CIG Magazine N°12

les familles nécessiteuses. Le rabbin est alors un activiste social. La dimension collective de la prière récitée et chantée à haute voix (contrairement au rite ashkénaze pour une partie du rituel) et la culture du piyout (poème liturgique), l’importance des repas partagés et du culinaire ne sont pas des faits premiers de la sépharadité ; ils découlent d’une conception de fond sur la primordialité de la communauté. LA TORAH N’A PAS ÉTÉ DONNÉE AUX ANGES La Halakha s’intéresse à tous les détails de l’existence ; c’est l’une de ses facettes essentielles. Mais perçue uniquement sous cet angle, elle risque de se transformer en repère idéal pour psychorigides. La science et la technique ont apporté au monde une meilleure compréhension des phénomènes, des mesures, et en cela augmente nos connaissances dans le sens de la précision. L’application de ces contributions dans le monde de la Halakha est présente dans certains domaines, mais là encore, il convient de préciser cette deuxième tendance de la Halakha sépharade : la Torah n’a pas été donnée aux anges, mais bien aux hommes, avec leur grandeur et leurs limites, leur cœur et leur perception. Ainsi, la mathématisation de la Halakha visant à définir au gramme près les quantités de matsa à consommer à Pessah, la vérification au microscope des insectes pouvant se situer dans les interstices des feuilles de brocoli, le calcul minutieux des temps d’attente entre le lait et la viande à l’aide d’un cadran numérique – tout cela relève de ce même principe qui érige sur un piédestal le bon sens. Si l’application de la Halakha éveille la risée, la raillerie, l’étonnement naturel, non pas par simple effet néfaste de moquerie, mais véritablement par surprise et consternation confondue, c’est qu’il y a une mésentente sur l’action halakhique. Entendons-nous : le détail doit être respecté, mais il s’agit là non pas de l’objet de la Halakha, mais bien du sujet, c’est-à-dire de l’individu. Le risque de virer dans le culte excessif du détail et d’en faire l’apparence du tout transforme le système halakhique du domaine du sens au domaine du bizarre. Ce bizarre émerge lorsqu’il n’y a plus de continuité entre l’action religieuse et la vie, lorsque l’individu semble pénétrer dans un monde hermétique à tout un chacun, lorsque son humanité disparaît derrière la technique. Ce danger de déshumanisation de la personne avait été appréhendé aux débuts de l’ère technique avec la révolution industrielle, et voici qu’elle trouve également une expression religieuse dans le monde halakhique. « La Torah n’a pas été donnée aux anges » implique le fait que la Halakha soit pratiquée par un homme (ou une femme) conscient(e) de sa dimension humaine, des potentiels de hauteur comme des faiblesses, et s’il/elle peut tomber, chuter, c’est du fait de cette humanité. Le principe de tolérance à fondement religieux réapparaît dans ce contexte. Une autre application de cette tendance réside dans le rapport positif envers le monde. Il n’y a pas lieu de développer à son égard des suspicions démoniaques, de même qu’il y a un aspect positif à mieux le connaître par l’étude des sciences profanes. Cette relation d’interdépendance et d’enrichissement mutuel des domaines du sacré et du profane constitue l’un des apports essentiels du passé espagnol et de son âge d’or. NOUS NE SOMMES PAS MEILLEURS QUE NOS ANCIENS La troisième tendance de la Halakha sépharade tient dans l’argument que « nous ne sommes pas meilleurs que nos anciens ». La famille comme structure de base assurant la transmission de la tradition est le lieu premier d’étude de la Halakha. Si un doute surgit concernant une norme halakhique, l’instinct sera de questionner nos anciens, de vérifier ce qu’il en ressortait « à la maison ». Nos anciens, nos rabbins n’étaient pas mal renseignés, ni ignorants. Au contraire, ils étaient détenteurs de traditions ancestrales qui ne nécessitaient pas de trace scripturaire pour persister et être reconnues comme légitimes. La Torah est essentiellement dans l’oralité, donc dans la transmission. Consulter des livres est certes une étape essentielle du processus d’étude, mais le livre n’est que la trace de l’enseignement oral, vivant, dynamique, qui est véhiculé par les anciens. Rester dans la trace des anciens garantit une continuité, un barrage contre l’extrémisme, contre les argumentaires dialectiques inutiles. Cette tendance halakhique préserve le respect envers les traditions et usages qui tendent à disparaître faute de témoins et de réédition des anciens ouvrages. Il n’ implique pas une obéissance aveugle, mais instaure un dialogue qui disparaît entre le mode religieux des anciens et les nouvelles générations. Ces trois tendances recoupent partiellement une autre typologie de la Halakha sépharade proposée par le Rav Yossef Messas (1892-1974). Selon lui, les trois piliers de toute décision halakhique sont le bon sens du décisionnaire, la prise en considération du contexte social et de la communauté et la source de la loi. ® UNSPLASH 9 AVR I L-SEP TEMBRE 2023

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