CIG Magazine N°12

« SARRA POETESSA EBREA » : UN VOYAGE BAROQUE POUR LA BONNE CAUSE TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN Mêlant poèmes, œuvres liturgiques juives et musique profane, ce spectacle révèle l’héritage encore méconnu de deux artistes juifs du XVIIe siècle : Sarra Copia Sullam et Salomone Rossi. Organisé à la synagogue Beth Yaacov, au profit du Service social de la Communauté Israélite de Genève, ce concert a emmené les spectateurs au cœur de cette Italie baroque où les Juifs vivaient dans des ghettos, mais s’illustraient par leur talent... Qui connaissait déjà Sarra Copia Sullam (1588-1641) avant de prendre place sur les bancs en bois de la synagogue Beth Yaacov ? Écrivaine et poétesse italienne, elle a vécu à Venise au début du XVIIe siècle et a joué un rôle exceptionnel dans les milieux chrétiens et juifs, notamment en ouvrant à l’âge de 18 ans un salon littéraire et philosophique dans sa demeure : artistes, poètes, écrivains, intellectuels et religieux se donnaient régulièrement rendez-vous dans le Ghetto Vecchio de Venise pour débattre et partager leur passion pour les arts. Mais, de ses écrits, seuls quelques sonnets ont traversé les ans – tout comme son Manifeste écrit en réponse aux accusations d’hérésie proférées par Baldassare Bonifacio, un ecclésiastique invité à plusieurs reprises aux réceptions offertes par Sarra et son mari, Jacob Sullam. GHETTOS JUIFS EN ITALIE Organisée par la Communauté Israélite de Genève, avec l’appui de la Communauté Juive Libérale de Genève, au profit du Service social de la CIG, cette deuxième soirée de Tsedaka a donc invité les spectateurs à un merveilleux voyage dans le temps, rythmé par les mélodies de Salomone Rossi – un violoniste et compositeur italien qui fut l’interprète attitré de la communauté juive de Mantoue (1570-1630). Intitulé Sarra poetessa ebrea, ce spectacle a été créé à l’initiative de Binyamin Greilsammer. Titulaire d’un master de clavecin à la Haute École de Musique de Genève, il s’est spécialisé dans la musique baroque des XVIe et XVIIe siècles, et il a profité de cet événement pour révéler l’extraordinaire héritage, encore méconnu, de ces artistes juifs ayant vécu à cette période-là. Au XVIIe siècle, la situation n’est guère enviable pour la population juive : l’antisémitisme s’est largement répandu en Europe. En Italie, Venise est la première ville à instaurer un ghetto d’envergure, en 1516, dans le quartier de Cannaregio et ce sont près de 5000 personnes qui y vivent alors que Sarra Copia Sullam tient salon et cultive cette interaction unique entre intellectuels chrétiens et juifs. Du côté de Mantoue, ce sont quelque 7000 Juifs – soit 8% de la population – qui habitent dans cette ville sous la protection des ducs de Gonzague. Cela n’a pas empêché la création d’un ghetto en 1612 – un quartier dans lequel vit Salomone Rossi. Nommé «maître de concert » pour la famille ducale, le violoniste bénéficie d’un laisser-passer pour se rendre à la cour. Il est surtout dispensé de porter la rouelle, cette sorte de bonnet jaune qui sert à différencier les Juifs de la population. EN COSTUMES D’ÉPOQUE C’est ce bout d’histoire que raconte le spectacle... En costumes d’époque, musiciens et comédiens dialoguent entre notes de musique et lectures. D’un côté, l’Ensemble du Roi Salomon, conduit par Binyamin Greilsammer, délivre les œuvres, liturgiques juives ou profanes, de Salomone Rossi comme autant de respirations. De l’autre, trois comédiens – Michal Kalfon, Cédric Costantino et Raphaël Pinto – prêtent vie aux personnages, se donnant la réplique au travers de lettres, de poèmes et d’extraits, traduits dans la langue de Molière pour l’occasion. On y découvre les tentatives désespérées de l’écrivain, devenu moine, Ansaldo Cebà pour convertir Sarra Copia Sullam – dont il est tombé amoureux au cours de leurs échanges épistolaires – au christianisme. On est ému par la missive de la jeune poétesse adressée à son père, décédé alors qu’elle n’avait que 16 ans, ou par son plaidoyer pour essayer d’échapper aux griffes de l’Inquisition, tandis qu’elle est accusée d’hérésie : selon l’évêque Bonifacio, elle ne croirait pas en l’immortalité de l’âme, un crime qui peut la conduire au bûcher. On apprécie encore l’épitaphe rédigé en hébreu par Léon de Modène sur la tombe de cette artiste, située dans le cimetière juif du Lido de Venise. Le rabbin avait aussi exhorté Salomone Rossi à composer une collection d’œuvres pour accompagner la liturgie synagogale : Les Cantiques de Salomon. Sarra et Salomone ne se sont jamais rencontrés, mais ils avaient de nombreux points communs. Ce spectacle en est un nouveau. PRÈS DE 300 FOYERS SOUTENUS Retour au XXIe siècle. Au moment de conclure la soirée, Anita Halasz, responsable Culture et Bibliothèque de la CIG, s’empresse d’annoncer que cette création originale a déjà suscité, avant même sa première à Genève, l’intérêt de plusieurs synagogues sur le Vieux-Continent. Binyamin Greilsammer a d’ailleurs été invité à jouer Sarra poetessa ebrea à Venise – là où tout a commencé dans ce ghetto dont les portes n’ont été abattues qu’en 1797 par les soldats de Bonaparte, officialisant ainsi l’émancipation des Juifs au nom des valeurs de la Révolution. LE REPORTAGE 23 AVR I L-SEP TEMBRE 2023

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