CIG_JOURNAL_N°14_FLIPBOOK

DES CAMÉRAS EMBARQUÉES Évidemment, cela a commencé avec les attaques terroristes du 7 octobre sur le territoire israélien : équipés de caméras GoPro sur leurs casques, les soldats du Hamas ont filmé et diffusé des images du massacre en direct. Leur objectif était-il de montrer sa vulnérabilité à la population israélienne ? De semer la peur et la terreur dans les maisons, occupées alors à célébrer Souccot ? Stéphane Amar n’est pas si catégorique : « Pour eux, c’était un moment de fierté. Ils ont réussi à déjouer tous les systèmes de protection et de surveillance, il fallait montrer cette opération audacieuse, sans équivalent dans le conflit. Il n’y avait aucune stratégie de communication derrière tout ça ! » Politologue et chercheuse en relations internationales à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, Elena Aoun pousse l’analyse plus loin : « Le Hamas n’a jamais anticipé un tel succès dans cette opération. Il a été totalement débordé par la facilité avec laquelle ses hommes ont pénétré sur le territoire israélien. Au-delà des photos et des vidéos choquantes, on observe surtout le caractère totalement désorganisé de cette attaque. Et je doute que le Hamas ait anticipé le scénario qui a suivi : la sévérité de la riposte israélienne, sa durée et l’atonie internationale autour de ce qui se passe à Gaza. » Les images du 7 octobre se sont d’ailleurs rapidement retournées contre le Hamas : Israël les a utilisées immédiatement à son bénéfice, pour créer sa propre légitimité, contrer la propagande du mouvement islamiste et, ainsi, justifier sa contre-attaque, auprès des médias internationaux. Pour le gouvernement, et comme le dit l’ambassadrice israélienne auprès de l’ONU, Meirav Eilon Shahar, dans son interview (lire en pages 10-13), il est primordial que personne n’oublie ce qu’il s’est déroulé dans le sud du pays – ces 1200 morts et ces 240 personnes prises en otage à Gaza. LES LIMITES DE LA HASBARA En cela, l’État juif suit à la lettre la doctrine de communication, imaginée par l’un des penseurs du sionisme, Nahum Sokolow, au début du XXe siècle, qui estimait qu’une implantation juive en Palestine souffrirait d’une mauvaise perception et d’une image négative auprès de l’opinion publique. La « hasbara » – « explication » en hébreu – devait lui permettre de justifier ses actions et de convaincre la scène internationale de le soutenir. Si elle revêtait un enjeu crucial après la création d’Israël en 1948, elle s’apparente désormais à de la propagande institutionnalisée, orchestrée par Tsahal, et s’est adaptée aux nouvelles formes de communication actuelles. Depuis le début du conflit, on a ainsi vu des clips diffusés en pré-roll sur YouTube ou dans des jeux vidéo, des campagnes relayées par des influenceurs ou, même, des experts mis gratuitement à disposition des médias étrangers. «Cette stratégie ne fonctionne pas très bien, car l’ image médiatique d’Israël n’est pas très bonne », fait remarquer Stéphane Amar. « Tous les professionnels de la hasbara devraient démissionner sur le champ... » À ses yeux, la meilleure arme d’Israël, dans ce domaine, reste la transparence. « Si on fait bien son métier de journaliste, on n’a pas besoin que le gouvernement dise ce qu’on doit voir ou pas. On peut se rendre partout, dans le pays, et rencontrer les gens. Capturer la réalité de ce pays, dans toute sa diversité, suffit à montrer que ce conflit est complexe. » Elena Aoun juge même l’attitude d’Israël contradictoire dans sa manière de communiquer autour du conflit. « Alors qu’ il essaie de conserver ce qui se passe à Gaza ou dans les territoires occupés en vase clos, le gouvernement ne fait pas beaucoup d’effort pour scénariser ou légitimer ce qu’ il fait. On l’a encore vu après la frappe directe sur un véhicule de l’ONU... C’est comme s’ il n’en avait cure, de l’opinion publique ! » ACCÈS LIMITÉ À LA BANDE DE GAZA Aujourd’hui, Israël est enlisé dans un champ de mots et d’images qu’il ne maîtrise plus. D’un côté, il continue de se référer, avec force et conviction, à ce massacre du 7 octobre, événement « unique » dans ce basculement vers l’horreur, pour légitimer la pluie de missiles sur Gaza. De l’autre, le Hamas nourrit, jour après jour, la machine médiatique de nouvelles images de bombardements sur la Palestine, montrant des enfants morts, des femmes blessées et des immeubles éventrés. Ces informations sont-elles véridiques ? Ou sont-elles d’anciennes vidéos recyclées ? Comment le savoir ? « L’utilisation des réseaux sociaux crée des canaux parallèles d’informations qui diffusent des images violentes et brutales, de manière extrêmement diverse et rapide par rapport aux canaux d’information traditionnels », explique Jérôme Bourdon, historien et sociologue des médias à France 24. « Cela provoque de la confusion, de la peur, car les gens ne disposent pas encore d’un récit complet et équilibré des événements. » C’est d’autant plus compliqué que peu de journalistes ont accès à la bande de Gaza et n’ont donc pas la possibilité de vérifier l’authenticité des informations sur le terrain. «Cette situation joue clairement contre Israël », admet Stéphane Amar. «Elle laisse le Hamas maître de la communication à Gaza, car les seules équipes autorisées à tourner sont issues des médias arabes acquises à sa cause, comme Al-Jazeera. Quant aux journalistes palestiniens, ils ne sont pas libres de s’exprimer : s’ils dévient de la ligne du Hamas, ils mettent leur vie en danger ! » Si Benjamin Netanyahu a décidé, symboliquement, d’interdire à la chaîne Al-Jazeera d’opérer depuis Israël, il ne peut pas empêcher les Palestiniens, eux-mêmes, de publier des nouvelles images. Autant d’informations susceptibles de choquer en Europe ou aux États-Unis. «BEAUCOUP DE GESTICULATIONS » « Il existe un soutien inconditionnel par rapport à l’État d’Israël et un alignement sur la nécessité d’anéantir le Hamas, sans qu’ il y ait une réflexion poussée sur ce que cela signifie », estime Elena Aoun. « On voit néanmoins apparaître une frange plus militante, plus sensible aux questions de justice sociale, de droits fondamentaux et de processus coloniaux, des organisations telles que Breaking the Silence ou Peace Now, qui ont une connaissance plus fine de la situation et arrivent à communiquer sur la violence structurelle exercée sur le peuple palestinien. Cela amène à cet élan de solidarité en faveur des Palestiniens (ndlr. notamment dans les universités occidentales), mais avec très peu d’effets. Peu d’états ont bougé. Même dans les pays de la région, il y a beaucoup de gesticulations, de mises en garde, mais pas de prises d’initiatives en faveur des Palestiniens. » ® SYNATIX – UNSPLASH 16 L’ENQUÊTE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

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