CIG_JOURNAL_N°14_FLIPBOOK

L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 2 - 0 5 2 0 2 4 N ° 1 4 INTERVIEW MEIRAV EILON SHAHAR REVIENT SUR LE MASSACRE DU 7 OCTOBRE ENQUÊTE ISRAËL A-T-IL PERDU LA GUERRE DE LA COMMUNICATION CONTRE LA HAMAS ? HOMMAGE PHILIPPE A. GRUMBACH ZL, PILIER DE LA COMMUNAUTÉ

RJ Management SA 5 Cours de Rive, 1204 Geneva - Switzerland +41 22 888 00 50 info@rjmanagement.ch rjmanagement.ch — Wealth Managers for Today’s World A committed partner in preserving and developing our clients’ assets over the long term.

C’est avec une profonde émotion et un respect infini que j’entame cet éditorial en rendant hommage à Me Philippe A. Grumbach zl, une figure emblématique de notre communauté, parti bien trop tôt. Président de la CIG de 2015 à 2020, puis nommé président d’Honneur en 2022, il a laissé une empreinte indélébile dans nos cœurs et nos esprits. Son parcours a été marqué par une intégrité sans faille, un courage exemplaire et une dévotion sans bornes à la cause de notre communauté. Il a œuvré inlassablement pour le bienêtre et la sécurité des Juifs de Genève et de Suisse, guidé par une vision de dignité, de transmission et de travail acharné. À titre personnel, c’est Philippe qui m’a convaincu de rejoindre le Comité de la CIG il y a cinq ans. Je lui en serai éternellement reconnaissant. Depuis ce jour, il n’a cessé de m’inspirer et de m’accompagner dans chaque réunion, chaque combat et chaque initiative. Sa sagesse et son amour pour notre communauté restent une source d’inspiration constante pour moi et pour tous mes collègues du Comité. À la fin du mois de mai, lors de notre assemblée générale, notre cher Rav Mikhaël Benadmon a été confirmé dans ses fonctions par une ovation unanime, témoignant de la confiance inébranlable et de l’affection profonde que nous lui portons. Il incarne l’esprit et les valeurs de notre communauté, et il s’engage avec une détermination sans faille à unifier les Juifs du canton. Son action inlassable vise à renforcer notre lien avec nos traditions et nos valeurs cultuelles, assurant ainsi la pérennité et la vitalité de notre identité communautaire. Cette reconnaissance unanime accordée au Rav Mikhaël Benadmon n’est pas seulement un hommage à son travail acharné et à son leadership ; elle symbolise aussi notre espoir collectif et notre détermination à marcher ensemble sur le chemin de la tradition et de la modernité, unis par des valeurs partagées et une vision commune. Que son exemple continue de nous inspirer et que son leadership nous guide vers un avenir rempli de paix, de solidarité et de foi renouvelée. Nous avons aussi célébré la réélection unanime de Mme Roseline Cisier en tant que présidente de la CIG. Ce résultat historique témoigne de la reconnaissance et de la confiance envers une femme dont les actions sont guidées par la bienveillance, la rigueur, le courage, la patience et la dignité. Travailler à ses côtés est un honneur incommensurable. Sous sa direction éclairée, la CIG est assurée de poursuivre son chemin vers un avenir prospère, solidaire et résolument engagé. En outre, Me Sarah Halpérin, MM. Ron Appel, Gary Bennaim, Elie Bernheim et Gregory Bradburry ont été réélus avec une majorité écrasante. Nous accueillons également deux nouveaux membres, MM. Olivier Adler et Jonathan Elmaleh. Merci infiniment pour votre engagement. Je profite également de ces lignes pour exprimer notre gratitude envers Mme Sonia Elkrief et M. Neil Berdugo, qui quittent le Comité après respectivement huit et sept ans de service dévoué. Nous continuerons à porter leur œuvre avec le même dévouement et la même passion. Un autre événement majeur de cette période est la votation du 9 juin 2024. Ce jour s’inscrit désormais comme une date historique dans notre lutte contre l’antisémitisme. Nous pouvons être immensément fiers de nos concitoyens qui, dans un contexte particulièrement difficile, ont su faire preuve de discernement et de courage en votant pour des mesures qui renforcent les valeurs de tolérance, de respect et de solidarité. Cette victoire est le fruit d’une mobilisation collective exemplaire et témoigne de la force et de l’unité de notre communauté. Elle nous encourage à poursuivre notre engagement avec une détermination renouvelée et une conviction inébranlable. SOMMAIRE LES NEWS 5-7 LA CHRONIQUE DU RABBIN 8-9 LA RENCONTRE 10-13 L’ENQUÊTE 14-17 L’HISTOIRE 18-19 LE PORTRAIT 20-21 L’ENTRETIEN 22-24 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG 25-29 L’ÉTAT CIVIL 31 LA CUISINE 32 LE TRAIT D’HUMOUR 34 Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Mikhaël Benadmon Noémi Amatriain Floriane Piermay Jean Plançon Jean-Daniel Sallin Relecture Leila Racordon Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Photo de couverture shutterstock Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom CONTINUITÉ & CONVICTION TEXTE ÉRIC RODITI L'ÉDITO 3 FÉ VR I ER-MA I 2024

Wealth & Asset Management | Treasury & Trading | www.ubp.com Inscrivez-vous à notre Newsletter sur ubp.com. L’UBP est heureuse de soutenir depuis plusieurs années la Communauté Israélite de Genève. Car l’avenir compte pour vous.

LES NEWS TOUT NOUVEAU, TOUT CHAUD Pour vous régaler de douceurs casher ? Il y a désormais la boulangerie pâtisserie Billaudel ! Située avenue Alfred Bertrand 4, l’adresse vous ravira avec son assortiment de pains et de viennoiseries, de chocolats, de sandwiches ou de hallot, confectionnés sous la supervision de notre Grand Rabbin. PAPILLES À NE SURTOUT PAS MANQUER... 15.09.2024 SAVE THE DATE ! L’ÉDITION 2024 DE LA JOURNÉE EUROPÉENNE DE LA CULTURE JUIVE SE TIENDRA LE 1ER SEPTEMBRE PROCHAIN ET S’ARTICULERA AUTOUR DU THÈME DE LA FAMILLE. RENDEZ-VOUS EN LIGNE POUR EN DÉCOUVRIR DAVANTAGE SUR LE PROGRAMME, TRÈS PROCHAINEMENT ! BIEN COMMENCER LA SEMAINE POUR BIEN DÉBUTER, RETROUVEZ LE GRAND RABBIN DR MIKHAËL BENADMON À LA MAISON JUIVE DUMAS, À 9 HEURES, POUR L’ÉTUDE HEBDOMADAIRE DE LA PARACHA ! RENTRÉE 2024-2025 QUELQUES PLACES SONT ENCORE DISPONIBLES AU GAN YÉLADIM POUR LA RENTRÉE SCOLAIRE PROCHAINE ! INSCRIVEZ VITE VOTRE ENFANT EN CONTACTANT CAROLINE GUIVANTE SUR GUIVANTEC@COMISRA.CH OU AU 022 899 13 32. 01-14.07.2024 CAMP D’ÉTÉ Du 1er au 14 juillet, les 6 à 15 ans sont attendus en Haute-Savoie autour d’activités sportives variées : rafting, VTT, buggy… Organisé conjointement par le CCJJ & le CJJL, ce camp d’été est une véritable institution qui ne laisse ni les enfants & adolescents, ni les parents indifférents ! Inscriptions en ligne sur comisra.ch 01-05.07.2024 & 08-12.07.2024 Jeux, animations, ateliers créatifs… La kaitana du CCJJ revient les deux premières semaines de juillet avec un magnif ique programme estival . Pour les 6 à 12 ans, membres du CCJJ ou non. FÉ VR I ER-MA I 2024 5

WE ALL SEE WEALTH DIFFERENTLY BEDROCKGROUP.COM restaurant@comisra.ch 022 317 89 10/19 SAVOUREZ LE BONHEUR DE RECEVOIR SANS VOUS SOUCIER DE RIEN Toute l’équipe du « Jardin » se tient à votre disposition pour vous accompagner dans l’organisation de vos évènements quels qu’ils soient, aussi bien privés que professionnels.

COURSES D’ÉCOLE POUR L’ÂGE D’OR La période estivale est aussi synonyme de réjouissances pour nos seniors de l’Âge d’or ! Tous les mardis des mois de juillet et d’août, la CIG leur propose une sortie thématique. Jardins, musées, visites… Retrouvez davantage d’informations sur notre site Internet ! NOUVEAUTÉ DÈS LA RENTRÉE DE SEPTEMBRE 2024, LE GAN YÉLADIM PROPOSERA UNE GARDERIE LES LUNDIS, MARDIS ET JEUDIS, DE 16H30 À 18H, ET LES MERCREDIS DE 13H30 À 18H. POUR PLUS DE RENSEIGNEMENTS, N’HÉSITEZ PAS À PRENDRE CONTACT AVEC CAROLINE GUIVANTE SUR GUIVANTEC@COMISRA.CH OU AU 022 899 13 32. RENDEZ-VOUS MARDI C’EST À LA SYNAGOGUE HEKHAL HANESS QUE LE GRAND RABBIN MIKHAËL BENADMON VOUS PROPOSE D’ABORDER LES GRANDES QUESTIONS DE LA PENSÉE JUIVE. MORALE, ÉTHIQUE, LAICITÉ, SAINTETÉ… LES DISCUSSIONS SONT OUVERTES AU PUBLIC, TOUS LES MARDIS, À 20H ! TOUS LES SAMEDIS TORAH & ACTUALITÉ Tous les samedis, le Grand Rabbin Mikhaël Benadmon vous donne rendez-vous à la Maison Juive Dumas pour un cours pour le moins d’actualité ! Avec «Debating Actutorah », vous aurez l’occasion d’observer les actualités du monde moderne à la lumière des lois halakhiques. Le dvar Torah est précédé de la Min’ha et de séouda Chlichit. 12.09.2024 SAVE THE DATE ! RÉSERVEZ D’ORES ET DÉJÀ VOTRE JEUDI 12 SEPTEMBRE PROCHAIN POUR PARTICIPER À NOTRE INCONTOURNABLE SOIRÉE AFTERCOM ! TOUS SOLIDAIRES Dès le mois de juillet, vous pourrez contr ibuer à l ’action Cartes f leur ies de Roch Hachana au prof it du Service social de la CIG. Nous comptons sur votre précieuse générosité ! Pour plus d' informations, consultez notre site internet www.comisra.ch © SHUTTERSTOCK, UNSPLASH 7 FÉ VR I ER-MA I 2024

POUR LES PERSONNES DE (BONNE) FOI UNIQUEMENT ! TEXTE MIKHAËL BENADMON Le cours commence. Je note au tableau le mot «Emouna», tel quel, fidèle à l’expression italienne traduttore traditore, « traduire, c’est trahir». Mais comment traduire ce mot en français ? L’état des lieux basé sur la pensée associative s’enclenche alors. Au début, les participants balbutient, c’est lent, ça grince, ça relève du sens commun : foi, croyance, confiance, espérance... Mais très rapidement, les idées fusent : prière, souhait, bonheur, sérénité, calme. Et on continue de plus belle : force, hargne, rage, incompréhension, certitude, doute. On passe d’un registre à l’autre par les mots uniquement, sans avoir besoin de conceptualiser : «Néchama», choix, perception, intérieur, acte, intime, pensée, puissant, profond, amour, inexplicable. Les idées se bousculent en dehors de toute cohérence : tiraillement, torture, tripes, cœur, sagesse, chemin de vie... En mettant un peu d’ordre, je perçois clairement deux approches : la première, qui voit dans la relation à D.ieu une source de bonheur, de bien-être, d’enrichissement de la personnalité ; et la deuxième, qui vit cette relation dans le tiraillement, le doute, l’incertitude. Ces deux approches me paraissent toutes deux, dans leur antagonisme manifeste, authentiquement religieuses. Elles stimulent l’individu et éveillent en lui une démarche constructive. Comment la religion peut-elle alors mener au fanatisme, à la violence et à la barbarie ? Où se situe le détonateur qui fait tout balancer dans l’horreur et comment s’installe-t-il dans la relation religieuse ? RELIGION ET FAITS DIVERS La tradition juive distingue clairement la relation de l’homme envers D.ieu et celle envers son prochain (cette distinction apparaît également dans les traditions chrétiennes et musulmanes, chacune dans un contexte différent). L’exigence d’intégrité ne saurait être divisée. Mais ça, c’est dans la théorie uniquement. Les faits divers nous submergent d’histoires de religieux corrompus, violents, misogynes, racistes et déviants. Ces hommes peuvent être irréprochables face à D.ieu, mais n’en sont pas moins des pourritures face aux hommes. Remplir ses devoirs religieux ne crée pas un homme meilleur, au même titre qu’être bon avec l’autre n’enrichit pas la relation à D.ieu. L’asymétrie est criante. Certains l’accepteront comme un fait sociologique et en seront désolés ; et d’autres pourraient même y voir une vérité théologique : l’objectif de la relation envers D.ieu n’est pas de pacifier la relation à autrui. La religion n’est pas soumise à l’exigence éthique, diront-ils. APPRENDRE À SE CONNAÎTRE Le fanatisme est possible, car il manque une troisième dimension fondamentale : la relation de l’homme envers lui-même. Le travail sur le caractère et les vertus, l’introspection constante, la pratique méditative de prière et le développement d’une vie spirituelle riche et dynamique n’en est qu’une partie. Apprendre à se connaître, à s’écouter, à comprendre l’origine de ses émotions, ses peurs, ses espoirs et ses instincts en constitue un deuxième volet. La réflexion autonome, la capacité critique à passer au crible sa personnalité, mais également sa tradition en fait pleinement partie. Critiquer ses textes fondateurs, sa société, ses institutions et ses leaders n’est pas un signe de distance, de rébellion ou d’infidélité à la tradition. C’est au contraire le remède à la soumission aveugle à un ordre perçu comme violent. La mise en pratique de cette dimension de l’homme face à lui-même requiert de la discipline, de la constance, du sérieux et est sans aucun doute le plus grand défi qu’une personne puisse relever. Elle demande à être encadrée par des maîtres en la matière, des êtres d’exception qui ont derrière eux des années de travail sur soi. QUELLE PERCEPTION DE D.IEU? La (bonne) foi est un triangle entre ces trois dimensions et leur interaction constante. Qui ne s’aime pas ne pourra pas aimer les autres, ni aimer D.ieu. Qui n’aime pas les autres ne pourra pas s’aimer, ni aimer D.ieu. Et inversement : qui aime D.ieu aimera plus les hommes et lui-même. La capacité à parler à autrui est intimement liée au développement d’un dialogue intérieur constructif et à une parole ouverte avec l’absolu. La perception de D.ieu joue là un rôle essentiel. Si D.ieu est perçu comme un tyran, un dictateur, un D.ieu masculin viril et jaloux, il y a tout à croire qu’il va générer un homme frustré et blessé qui projettera sur autrui sa frustration : il m’écrase, alors je t’écrase. Les psychologues nous diront que cette perception négative de D.ieu trouve sans doute sa source dans un homme déjà frustré qui cherche en D.ieu la compensation narcissique dont il a besoin, que son malêtre conditionne sa relation religieuse. Ce qui renforce notre lecture qui exige le bien-être comme fondement religieux. Il en va tout autrement d’un D.ieu perçu comme bonifiant l’homme, qui appréhende l’homme comme partenaire dans l’œuvre de la création, qui veut son bien et celui LA CHRONIQUE DU RABBIN LA CHRONIQUE DU RABBIN 8 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

© ZACH CAMP – UNSPLASH d’autrui, qui le crée à son image. Il est nécessaire d’opérer une relecture intelligente des traditions religieuses et d’y épurer ce qui crée le malheur de l’homme et ses frustrations, tels la culpabilité, l’annulation de soi et autres méfaits émotionnels. Le triangle fonctionne, et mes propos ont des conséquences très pratiques. Il doit être impérativement intégré aux sermons, aux prêches et aux discours des responsables religieux. Il doit être à la base de toute éducation religieuse et développement pédagogique. Une religion qui engendre des déséquilibrés et des fanatiques fait l’impasse sur la relation de l’homme envers lui-même et refuse le bonheur qui revient à chacun. L’humanisme religieux est possible, et est à mes yeux peut-être même plus puissant que la morale laïque. Mais sa mise en place nécessite une pleine conscience des dangers du silence et de la non-condamnation des dérives. Rabbins, Imams, prêtres et toute personne de (bonne) foi, au travail ! 9 FÉ VR I ER-MA I 2024

« IL Y A CLAIREMENT UN AVANT ET UN APRÈS-7 OCTOBRE... » TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Ambassadrice d’Israël auprès des Nations Unies depuis 2020, Meirav Eilon Shahar a vécu un mandat particulier, marqué d’abord par la pandémie de Covid-19, puis par le massacre perpétré par le Hamas au sud du pays, tuant plus de 1200 personnes et prenant en otages plus de 240 hommes, femmes et enfants à Gaza. Elle nous a reçus dans son bureau, proche de la place des Nations, pour tirer le bilan de ses quatre ans en Suisse et parler de ses excellentes relations avec la communauté juive. Le drapeau israélien se tient, au garde-àvous, à côté de son bureau. Meirav Eilon Shahar s’installe dans un fauteuil. Son portable à portée de main. Pendant les 45 minutes de l’entretien, il n’arrêtera d’ailleurs pas de vibrer comme un rappel régulier de l’actualité brûlante. À plus de 4000 kilomètres de là, Israël est engagé dans un bras de fer violent avec l’organisation terroriste Hamas. Un conflit provoqué par le massacre perpétré, le 7 octobre 2023, par le mouvement islamiste palestinien dans le sud du pays, tuant plus de 1200 personnes et prenant en otages à Gaza plus de 240 hommes, femmes et enfants. Pour l’ambassadrice d’Israël auprès des Nations Unies, il y a désormais un avant et un après. Elle le répètera plusieurs fois au cours de l’interview : cette date, funeste pour la population israélienne et le peuple juif, a changé la tonalité de sa mission à Genève. Et elle rythmera son quotidien de diplomate jusqu’à la fin de son mandat en juillet prochain. Elle doit donc rester joignable autant que possible. Arrivée en Suisse en août 2020, en pleine pandémie, Meirav Eilon Shahar a marqué ses quatre ans de poste par son efficacité et sa persévérance dans cette mission, délicate, de défendre les intérêts d’Israël auprès de la communauté internationale. Mère de trois enfants, elle a étudié les sciences politiques, ainsi que le cinéma et la communication, à l’Université de Tel-Aviv, avant d’embrasser une carrière diplomatique qui l’a emmenée aux ÉtatsUnis (New York, Los Angeles), au Kenya, au Vietnam et, enfin, à Genève. Aujourd’hui, elle est concentrée sur cet objectif : faire en sorte que personne n’oublie la raison pour laquelle Israël est entré en guerre avec le Hamas. Vous quitterez votre poste d’ambassadrice d’Israël auprès de l’ONU en juillet prochain. Quel bilan pouvez-vous tirer de vos quatre années à Genève ? Je suis arrivée à Genève en août 2020, en pleine période de Covid, et, longtemps, j’ai cru que cette pandémie serait mon plus grand défi au cours de mon mandat. Elle a énormément affecté mon travail à l’ONU, mais aussi auprès des nombreuses organisations multilatérales dans lesquelles je représente Israël. Les restrictions sanitaires ont également compliqué mes premières rencontres avec la communauté juive. Mais je suis une femme obstinée. Il me semblait important de pouvoir me présenter et faire connaissance avec les diplomates et les différentes communautés juives de la région. La technologie est certes magnifique, et Zoom m’a été d’une grande utilité pour organiser ces premiers contacts. Mais j’ai aussi tenu à rencontrer ces personnes personnellement, évidemment en tenant compte des limitations de distance et de nombre. Après le 7 octobre, le coronavirus m’a pourtant paru bien loin. Depuis cette date, mon travail à Genève a changé énormément, surtout dans notre manière de définir le monde multilatéral. Pour quelle raison ? Vous savez, j’ai passé quatre ans à New York et, de retour à Jérusalem, j’étais la directrice du Département des affaires politiques de l’ONU au ministère des Affaires étrangères. Le multilatéralisme n’a plus beaucoup de secrets pour moi. Je crois à ce système, pour être honnête avec vous. Du moins, j’y croyais avant le 7 octobre... Il permet de gérer collectivement des sujets importants tels que l’environnement, la sécurité alimentaire ou, justement, la pandémie. Comme ce sont les pays euxmêmes qui donnent le ton, ce système reste néanmoins imparfait. Il l’est encore moins dès que cela concerne mon pays. Avant le 7 octobre, nous avons essayé de ne pas nous focaliser sur le conflit entre Israël et les Palestiniens. J’estime en effet qu’il ne se règlera pas sur la scène multilatérale, et certainement pas à Genève. Pour moi, il était plus urgent pour notre pays d’être plus impliqué dans le dialogue multilatéral. Comment vous y êtes-vous prise ? Nous ne sommes pas partis de zéro, nous nous sommes appuyés sur le travail de mes prédécesseurs. Notre objectif ? Faire en sorte qu’Israël soit considéré comme l’égal des autres nations. Il y a de nombreux sujets prioritaires pour notre pays, comme la santé, la propriété intellectuelle, les droits de l’homme et de la femme, les droits LGBTQI, la situation des personnes handicapées... Nous essayons de faire bouger les agendas dans les organisations concernées. En trois ans, et pour la première fois, nous avons même réussi à faire passer deux résolutions à l’OMS : sur le renforcement de la réadaptation dans les systèmes de santé et sur l’accès aux soins pour les personnes en situation de handicap. Mais, pour arriver à ce résultat, nous avons dû travailler deux fois plus que les diplomates d’autres pays, parce qu’il y a un groupe de délégations, composé notamment des Palestiniens, de l’Iran, du Liban, de la Syrie, du Pakistan, de l’Algérie ou de l’Afrique du Sud, et mené par l’Organisation de Coopération Islamique, qui cherche à isoler autant que © PIERRE-MICHEL VIROT 10 LA RENCONTRE LA RENCONTRE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

Meirav Eilon Shahar est arr ivée à Genève en août 2020, en pleine pér iode de Covid. « Longtemps, j ’ai cru que cette pandémie serait mon plus grand déf i au cours de mon mandat... » 11 FÉ VR I ER-MA I 2024 possible Israël dans le monde multilatéral. Chaque jour, notre défi est de prouver que nous ne sommes pas isolés. Nous ne le sommes pas. Nous avons réussi à faire passer une résolution sur le cyberharcèlement au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies – qui était peut-être l’endroit le plus compliqué pour nous pour parvenir à ce résultat, compte tenu de la centaine de résolutions votées contre Israël depuis sa création en 2006. Nous avons pu compter sur l’appui de plusieurs partenaires comme l’Allemagne, l’Argentine ou la Grèce, nous avons mis notre expertise à disposition des pays qui souhaitaient nous consulter... Mais, jamais, nous n’avons laissé le conflit avec les Palestiniens dominer nos activités, nous avons plutôt cherché à le contenir aux plateformes déjà existantes. Le 7 octobre a changé tout ça ! Dans quelle mesure ? D’abord, il y a eu le choc, après le massacre, pour chacun d’entre nous, à la mission, dans la communauté. Mais il y a eu également beaucoup de déception sur le multilatéralisme. Je ne suis pas naïve, je l’ai dit, je l’ai pratiqué pendant de nombreuses années... Mais je m’attendais à plus de recul de la part de ces organisations, censées être plus professionnelles et moins politisées. D’un point de vue purement personnel, j’ai été choquée par l’absence de considération de certains collègues qui n’ont pas pris la peine de m’appeler pour savoir comment j’allais ou si ma famille était en sécurité. À un niveau plus institutionnel, je suis déçue de la position de plusieurs organisations et notamment de l’OMS – avec laquelle Israël a beaucoup collaboré ces dernières années, et notamment lors de la pandémie. L’appel à la libération des otages est venu tardivement, le massacre a été oublié presque immédiatement et l’attention s’est focalisée sur la situation à Gaza. Le discours n’a pas beaucoup évolué depuis... Après le 7 octobre, notre objectif a complètement changé : nous nous concentrons sur la guerre et nous voulons nous assurer que ce massacre et le sort des otages restent toujours sur la table. Ceux qui l’ont mentionné ont tendance à l’oublier. D’autres – les mêmes délégations que j’ai mentionnées précédemment – nourrissent une campagne de désinformation pour minimiser, voire nier les crimes du Hamas, notamment les crimes sexuels. Comment s’assurer qu’on n’oublie pas le massacre du 7 octobre ? Dès le lundi 9 octobre, et presque tous les quinze jours depuis, nous organisons des réunions avec les ambassadeurs et les organisations internationales. Évidemment, nous ne pouvons pas les forcer à venir et c’est là que réside notre défi : les amener dans cette salle et leur permettre de rencontrer les familles des otages ou de visionner les images filmées lors de l’attaque du Hamas. Nous invitons des experts en droit international, afin de clarifier le cadre juridique dans lequel Israël opère, ou des membres du COGAT (ndlr. Coordinateur des activités gouvernementales dans les territoires) pour expliquer comment s’organise l’assistance humanitaire à Gaza, en coordination avec la communauté internationale. Nous avons aussi travaillé avec les médias pour faire en sorte que la voix des victimes soit relayée et que la position d’Israël soit mieux comprise. Nous souhaitons que les autres pays continuent de parler de ce massacre et d’agir pour la libération des otages. Je comprends qu’ils se réfèrent à Gaza, la situation humanitaire est difficile et, malheureusement, les civils paient le prix fort pour les actions du Hamas, qui les utilise

comme boucliers humains. Israël prend de nombreuses mesures pour réduire les dommages causés aux civils et fait d’ailleurs tout son possible pour apporter plus d’aide humanitaire à la population. Mais nous devons aussi rappeler aux gens pourquoi nous sommes dans cette situation : elle a été créée par le Hamas. N’est-ce pas trop difficile de quitter votre poste en pleine crise ? Je prends ce départ de manière positive. Après quatre ans, il est temps de revenir à la maison. J’ai une partie de mes enfants en Suisse, une autre en Israël... C’est le bon moment de réunir la famille. Je pense aussi qu’il est nécessaire d’amener d’autres personnes autour de la table, afin d’apporter une énergie nouvelle et un regard différent. Et puis, nous ne changeons pas tous en même temps. Je ne suis pas seule à Genève, j’ai une équipe fantastique autour de moi. Une partie va rester à la mission après mon départ. Il y aura donc une certaine continuité... Comment va votre famille ? Tout le monde va bien. J’ai trois enfants. Deux sont en Israël, le troisième est en Suisse. Mais c’est une période compliquée. Le 7 octobre, ma fille était dans le Golan, au nord du pays. Après avoir passé son baccalauréat en Suisse, elle était retournée au pays en août. On se pose alors beaucoup de questions... Comment garantir notre sécurité ? Comment surmonter la peur et les traumatismes ? Elle est très contente que nous revenions à la maison. Comment mesurez-vous l’atmosphère générale au sein de la communauté à Genève ? C’est ma cinquième mission à l’étranger, j’ai vécu deux fois aux États-Unis. Au Vietnam ou au Kenya, les communautés juives étaient certes plus modestes... Mais, dans chaque pays, en tant que diplomate israélien, il y a une « famille » prête à vous accueillir. À Genève, j’ai vraiment apprécié ma relation avec cette communauté, que j’estime très sioniste et solidaire d’Israël. Il y a des différences et des opinions divergentes, comme dans toutes les familles, dirais-je... (sourire) Pour moi, qui dois me battre au quotidien aux Nations Unies, me retrouver dans cette communauté, pour un dîner ou pour une simple discussion, était de vrais moments de relaxation. Cela a-t-il changé après le 7 octobre ? Nous tentons d’impliquer la communauté dans tout ce que nous faisons. Nous les invitons régulièrement à des événements que nous organisons. Mais, le 7 octobre, une fois que nous avions compris ce qui s’était passé, nous avons tout de suite cherché à informer la communauté. Nous étions en plein chabbat, certains membres n’étaient donc pas au courant... Nous avons donc rédigé une lettre et nous l’avons amenée en personne dans les différentes synagogues de Genève afin qu’elle soit lue le samedi soir. Les connexions sont très fortes entre les membres de communauté et Israël : beaucoup ont de la famille ou des amis là-bas, ils y vont régulièrement pour leur rendre visite... Il était normal que nous pensions tout de suite à les informer de la situation. Et, dès la première semaine, ils se sont pleinement investis pour accueillir les familles des otages ou pour organiser des manifestations de soutien sur la place des Nations. Pourquoi la position d’Israël est-elle aussi difficile à comprendre ? L’histoire de notre peuple n’est pas simple et beaucoup de gens ont une vision trop simpliste de la situation : ils sont souvent mal informés, ou alors se refusent à regarder les faits. Après des siècles de souffrance, nous sommes simplement retournés sur notre terre ancestrale pour prendre notre destin en main. C’est ce qu’on appelle le sionisme, et sa concrétisation avec la création de l’État d’Israël. Mais, aujourd’hui, avec les réseaux sociaux, les opinions sont extrêmement polarisées : vous êtes soit pour, soit contre. Or, la réalité n’est pas noire ou blanche, elle est grise, avec ses différentes nuances ! Il est impossible de résumer la situation en deux phrases, ou en 280 caractères, et le problème, c’est que si quelqu’un ne veut pas écouter vos arguments, il n’a qu’à se déconnecter... Il est aussi intéressant de voir qu’au sein des Nations Unies, les Palestiniens se sont efforcés de créer des entités, dédiées à leur cause, susceptibles de soutenir et légitimer leur discours. Cela a commencé très tôt : Israël a été créé en 1948 et, un an plus tard, l’ONU fondait l’UNRWA (ndlr. Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le ProcheOrient), dont le but est d’imposer une certaine vision politique. Tous ces rapports et ces résolutions contre Israël n’ont peut-être pas d’effet immédiat, mais ils contribuent à construire les différentes couches d’une histoire – la leur. Dites-moi combien de personnes à l’ONU sont conscientes de la santé mentale des Israéliens à l’heure où je vous parle ! Ils ne sont pas nombreux. Cela doit être assez frustrant, non ? C’est un combat au quotidien. Saviez-vous que plus de 100000 personnes ont été évacuées du nord du pays ? Les médias internationaux n’en ont pas parlé. Dans le langage diplomatique, on les appelle des IDPs pour « internally displaced persons ». Ils ne vivent pas dans la rue ou sous des tentes, nous devons prendre soin d’eux, leur trouver un logement, dans un hôtel ou une maison, construire des écoles... Cela fait sept mois qu’ils habitent loin de chez eux. Mais personne n’en a fait mention. Je ne dis pas que c’est intentionnel, il y a beaucoup d’ignorance et de naïveté. Comment envisagez-vous la fin de la guerre ? C’est une question difficile. D’abord, je ne vois pas de fin immédiate sans la libération des 120 otages. Tout le pays, qu’il soit de gauche ou de droite, exige cette libération. D’autre part, nous devons faire en sorte que le Hamas ne sorte pas renforcé de ce conflit. Ses infrastructures militaires doivent être démantelées. Le changement passera aussi par une mutation du leadership palestinien qui devra baser son éducation sur la paix, et non plus sur la haine. Ce ne sera pas simple, cela prendra du temps pour amener ces changements, mais nous ne pouvons pas permettre au Hamas de gagner cette guerre, nous n’avons pas ce luxe. Ils doivent être vaincus ! L’extrémisme islamique est partout. Le monde doit comprendre que tous ces groupes terroristes observent avec intérêt ce qu’il se passe en Israël. C’est pourquoi nous n’avons aucune autre alternative, pour les Israéliens comme pour le monde, que de vaincre le Hamas et l’extrémisme islamique. D’où vous vient cette passion pour la diplomatie ? Quand j’étais jeune, je rêvais de devenir une journaliste TV. J’avais d’ailleurs étudié le cinéma et la communication à l’Université de Tel-Aviv. Un jour, je suis tombée sur une publicité du ministère des Affaires étrangères qui recherchait des diplomates pour renforcer ses équipes. Ram, mon fu12 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14 LA RENCONTRE

© PIERRE-MICHEL VIROT © DR 13 tur mari, m’a alors encouragée à présenter ma candidature... C’était l’époque des accords d’Oslo et de la reconnaissance mutuelle avec l’Autorité palestinienne, Israël était sur le point de signer un traité de paix avec la Jordanie. Je voyais que la région changeait et j’avais envie de faire partie de ce changement. Plus tard dans ma carrière, j’ai d’ailleurs dirigé l’équipe qui a travaillé à notre rapprochement avec les pays avec lesquels Israël n’avait pas de relations diplomatiques, comme le Bahreïn ou les Émirats arabes. Cela fait partie des nombreux efforts qui ont débouché sur les accords d’Abraham (ndlr. signés le 13 août 2020). Et, malgré les discours pessimistes liés à la guerre, je suis persuadée que nous assisterons à d’autres accords de paix et à un changement de dynamique dans le Moyen-Orient. Vous n’avez jamais regretté votre choix ? Jamais. J’ai apprécié chaque étape de ma carrière. Au Kenya, aux États-Unis, au Vietnam, à Genève... J’ai trouvé ces expériences extrêmement enrichissantes, professionnellement et personnellement. J’ai vraiment aimé ce que j’ai fait. C’est d’ailleurs ce que je répète à mes enfants : choisissez un métier qui vous passionne ! Mais être diplomate ne signifie pas seulement représenter son pays à l’étranger. Vous devez aussi l’influencer à l’intérieur. Vous ne représentez aucun parti politique et, comme vous êtes à l’extérieur, vous comprenez les intérêts, les pressions et les dynamiques du monde : vous avez donc la possibilité d’informer les décideurs nationaux et de façonner la stratégie d’Israël. C’est le message que je m’empresse de transmettre à la jeune génération de diplomates ! LE MONDE DOIT COMPRENDRE QUE TOUS LES GROUPES TERRORISTES OBSERVENT AVEC INTÉRÊT CE QU’IL SE PASSE EN ISRAËL. C’EST POURQUOI NOUS N’AVONS AUCUNE AUTRE ALTERNATIVE, POUR LES ISRAÉLIENS COMME POUR LE MONDE, QUE DE VAINCRE LE HAMAS ET L’EXTRÉMISME ISLAMIQUE. FÉ VR I ER-MA I 2024 Au cours de sa mission auprès de l ’ONU, Meirav Eilon Shahar s’est investie dans le dialogue multilatéral , af in qu’ Israël « soit considéré comme l ’égal des autres nations ». Depuis le 7 octobre 2023, plusieurs familles des otages retenus à Gaza sont venues à Genève pour demander la libération de leurs proches.

L’ENQUÊTE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

Huit mois après l’attaque terroriste du 7 octobre dans le sud du pays, l’État juif est accusé de « génocide » dans la bande de Gaza et se retrouve de plus en plus isolé sur la scène internationale. Aveuglé dans sa volonté d’anéantir le mouvement islamiste, est-il en train de perdre la guerre de la communication ? Décembre 2023. L’Afrique du Sud interpelle la Cour internationale de Justice (CIJ), à La Haye, et accuse Israël de « génocide » dans la bande de Gaza. Aux yeux du gouvernement de Pretoria, l’État hébreu viole ses obligations relatives à la Convention sur le génocide de 1948. L’attaque est frontale. Elle fait écho aux images d’immeubles éventrés et de Palestiniens exsangues qui circulent sur les écrans. Elle provoque surtout une vague de réactions autour de la planète. Au Brésil, le président Lula da Silva compare l’offensive israélienne contre le Hamas « à la Shoah ». La Colombie rompt ses liens diplomatiques. La Turquie suspend ses relations commerciales. Experte indépendante mandatée par le Conseil des droits de l’homme, Francesca Albanese ajoute de l’huile sur le feu : « La nature et l’ampleur écrasante de l’assaut israélien sur Gaza et les conditions de vie destructrices qu’il a causées révèlent une intention de détruire physiquement les Palestiniens en tant que groupe. » Les dix-sept juges de la CIJ, eux, finissent par admettre « un risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé à la population palestinienne ». Ils prennent alors six mesures conservatoires pour empêcher la dégradation de la situation, contraignant Israël « à prendre toutes les mesures pour éviter les actes de génocide à Gaza, à punir les incitations à la haine et leurs auteurs, à assurer une aide humanitaire d’urgence, et à conserver les preuves liées à l’accusation de génocide ». À Jérusalem, la pilule est difficile à avaler. Pour le premier ministre, Benjamin Netanyahu, c’est « le monde à l’envers ». Ministre de la Défense, Yoav Gallant se montre plus virulent : « Israël n’a pas besoin de recevoir des leçons de morale pour faire la distinction entre des terroristes et la population civile. Ceux qui recherchent la vérité ne la trouveront pas sur les fauteuils en cuir de La Haye, mais dans les tunnels du Hamas où sont encore détenus 136 otages et où se cachent ceux qui ont assassiné nos enfants. Israël n’oubliera jamais le 7 octobre. » DÉSINFORMATION ET MANIPULATION Que s’est-il passé entre ce 7 octobre de sinistre mémoire et ce printemps 2024? Comment les Israéliens sont-ils passés de la position de peuple agressé à celle de génocidaire potentiel ? «C’est un classique du genre », analyse Stéphane Amar, correspondant de la RTS à Jérusalem. « À chaque guerre, on retrouve la même dynamique : Israël est attaqué, on commence par le plaindre, ensuite, Israël réplique et on finit par le condamner ! Certaines nations n’ont pas encore intégré l’ idée qu’Israël avait le droit de se défendre, parce qu’en 2000 ans, le peuple juif ne l’avait jamais fait... » Mais cette guerre contre le Hamas n’est pas tout à fait comme les autres. Si la propagande et la manipulation ont toujours existé (on se souvient encore du « faux charnier » de Timisoara en 1989...), si la chaîne CNN a permis à la planète entière de suivre l’opération américaine à Bagdad, baptisée «Tempête du désert », en 1991, les réseaux sociaux, devenus la norme au XXIe siècle, ont fait tomber toutes les barrières de la désinformation et des « fake news », faisant de ce conflit une véritable guerre de la communication sans merci : tous les moyens sont bons pour influencer l’opinion publique. Et, à ce jeu-là, Israël a visiblement perdu du terrain ! ISRAËL VS. HAMAS : LE POIDS DES BOMBES, LE CHOC DES IMAGES TEXTE ADRIEN MAILLARD © PRISCILLA DU PREEZ– UNSPLASH COMMENT LES ISRAÉLIENS SONT-ILS PASSÉS DE LA POSITION DE PEUPLE AGRESSÉ À CELLE DE GÉNOCIDAIRE POTENTIEL ? 15 L’ENQUÊTE FÉ VR I ER-MA I 2024

DES CAMÉRAS EMBARQUÉES Évidemment, cela a commencé avec les attaques terroristes du 7 octobre sur le territoire israélien : équipés de caméras GoPro sur leurs casques, les soldats du Hamas ont filmé et diffusé des images du massacre en direct. Leur objectif était-il de montrer sa vulnérabilité à la population israélienne ? De semer la peur et la terreur dans les maisons, occupées alors à célébrer Souccot ? Stéphane Amar n’est pas si catégorique : « Pour eux, c’était un moment de fierté. Ils ont réussi à déjouer tous les systèmes de protection et de surveillance, il fallait montrer cette opération audacieuse, sans équivalent dans le conflit. Il n’y avait aucune stratégie de communication derrière tout ça ! » Politologue et chercheuse en relations internationales à l’Université catholique de Louvain, en Belgique, Elena Aoun pousse l’analyse plus loin : « Le Hamas n’a jamais anticipé un tel succès dans cette opération. Il a été totalement débordé par la facilité avec laquelle ses hommes ont pénétré sur le territoire israélien. Au-delà des photos et des vidéos choquantes, on observe surtout le caractère totalement désorganisé de cette attaque. Et je doute que le Hamas ait anticipé le scénario qui a suivi : la sévérité de la riposte israélienne, sa durée et l’atonie internationale autour de ce qui se passe à Gaza. » Les images du 7 octobre se sont d’ailleurs rapidement retournées contre le Hamas : Israël les a utilisées immédiatement à son bénéfice, pour créer sa propre légitimité, contrer la propagande du mouvement islamiste et, ainsi, justifier sa contre-attaque, auprès des médias internationaux. Pour le gouvernement, et comme le dit l’ambassadrice israélienne auprès de l’ONU, Meirav Eilon Shahar, dans son interview (lire en pages 10-13), il est primordial que personne n’oublie ce qu’il s’est déroulé dans le sud du pays – ces 1200 morts et ces 240 personnes prises en otage à Gaza. LES LIMITES DE LA HASBARA En cela, l’État juif suit à la lettre la doctrine de communication, imaginée par l’un des penseurs du sionisme, Nahum Sokolow, au début du XXe siècle, qui estimait qu’une implantation juive en Palestine souffrirait d’une mauvaise perception et d’une image négative auprès de l’opinion publique. La « hasbara » – « explication » en hébreu – devait lui permettre de justifier ses actions et de convaincre la scène internationale de le soutenir. Si elle revêtait un enjeu crucial après la création d’Israël en 1948, elle s’apparente désormais à de la propagande institutionnalisée, orchestrée par Tsahal, et s’est adaptée aux nouvelles formes de communication actuelles. Depuis le début du conflit, on a ainsi vu des clips diffusés en pré-roll sur YouTube ou dans des jeux vidéo, des campagnes relayées par des influenceurs ou, même, des experts mis gratuitement à disposition des médias étrangers. «Cette stratégie ne fonctionne pas très bien, car l’ image médiatique d’Israël n’est pas très bonne », fait remarquer Stéphane Amar. « Tous les professionnels de la hasbara devraient démissionner sur le champ... » À ses yeux, la meilleure arme d’Israël, dans ce domaine, reste la transparence. « Si on fait bien son métier de journaliste, on n’a pas besoin que le gouvernement dise ce qu’on doit voir ou pas. On peut se rendre partout, dans le pays, et rencontrer les gens. Capturer la réalité de ce pays, dans toute sa diversité, suffit à montrer que ce conflit est complexe. » Elena Aoun juge même l’attitude d’Israël contradictoire dans sa manière de communiquer autour du conflit. « Alors qu’ il essaie de conserver ce qui se passe à Gaza ou dans les territoires occupés en vase clos, le gouvernement ne fait pas beaucoup d’effort pour scénariser ou légitimer ce qu’ il fait. On l’a encore vu après la frappe directe sur un véhicule de l’ONU... C’est comme s’ il n’en avait cure, de l’opinion publique ! » ACCÈS LIMITÉ À LA BANDE DE GAZA Aujourd’hui, Israël est enlisé dans un champ de mots et d’images qu’il ne maîtrise plus. D’un côté, il continue de se référer, avec force et conviction, à ce massacre du 7 octobre, événement « unique » dans ce basculement vers l’horreur, pour légitimer la pluie de missiles sur Gaza. De l’autre, le Hamas nourrit, jour après jour, la machine médiatique de nouvelles images de bombardements sur la Palestine, montrant des enfants morts, des femmes blessées et des immeubles éventrés. Ces informations sont-elles véridiques ? Ou sont-elles d’anciennes vidéos recyclées ? Comment le savoir ? « L’utilisation des réseaux sociaux crée des canaux parallèles d’informations qui diffusent des images violentes et brutales, de manière extrêmement diverse et rapide par rapport aux canaux d’information traditionnels », explique Jérôme Bourdon, historien et sociologue des médias à France 24. « Cela provoque de la confusion, de la peur, car les gens ne disposent pas encore d’un récit complet et équilibré des événements. » C’est d’autant plus compliqué que peu de journalistes ont accès à la bande de Gaza et n’ont donc pas la possibilité de vérifier l’authenticité des informations sur le terrain. «Cette situation joue clairement contre Israël », admet Stéphane Amar. «Elle laisse le Hamas maître de la communication à Gaza, car les seules équipes autorisées à tourner sont issues des médias arabes acquises à sa cause, comme Al-Jazeera. Quant aux journalistes palestiniens, ils ne sont pas libres de s’exprimer : s’ils dévient de la ligne du Hamas, ils mettent leur vie en danger ! » Si Benjamin Netanyahu a décidé, symboliquement, d’interdire à la chaîne Al-Jazeera d’opérer depuis Israël, il ne peut pas empêcher les Palestiniens, eux-mêmes, de publier des nouvelles images. Autant d’informations susceptibles de choquer en Europe ou aux États-Unis. «BEAUCOUP DE GESTICULATIONS » « Il existe un soutien inconditionnel par rapport à l’État d’Israël et un alignement sur la nécessité d’anéantir le Hamas, sans qu’ il y ait une réflexion poussée sur ce que cela signifie », estime Elena Aoun. « On voit néanmoins apparaître une frange plus militante, plus sensible aux questions de justice sociale, de droits fondamentaux et de processus coloniaux, des organisations telles que Breaking the Silence ou Peace Now, qui ont une connaissance plus fine de la situation et arrivent à communiquer sur la violence structurelle exercée sur le peuple palestinien. Cela amène à cet élan de solidarité en faveur des Palestiniens (ndlr. notamment dans les universités occidentales), mais avec très peu d’effets. Peu d’états ont bougé. Même dans les pays de la région, il y a beaucoup de gesticulations, de mises en garde, mais pas de prises d’initiatives en faveur des Palestiniens. » ® SYNATIX – UNSPLASH 16 L’ENQUÊTE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

Pourtant, Israël se retrouve de plus en plus isolé. L’Espagne, l’Irlande et la Norvège ont uni leurs voix pour « reconnaître l’État de la Palestine ». Président des États-Unis, Joe Biden a menacé de ne plus livrer d’armes à son allié, « s’ il pénétrait dans le centre de population de Rafah » et a vivement critiqué la stratégie de Benjamin Netanyahu jugée « incompréhensible ». Emmanuel Macron, lui, s’est dit indigné par les frappes israéliennes sur un camp de déplacés, à Rafah justement. Condamnations pour la forme? Ou véritable changement de cap diplomatique ? Pour l’instant, Israël reste sourd aux demandes de cessez-le-feu et se dit « fermement opposé » à mettre un terme à cette guerre. Jusqu’à quand ? « Nous sommes face à une dynamique qui rend la pérennisation de la population de Gaza impossible ; face à la création d’une situation susceptible de ne plus permettre aux Palestiniens de vivre et d’exister », relève Elena Aoun – qui milite pour la solution des deux états, la seule capable de « garantir l’existence d’Israël dans un environnement moins chaotique ». Alors que les juges de la Cour internationale de Justice rendent leurs premières décisions, Israël se retrouve dans une position délicate, à la fois sur le terrain et dans l’opinion publique. Les accusations de génocide et les réactions internationales mettent en lumière la complexité d’un conflit où chaque camp cherche à imposer sa narrative. Reste à savoir si une solution durable et juste pourra émerger de ce chaos médiatique, ou si ce conflit continuera d’alimenter une spirale de violence et de désinformation. N.B. Cet article a été rédigé en mai et ne tient pas compte des derniers développements de ce conflit. UN GÉNOCIDE, C’EST QUOI ? Selon la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, approuvée le 9 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations Unies, un génocide est « un acte commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Ils sont au nombre de six : • Meurtre de membres du groupe ; • Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ; • Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence entraînant sa destruction physique totale ou partielle ; • Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; • Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. La Cour internationale de Justice a placé la barre très haut pour établir l’intention génocidaire d’un État. Elle a ainsi refusé de reconnaître la Serbie responsable de génocide lors du massacre de Srebrenica en 1995 pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine – qui a fait 8000 victimes parmi la population masculine : seul, le général Radislav Krstić a été jugé coupable par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Même constat dans le cadre du génocide des Tutsis au Rwanda commis par les milices hutues (plus de 800000 morts) : premier ministre du gouvernement intérimaire, Jean Kambanda a été condamné, en 1998, à la réclusion à perpétuité pour sa participation à ce génocide – comme plusieurs de ses ministres. Israël est enlisé dans un champ de mots et d’ images qu’ il ne maîtr ise plus. D’un côté, il continue de se référer au massacre du 7 octobre pour légitimer la pluie de missiles sur Gaza. De l ’autre, le Hamas nourr it la machine médiatique de nouvelles images de bombardements, de morts et de blessés. 17 FÉ VR I ER-MA I 2024

LE VITRAIL MONUMENTAL DE RÉGINE HEIM TEXTE JEAN PLANÇON Le 30 mars 1980 est inauguré le vitrail en dalle de verre destiné à orner l’extrémité orientale de l’Oratoire israélite de Veyrier, et ce, en lieu et place des trois grandes fenêtres en demi-lune présentes auparavant. À l’origine de ce projet, Vladimir Halpérin qui, dans le cadre d’une campagne de restauration conduite par l’architecte Samuel Bendahan, a souhaité ajouter une nouvelle dimension artistique à l’édifice réalisé par l’architecte Julien Flégenheimer en 1931. Réalisé par l’artiste suisse d’origine polonaise, Régine Heim, ce vitrail est un véritable chef-d’œuvre de l’art religieux contemporain, tant par la finesse et la qualité des vitraux en dalle de verre qui le composent que par ses dimensions monumentales : 45 dalles de près de 1m2 chacune, insérées dans une structure métallique de 9,35 mètres de long sur 4,35 de haut, soit une surface de 41m2. Cette fresque aux éclats de verre saillants éclaire et interprète admirablement la lumière de ce lieu de recueillement en offrant une vision contemporaine des textes fondateurs de la Bible hébraïque : le chaos initial, l’arbre de vie avec ses racines profondes entouré par les eaux et les flots, le soleil, la lune et les étoiles, le jaillissement du buisson ardent, les gouttes de la rosée céleste qui descendent sur les flammes, le tout béni par la manne céleste, un ciel rayonnant et scintillant par la multitude des étoiles représentées par de tout petits éléments de verre. La citation en guirlande – «À toi, Seigneur, appartiennent la grandeur, la puissance, la gloire, l’autorité et la majesté. À toi ce qui est dans le ciel et sur la terre » – constitue un contre-point au magnifique arc-en-ciel, symbole d’alliance et d’union, ce qui donne à l’ensemble une dynamique étonnante. TECHNIQUE DIFFICILE À MAÎTRISER La dalle de verre est une technique moderne, initiée à Paris par Jean Gaudin dans les années 1930, parallèlement à l’émergence de la construction en béton dans l’architecture. Peu de maîtres verriers s’y sont cependant essayés : cette technique est difficile à maîtriser, ce qui explique le nombre assez peu élevé d’œuvres de ce genre dans le monde, en comparaison avec la technique habituelle du verre fin utilisé pour la réalisation des vitraux classiques dans les églises et autres édifices religieux. Les pavés de verre, qui doivent être teintés dans la masse au moment de leur fabrication, peuvent mesurer à l’état brut 30x20cm pour une épaisseur de 2 à 3 cm. À Veyrier, certains atteignent cependant 15 cm d’épaisseur, offrant un relief et une variation interne des contrastes de couleur rarement observés ailleurs dans des œuvres similaires. Ces pavés sont ensuite taillés et sertis dans un réseau de ciment capable de résister aux variations de température (dilatation, contraction). La taille des grandes lignes est réalisée à la scie à eau électrique, puis chaque pièce est ensuite taillée plus précisément, selon les calibres, à l’aide de la marteline, qui vient heurter la dalle de verre posée sur le tranchet (planté dans un billot de bois). À la différence du vitrail au plomb, c’est la matière du verre et la résistance propre à chaque dalle qui déterminent le résultat final. Les pièces sont alors décapées, puis positionnées sur un lit de sable selon un dessin réalisé préalablement sur un chablon. Un coffrage en bois de la taille de chaque dalle souhaitée entoure le tout. Un mélange de ciment, de sable et de résine est alors coulé entre les morceaux de verre. La surface visible est bien nettoyée et un temps de séchage est nécessaire (environ 24h) avant que le vitrail puisse être levé. Reste ensuite à le sertir dans une structure métallique capable de supporter le poids des dalles réalisées. JEUX DE LUMIÈRES L’œuvre de Régine Heim dans ce vitrail se singularise d’abord par ses dimensions importantes. Les dalles, de grand gabarit, ont été insérées dans une structure métallique dont le quadrillage a été volontairement limité : cela a permis d’obtenir une optique d’ensemble dégagée et lumineuse, alors que d’autres réalisations en dalle de verre souffrent d’une certaine lourdeur visuelle, due à un maillage très important qui a tendance à les obscurcir. De fait, la fresque de Veyrier offre une grande clarté grâce à un véritable spectacle de jeux de lumières sublimé par la vivacité des couleurs obtenues, les contrastes dus aux reliefs des pierres taillées, et la configuration panoramique de l’ensemble. Il se présente en effet sous la forme d’un grand rectangle de forme concave, un choix qui n’a rien d’anodin, puisqu’à l’instar des barrages hydrauliques, la structure cintrée de l’œuvre absorbe mieux les forces de pression exercées. Enfin, elle frappe les esprits, non seulement par les inspirations bibliques qui y sont représentées, mais aussi par la multiplicité des éclats de verre, aux dimensions et formes extrêmement variées, qui, disposés telle une mosaïque, font de cette fresque une des plus belles œuvres de ce genre au monde. QUAND ISRAËL S’EN INSPIRE Cela n’a pas échappé aux représentants religieux et artistiques de l’État d’Israël qui, subjugués par ce vitrail, ont voulu – une fois n’est pas coutume – s’inspirer d’une œuvre réalisée en diaspora. Régine Heim fut donc mandatée pour réaliser une copie du vitrail de Veyrier dans la Grande synagogue de Jérusalem. Celui-ci fut ré- © POINT-OF-VIEWS.CH L'HISTOIRE L'HISTOIRE 18 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 14

RkJQdWJsaXNoZXIy MjE4MDE=