastrophes ou de calamités peuvent être des moments de sursauts salutaires. » « HISTOIRE DE JÉRUSALEM » ÉDITIONS LES ARÈNES PARUTION : OCTOBRE 2022 L’ENTRETIEN 24 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14 L’ENTRETIEN

RkJQdWJsaXNoZXIy MjE4MDE=