CIG Magazine N°12

L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 4 - 0 9 2 0 2 3 N ° 1 2 INTERVIEW LIONEL HALPÉRIN : DE L’AVOCATURE À LA POLITIQUE ENQUÊTE SYMBOLES NAZIS & RACISTES : À QUAND LA FIN DE L’IMPUNITÉ ? ENTRETIEN STÉPHANE AMAR & L’EXCEPTION ISRAÉLIENNE

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Notre Assemblée Générale de mois mai s’est déroulée dans un esprit bienveillant et constructif. J’ai le grand honneur, aux cotés de mes amis et collègues Messieurs Neil Berdugo et Philippe Guggenheim, réélus également, de continuer la mission qui nous a été confiée par les membres, soit d’œuvrer pour l’unité des juifs de Genève. Notre travail et temps sont cimentés par notre inébranlable conviction de toujours renforcer notre communauté par des infrastructure contemporaines, une santé financière stable et l’éducation de la nouvelle génération qui formera et guidera le futur de nos coreligionnaires. J’en profite pour remercier très chaleureusement notre très chère Présidente Madame Roseline Cisier, les membres du Comité, notre Secrétaire Général et son équipe pour le dévouement, la passion et le désir insatiable de faire progresser notre CIG. Cette équipe a d’ailleurs été renforcée par le recrutement de Monsieur Samuel Leval en qualité de Responsable des Opérations (COO). Samuel nous rejoint musclé par des expériences solides et atypiques. Samuel Dumas fut 5 ans Responsable des Opérations du 27e Bataillon de chasseurs alpins de l’armée française, suivi par un poste de consultant dans un cabinet de premier rang. Les travaux entamés à la Maison Juive sont terminés. Ce nouvel étage accueillera l’école Mosaic, déjà locataire de la CIG, et assurera des revenus supplémentaires substantiels pour les années à venir. La problématique d’agrandissement de notre cimetière à Veyrier est définitivement résolue. Nous avons l’énorme plaisir de vous confirmer que les autorisations définitives nous ont été délivrées. Les travaux vont porter sur l’ouverture de deux nouveaux chantiers. 1. Extension de l’espace d’ensevelissement du coté français 2. Création d’un nouvel espace en Suisse derrière l’oratoire. Ces ouvrages vont permettre d’assurer de l’espace pour les 50 prochaines années. La vie et la jeunesse avant tout ; le succès du GAN demeure une énorme fierté de notre CIG avec déjà plus de 50 enfants inscrits pour la rentrée 2023. Nous nous réjouissons de tous vous retrouver dans nos synagogues pour les fêtes de Tichri. En attendant, nous vous serions très reconnaissant de vous assurer que votre cotisation 2023 a bel et bien été réglée. Pour le Comité. SOMMAIRE LES NEWS 5-6 LA CHRONIQUE DU RABBIN 7-9 LA RENCONTRE 10-13 L’ENQUÊTE 14-15 L’ENTRETIEN 17-19 L’HISTOIRE 20-21 LE REPORTAGE 22-25 LE PORTRAIT 26-27 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG 29-33 L’ÉTAT CIVIL 35 LA CUISINE 37 LE TRAIT D’HUMOUR 38 Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Noémi Amatriain Rédaction Mikhaël Benadmon Noémi Amatriain Raphaële de La Fortelle Adrien Maillard Floriane Piermay Jean Plançon Jean-Daniel Sallin Relecture Leila Racordon Conception BuxumLunic www.buxumlunic.ch Photo de couverture Shutterstock Tirage 1500 exemplaires Impression Imprimerie Agescom INFRASTRUCTURE ET PÉRENNITÉ TEXTE ÉRIC RODITI L'ÉDITO 3 AVR I L-SEP TEMBRE 2023

Inspirée par vos ambitions WWW. BUXUMLUN I C .CH LANCER VOS NOUVEAUX PROJETS ACCRO Î TRE VOTRE V I S I B I L I TÉ PÉRENN I SER VOTRE COMMUN I CAT I ON BuxumLunic | Agence de communication Rue Du-Bois-Melly 2, 1205 Genève info@buxumlunic.ch | +41 22 960 97 50 C M J CM MJ CJ CMJ N BxL-Annonce-190x277-prod-OK.pdf 1 02/02/2021 11:27

LES NEWS À NE SURTOUT PAS MANQUER... PORTRAIT TEDI PAPAVRAMI Violoniste virtuose originaire d’Albanie, Tedi Papavrami est initié par son père, dès l’âge de 5 ans, à cet instrument exigeant et indissociable de la culture juive ashkénaze. Cette affinité si particulière viendrait selon Carl Flesch (1910), l’un des mentors de Tedi, de la connivence entre la musicalité du violon et les chants des rabbins. Si Tedi n’est, à ce jour, jamais entré dans une synagogue, le lieu enserre à ses yeux un mystère lié au violon. Cela l’a sans doute poussé à immortaliser Beth Yaacov dans de sublimes clichés, parmi lesquels celui qui figure en couverture de notre dernier rapport annuel. Il admire régulièrement sa façade depuis sa classe de violon à la HEM, où il transmet sa passion. Tedi Papavrami trouve aussi refuge dans la littérature et l’écriture. Sa traduction de l’œuvre de l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré a été très remarquée tout comme son bouleversant témoignage de vie intitulé « Fugue pour Violon Seul ». Tedi a récemment accompagné la grande pianiste Martha Argerich. Il jouera le 16 octobre à la salle Gaveau à Paris et le 26 novembre à la Société de musique de Neuchâtel. REPRISE DES ACTIVITÉS ÉCHECS, THÉÂTRE, DANSES ISRAÉLIENNES, CCJJ ET TALMUD TORAH…, LES ACTIVITÉS REPRENNENT ! RETROUVEZ-LES SUR NOTRE SITE. ET VOUS, QU’ALLEZ-VOUS TENTER CETTE ANNÉE ? 01-03.09.2023 NOUS VOUS ATTENDONS NOMBREUX POUR LE TRADITIONNEL WEEK-END D’INTÉGRATION DU CCJJ. RENCONTRES ET TEMPS DE PARTAGE POUR UN CHABBAT PLEIN EXCEPTIONNEL. ENTAMONS LA RENTRÉE DANS LA JOIE ! 15-17.09.2023 À L’OCCASION DE ROCH HACHANA, FÊTONS EN TOUTE SOLENNITÉ LA NOUVELLE ANNÉE À BETH YAACOV OU À LA MAISON JUIVE DUMAS. VENEZ NOMBREUX AUX OFFICES QUI MARQUERONT LE DÉBUT DE L’ANNÉE 5784. RETROUVEZ LES HORAIRES SUR NOTRE SITE. 11.9.2023 Suivez trois générations marquées par l ’Histoire dans le f ilm « Evolution » de Kornél Mundruczo et Kata Weber aux cinémas du Grütli . À ne pas manquer ! SUIVEZ LE GUIDE ! Dans les pas de Jean Plançon, historien, partez à la rencontre ou à la redécouverte des monuments et des personnages iconiques qui ont façonné l’histoire du judaïsme genevois. La synagogue Beth Yaacov, l’ancien quartier juif de Genève, le musée Tatiana Zoubov, ou encore le cimetière de Veyrier ou de Carouge sont autant de lieux qui font vivre notre patrimoine. N’hésitez pas à demander davantage d’informations et à réserver vos créneaux sur patrimoine@comisra.ch. AVR I L-SEP TEMBRE 2023 5

BIBLIO Lecteur assidu ou du dimanche, la bibliothèque Gérard Nordmann rouvre aux horaires habituels, toujours à l’affût des dernières nouveautés. Ne ratez aucune nouvelle acquisition en rejoignant le groupe WhatsApp «Nouveauté Biblio CIG» et n’hésitez pas à consulter le catalogue en ligne. 04.09.2023 COMME CHAQUE MOIS, REJOIGNEZ LE RAV MIKHAËL BENADMON POUR UN APÉRITIF CONVIVIAL DANS LA SALLE ALEXANDRE SAFRAN À BETH YAACOV. THÈME DE CETTE RENCONTRE : « LE JUDAÏSME PEUT-IL ÊTRE FÉMINISTE ? » 05.09.2023 VENEZ NOMBREUX AU CERCLE DE LECTURE « PARLONS LITTÉRATURE ». EN CETTE RENTRÉE, NATHAN MICELI ANIMERA LA RENCONTRE AUTOUR DU LIVRE « LES ORIGINES DU CONFLIT ISRAÉLO-ARABE (1870-1950) » DE GEORGES BENSOUSSAN. RENDEZ-VOUS À 18H30 À LA MAISON JUIVE DUMAS. 24.09.2023 LE JEÛNE DE YOM KIPPOUR DÉBUTERA À 19H14 ET PRENDRA FIN LE LENDEMAIN À 20H13. LE CULTE ASHKÉNAZE SERA À BETH YAACOV ET CELUI SÉPHARADE À LA MAISON JUIVE DUMAS. SERVICE SOCIAL TÉMOIGNAGE Madame Muller est membre de la CIG et de l’Âge d’or depuis de nombreuses années. « La Communauté Israélite de Genève est ma deuxième maison ; je m’y rends tous les mardis sans exception pour le déjeuner avec le groupe de l’Âge d’or et pour l’activité ; aucun autre événement extérieur est envisageable ce jour-là ! J’apprécie ces précieux moments car je rencontre mes amis avec lesquels j’échange sur divers sujets autour d’un repas convivial et savoureux au restaurant de la Communauté. J’aime beaucoup et trouve très intéressant les programmes proposés pour l’Âge d’or, ils sont variés et de qualité. J’adore participer, notamment aux concerts de musique, aux présentations de livres, à la gymnastique et danse, aux discussions avec le Rabbin, entre autres. Il y en a pour tous les goûts, tant sur le plan intellectuel que physique. Je suis très reconnaissante au Service social pour cette magnifique offre aux aînés. Merci beaucoup ! » Tova Muller, 92 ans, fidèle participante de l’Âge d’or. 22-29.10.2023 LE CCJJ EMMÈNE LES JEUNES EN ISRAËL POUR UN VOYAGE SUR LES TRACES DE NOS ANCÊTRES. CONTACTEZNOUS POUR LES EMBARQUER DANS L’AVENTURE. 29.09.2023 L’of f ice de Souccot aura lieu à la synagogue Beth Yaacov ou à la Maison Juive Dumas à 19h05. Min’ha suivi de Maar iv à 18h45. Pour plus d' informations, consultez notre site internet www.comisra.ch CULTURE JUIVE À l’occasion des Journées Européennes de la Culture Juive, deux manifestations sont organisées autour du thème de la Mémoire : le jeudi 31 août, une table ronde autour du livre Albert, Esther, Liebmann, Ruth et les autres. Présences juives en Suisse romande, et le dimanche 3 septembre, deux parcours guidés autour du thème « Le 19e, siècle de l’émancipation », en costumes d’époque, avec animation musicale et théâtrale. Rendez-vous à 10h ou à 14h30. Tous publics. Inscription obligatoire sur bit.ly/3qTUB3G 31.08.2023 & 3.09.2023 ® SHUTTERSTOCK, UNSPLASH, Groupe WhatsApp Catalogue en ligne LES NEWS 6 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 12

LES BASES DE LA LOI JUIVE DANS LE MONDE SÉPHARADE TEXTE MIKHAËL BENADMON Être sépharade – pour certains, il s’agit d’une revendication ethnique et géographique qui désigne un lieu d’origine, en l’occurrence l’Afrique du Nord et avant cela l’Espagne. On évoque alors des traits de caractères individuels et collectifs («chaleureux», « impulsif», «autoritaire», «tribal », «simple», etc.). Pour d’autres, auxquels je m’identifie bien plus, il s’agit d’une déclaration culturelle, identitaire, peut-être même existentielle. La sépharadité est alors perçue et présentée comme un mode d’être, comme une façon d’appréhender le monde, comme un état d’esprit. Il ne s’agit pas de folklore, de traditions culinaires, mais d’un certain «être-au-monde», qui, même s’il s’est développé dans un lieu et un temps bien spécifique, n’en est pas pour autant tributaire. La sépharadité ne se limite pas à un groupe ethnique, elle peut être adoptée et partagée par d’autres ; cette réduction à l’ethnie est le fruit de plusieurs facteurs historiques et sociologiques qui ont été analysés depuis fort longtemps par Shmuel Trigano et qui méritent une étude à part. La sépharadité comme état d’esprit est alors bien plus qu’un simple fait culturel ou qu’une ligne d’anthropologie dans l’histoire des Juifs. Elle est un projet en devenir, jamais figé sur lui-même ; elle est un mode opératoire qu’il est possible de transmettre aux générations futures par le biais d’une éducation et d’un enseignement appropriés, dans le souci d’une adaptation aux conditions environnantes fondamentalement différentes du berceau nord-africain originel. Il convient urgemment de mettre en place ces programmes d’éducation à la sépharadité, sans quoi les prochaines générations se suffiront de strates culturelles extérieures contenant uniquement certaines mélodies et senteurs culinaires qui appartiennent au monde d’avant, mais qui n’ont pas grandchose à dire au Juif contemporain. Les lignes qui suivent ont pour objectif de dessiner les contours de cet « être-aumonde » tel qu’il s’est incarné dans la loi juive (Halakha), sa pensée et sa production littéraire et juridique dans l’Afrique du Nord du XXe siècle. Nous parlerons de tendances plus que de principes. Posons d’avance que cette description est sujette à débats internes, signes d’une vitalité positive. Notre essai de synthétiser les fondements de la Halakha sépharade portera une aura de romantisation, mais il conviendra d’en extraire l’essentiel et d’entamer un débat sur la recontextualisation possible d’une culture déracinée de son berceau d’origine dans un monde radicalement différent et de sa pertinence aujourd’hui. HALAKHA ET MÉTA-HALAKHA La loi juive n’est pas uniquement une juridiction, mais véritablement une culture. Le tronc commun se situe dans les textes bibliques et talmudiques, ainsi que dans l’acceptation de textes halakhiques médiévaux incontournables. Ce tronc commun amène à la mise en place d’une juridiction qui s’impose à tous. Le chabbat, la cacherout, les lois des fêtes et des prières, pour ne stipuler que certains domaines de la vie juive, font partie de ces nombreux sujets de la vie juive réglementée par la Halakha. Mais la mise en place de ces domaines dans le monde des hommes passe par la médiation des décisionnaires qui, questionnés sur des sujets anciens ou inattendus, vont devoir se prononcer en introduisant une certaine dimension individuelle, locale, culturelle. Ainsi, nous observons des tendances halakhiques bien différentes en des lieux, époques et écrivains différents. Ces diversités sont justement le fruit de tendances émanant d’un certain mode d’être. Elles représentent les conceptions avec lesquelles notre décisionnaire appréhende un problème, le définit, et enfin l’analyse, tant dans les mécanismes juridiques qu’il met en œuvre que dans les valeurs qu’il défend. Toute question halakhique est ainsi précédée d’un a priori conceptuel qui constitue la réflexion méta-halakhique. C’est cet a priori conceptuel que nous nommons tendances halakhiques. La Halakha sépharade s’organise, à mon sens, autour de trois tendances fondamentales. LA CENTRALITÉ DE LA COMMUNAUTÉ La Halakha sépharade est axée autour du fait communautaire. La cellule du fait juif n’est pas l’individu, mais le groupe. Afin de définir l’impact et la validité d’une norme halakhique, la situation spirituelle de la communauté est prise en considération : cette norme sera-t-elle intégrée et pratiquée par la forte majorité ou, au contraire, va-t-elle éveiller des antagonismes? Va-t-elle consolider le groupe ou le dissoudre et engendrer des dislocations internes? Cet intérêt pour la communauté nécessite une proximité humaine de la part du décisionnaire, une sorte de boussole socioreligieuse, une connaissance intime de ses fidèles, lui permettant d’évaluer la mesure de son propos. 7 AVR I L-SEP TEMBRE 2023 LA CHRONIQUE DU RABBIN

EN AVANT, SEREINEMENT. Comment gérez-vous vos risques? Discutons ensemble du meileur moyen de les identifier les éviter et les assurer Nous vous conseillons de manière globale dans les domaines de la gestion des risques, de l’assurance et de la prévoyance et contribuons de manière significative à votre succès durable. Bénéficiez de notre expertise dans votre secteur d’activité pour la gestion des risques assurables et non assurables de votre entreprise. www.kessler.ch Dans cette perspective, l’imposition d’une norme doit nécessairement impliquer une évaluation préalable des conséquences et effets éventuels. Déclarer un jeûne obligatoire, alors que la majorité de la communauté ne le respecte pas, ne revient-il pas à éloigner ce public, à rendre cette norme insensée, à transformer le rabbin en juge et accusateur alors qu’il est fondamentalement un accompagnateur, un éducateur ? Interdire la réunion familiale de peur qu’un des membres non-respectueux du chabbat ne touche la bouteille de vin et l’interdise à la consommation n’entraînerait-il pas plutôt une fracture du lien social et un éloignement de ceux qui ont fait le choix d’une pratique plus superficielle ? Refuser un certificat de cacherout à un restaurant respectueux des bases élémentaires de la cuisine juive n’augmenterait-il pas la consommation de nourritures non-casher ? Exclure un fidèle du quorum (mynian) sous prétexte qu’il ne respecte pas le chabbat ne risque-t-il pas de le détourner de la synagogue qu’il souhaite pourtant fréquenter ? Dans ces quatre cas, les textes halakhiques présentent des débats et le choix du rabbin sépharade tendra vers la permission, vers l’adoption d’un avis plus indulgent (Koula). Car derrière la conservation de la communauté se cache le souci d’une autre valeur juive fondamentale : l’union, la solidarité et la paix. La cellule familiale est ainsi fondamentale et doit être jalousement conservée. C’est pourquoi il est inenvisageable de jeter l’anathème sur un membre de la famille, car le lien familial est précisément plus fort que tout. Deux autres valeurs sont ainsi présentes : le respect et la tolérance. Il est possible de penser et d’agir différemment, mais il est impossible de délier les liens sacrés de la famille. Adopter à l’échelle d’une communauté des avis intransigeants et rigoureux serait alors contre-productif. L’analyse des phénomènes d’assimilation, d’une part, et l’émergence de la réforme, d’autre part, en terres ashkénazes, a entraîné la dislocation des familles par l’accusation d’hérésie, et enfin la création de communautés séparées. Même si les phénomènes de réforme ne sont pas arrivés en Afrique du Nord, il est difficile d’imaginer de telles réactions. La judaïté est perçue comme un consensus social, et à ce titre, elle se situe au-delà des idéologies. Cet effort afin de maintenir un judaïsme non-idéologisé se ressent fortement dans le rapport des sépharades aux mouvances du judaïsme contemporain. Il existe une réelle difficulté à s’identifier avec les mouvances sionistes-religieuses (tant sociologiquement que politiquement), avec les publics ultraorthodoxes (Haredi, même avec les tendances sépharades du Shass) et avec les mouvances progressistes. Le judaïsme reste profondément attaché à la tradition et au sionisme, mais sans avoir pour autant besoin d’idéologies bien ficelées à leur égard. Ce judaïsme communautaire ne peut alors faire l’impasse sur la question de la justice sociale, de la régulation des prix des produits de base, de la considération des salaires des fonctionnaires du culte jusqu’à la mise en place d’un fond d’entraide pour 8

les familles nécessiteuses. Le rabbin est alors un activiste social. La dimension collective de la prière récitée et chantée à haute voix (contrairement au rite ashkénaze pour une partie du rituel) et la culture du piyout (poème liturgique), l’importance des repas partagés et du culinaire ne sont pas des faits premiers de la sépharadité ; ils découlent d’une conception de fond sur la primordialité de la communauté. LA TORAH N’A PAS ÉTÉ DONNÉE AUX ANGES La Halakha s’intéresse à tous les détails de l’existence ; c’est l’une de ses facettes essentielles. Mais perçue uniquement sous cet angle, elle risque de se transformer en repère idéal pour psychorigides. La science et la technique ont apporté au monde une meilleure compréhension des phénomènes, des mesures, et en cela augmente nos connaissances dans le sens de la précision. L’application de ces contributions dans le monde de la Halakha est présente dans certains domaines, mais là encore, il convient de préciser cette deuxième tendance de la Halakha sépharade : la Torah n’a pas été donnée aux anges, mais bien aux hommes, avec leur grandeur et leurs limites, leur cœur et leur perception. Ainsi, la mathématisation de la Halakha visant à définir au gramme près les quantités de matsa à consommer à Pessah, la vérification au microscope des insectes pouvant se situer dans les interstices des feuilles de brocoli, le calcul minutieux des temps d’attente entre le lait et la viande à l’aide d’un cadran numérique – tout cela relève de ce même principe qui érige sur un piédestal le bon sens. Si l’application de la Halakha éveille la risée, la raillerie, l’étonnement naturel, non pas par simple effet néfaste de moquerie, mais véritablement par surprise et consternation confondue, c’est qu’il y a une mésentente sur l’action halakhique. Entendons-nous : le détail doit être respecté, mais il s’agit là non pas de l’objet de la Halakha, mais bien du sujet, c’est-à-dire de l’individu. Le risque de virer dans le culte excessif du détail et d’en faire l’apparence du tout transforme le système halakhique du domaine du sens au domaine du bizarre. Ce bizarre émerge lorsqu’il n’y a plus de continuité entre l’action religieuse et la vie, lorsque l’individu semble pénétrer dans un monde hermétique à tout un chacun, lorsque son humanité disparaît derrière la technique. Ce danger de déshumanisation de la personne avait été appréhendé aux débuts de l’ère technique avec la révolution industrielle, et voici qu’elle trouve également une expression religieuse dans le monde halakhique. « La Torah n’a pas été donnée aux anges » implique le fait que la Halakha soit pratiquée par un homme (ou une femme) conscient(e) de sa dimension humaine, des potentiels de hauteur comme des faiblesses, et s’il/elle peut tomber, chuter, c’est du fait de cette humanité. Le principe de tolérance à fondement religieux réapparaît dans ce contexte. Une autre application de cette tendance réside dans le rapport positif envers le monde. Il n’y a pas lieu de développer à son égard des suspicions démoniaques, de même qu’il y a un aspect positif à mieux le connaître par l’étude des sciences profanes. Cette relation d’interdépendance et d’enrichissement mutuel des domaines du sacré et du profane constitue l’un des apports essentiels du passé espagnol et de son âge d’or. NOUS NE SOMMES PAS MEILLEURS QUE NOS ANCIENS La troisième tendance de la Halakha sépharade tient dans l’argument que « nous ne sommes pas meilleurs que nos anciens ». La famille comme structure de base assurant la transmission de la tradition est le lieu premier d’étude de la Halakha. Si un doute surgit concernant une norme halakhique, l’instinct sera de questionner nos anciens, de vérifier ce qu’il en ressortait « à la maison ». Nos anciens, nos rabbins n’étaient pas mal renseignés, ni ignorants. Au contraire, ils étaient détenteurs de traditions ancestrales qui ne nécessitaient pas de trace scripturaire pour persister et être reconnues comme légitimes. La Torah est essentiellement dans l’oralité, donc dans la transmission. Consulter des livres est certes une étape essentielle du processus d’étude, mais le livre n’est que la trace de l’enseignement oral, vivant, dynamique, qui est véhiculé par les anciens. Rester dans la trace des anciens garantit une continuité, un barrage contre l’extrémisme, contre les argumentaires dialectiques inutiles. Cette tendance halakhique préserve le respect envers les traditions et usages qui tendent à disparaître faute de témoins et de réédition des anciens ouvrages. Il n’ implique pas une obéissance aveugle, mais instaure un dialogue qui disparaît entre le mode religieux des anciens et les nouvelles générations. Ces trois tendances recoupent partiellement une autre typologie de la Halakha sépharade proposée par le Rav Yossef Messas (1892-1974). Selon lui, les trois piliers de toute décision halakhique sont le bon sens du décisionnaire, la prise en considération du contexte social et de la communauté et la source de la loi. ® UNSPLASH 9 AVR I L-SEP TEMBRE 2023

LA RENCONTRE 10 ® NICOLAS SCHOPFER LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 12

LIONEL HALPÉRIN : « VOTER EST UN ACTE CITOYEN IMPORTANT ! » TEXTE JEAN-DANIEL SALLIN À 49 ans, Lionel Halpérin a décidé de se porter candidat au Conseil National sur la liste du Parti Libéral-Radical. Avec des chances réelles d’être élu le 22 octobre ? Certainement. Associé de l’étude Ming, Halpérin, Burger & Inaudi, ancien bâtonnier de Genève, père de quatre enfants, l’avocat a déjà goûté à la politique au niveau cantonal, puisqu’il a été député du Grand Conseil pendant cinq ans, marchant sur les traces de son père, Michel Halpérin, décédé en 2014, véritable pilier du parlement genevois (1984-1989, puis 1993-2009). Vous êtes candidat au Conseil National. Pourquoi avoir choisi de vous lancer dans cette aventure ? J’ai une petite expérience de politicien, d’abord comme membre de l’assemblée constituante (2008-2012), puis comme député au Grand Conseil (2013-2018). Le Conseil National me semblait être l’étape logique suivante pour deux raisons. Tout d’abord, la Suisse permet de pratiquer la politique comme activité de milice. J’ai une activité professionnelle que j’aime et que je veux poursuivre : je n’aurais pas pu me porter candidat à un exécutif. La deuxième raison, et certainement la plus importante, c’est que le parlement fédéral semble fonctionner mieux que le parlement cantonal, avec des personnes qui s’écoutent plus et qui essaient de travailler ensemble au bien commun. D’où vient cette volonté de s’engager politiquement ? Je suis tombé dans la marmite quand j’étais petit. Il y a une tradition familiale d’engagement dans la cité, d’abord avec mon grandpère, dans la vie civile et communautaire, puis avec mon père – qui a fait passablement de politique avant moi. Autant dire que le virus m’a très vite contaminé ! Je me suis toujours intéressé à la politique, notamment au niveau international, et, dès que j’en ai eu l’occasion, je me suis lancé. Donner du temps à la collectivité et à la cité est important pour moi. Que gardez-vous de votre expérience au Grand Conseil ? D’un côté, j’ai pu rencontrer des personnes de qualité, issues de mon parti, le PLR, mais aussi d’autres partis. De l’autre, j’ai découvert un parlement qui manquait d’efficacité et qui n’avait pas une vraie volonté de se réformer. Avec la Constituante, nous avions proposé un projet de réforme du parlement avec des orientations claires données par la nouvelle constitution : il a été balayé. Je trouve dommage que nous ne soyons pas plus efficaces dans la gestion publique, alors que les sujets locaux, tels que la fiscalité ou l’instruction publique, sont passionnants. Nous pourrions faire plus en moins de temps ! Est-ce une particularité de Genève, cette inefficacité ? Il y a une tendance naturelle dans les parlements à ronronner un peu et à ne pas se remettre en question. Mais cette situation est exacerbée à Genève par sa proximité avec la France et ses mœurs politiques plus conflictuelles. Au Grand Conseil, il y a beaucoup de débats pour la galerie, avec de longs monologues que personne n’écoute ou presque, même lorsqu’il y a consensus. Être plus efficace pour épuiser l’ordre du jour implique d’accepter qu’une partie du travail se fasse en commission... Quel regard portez-vous sur l’évolution de Genève ? Il est double. La situation actuelle de Genève n’est pas aussi mauvaise qu’on le dit. Il y a même beaucoup de choses enthousiasmantes qui se passent ! Cette ville a la capacité d’attirer des activités économiques hors normes, elle capte les regards du monde entier grâce à ses organisations internationales et la qualité de vie y est plutôt bonne. En même temps, il y a des problèmes de mobilité, de logement et de criminalité locale, une fiscalité trop lourde pour ceux qui travaillent avec pour conséquence qu’un certain nombre de personnes de la classe moyenne rencontre des difficultés économiques réelles... Ces problèmes ne sont pas insolubles, mais ils sont causés en partie par les carcans que nous nous sommes imposés nous-mêmes, avec des lois qui cherchent à tout réglementer et qui empêchent les activités économiques de se développer comme elles le devraient. L’image de Genève à Berne n’est pas toujours très positive. Comment peut-on l’améliorer ? Cette image est justifiée, pour partie, par un certain nombre de « Genferei » et une tendance à dépenser toujours plus. Mais il faut néanmoins rappeler que Genève est l’un des rares cantons qui contribuent de manière importante à la péréquation financière et, de ce fait, apporte des revenus substantiels aux autres cantons et reste l’un des deux pôles économiques principaux du pays. Le modèle genevois, avec ses défauts à corriger, est donc loin de démériter en comparaison suisse. « GENÈVE EST L’UN DES RARES CANTONS QUI CONTRIBUENT DE MANIÈRE IMPORTANTE À LA PÉRÉQUATION FINANCIÈRE ET, DE CE FAIT, APPORTE DES REVENUS SUBSTANTIELS AUX AUTRES CANTONS ET RESTE L’UN DES DEUX PÔLES ÉCONOMIQUES PRINCIPAUX DU PAYS. » 11 LA RENCONTRE AVR I L-SEP TEMBRE 2023

LA RENCONTRE 12 Quel genre de campagne imaginez-vous avant cette élection ? En Suisse, le contact avec les gens est important. Il faut aller dans la rue, rencontrer un maximum de personnes, discuter, leur transmettre un certain nombre de messages et, surtout, les encourager à se mobiliser... Les gens ne votent pas beaucoup, alors que les enjeux sont importants. Il est donc essentiel de rappeler la chance que le peuple a de pouvoir choisir les politiciens qui le représentent et d’avoir en plus un pouvoir de contrôle hors norme avec notre système de démocratie semi-directe. Cela lui donne des droits, des acquis, qui contribuent à la paix sociale, mais aussi une certaine responsabilité. Voter est un acte citoyen important ! Vous représentez le Parti Libéral-Radical. Auriez-vous pu aller dans un autre camp, compte tenu de votre histoire familiale ? Aujourd’hui, je n’ai pas le moindre doute que ce choix correspond à ma personnalité. Dans notre pays, le PLR est le seul parti qui défend les libertés fondamentales – celles qui proviennent de l’héritage des Lumières. Parmi ces libertés, la liberté d’entreprendre et donc de travailler avec le moins de bureaucratie possible... Dans l’état dans lequel se trouve la Suisse, il est important de défendre la prospérité de notre économie, ainsi qu’une fiscalité raisonnable, et de faire en sorte que nous vivions dans une société qui donne des droits équitables à chacun et où les minorités peuvent vivre en paix. C’est le combat que l’on doit mener et je ne vois pas d’autre parti que le PLR pour le conduire ! Vous parlez de libertés... La lutte contre le réchauffement climatique et les objectifs écologiques fixés pour 2050 nous imposeront forcément des lois liberticides : interdiction de voyager, de consommer... Comment vous positionnez-vous par rapport à ce débat-là ? Vous touchez un sujet central. Je suis convaincu qu’il y a un vrai problème climatique et qu’il faut s’atteler à le résoudre en perdant le moins de temps possible. La question, c’est comment ? Doit-on le faire par toute une série d’interdits afin de réglementer la vie des gens et leur dire comment se déplacer, manger ou penser ? Plutôt que de prendre ça comme un fléau qui va peser sur nos épaules, voyons cette situation comme une opportunité de repenser notre réalité par l’innovation ! La Suisse est en position de le faire et a les moyens d’investir pour permettre aux entreprises locales de se développer dans des technologies de pointe. Le salut viendra de là – de cette capacité à se projeter dans le futur, et non dans cette volonté d’imposer des contraintes à des gens qui ne sont pas prêts à les accepter. Comment expliquer que de nombreux avocats se lancent en politique ? Quand il s’agit de rédiger des lois, le fait d’être avocat aide dans une certaine mesure à mieux comprendre les enjeux. Par ailleurs, la profession d’avocat est ancrée profondément dans la défense et la représentation des gens. Nous avons donc une sensibilité particulière pour les droits des personnes et les libertés fondamentales. Il est donc logique qu’un certain nombre d’entre nous s’engagent et consacrent une partie de leur temps au bien-être de la cité. Comme pour la politique, avez-vous choisi le métier d’avocat parce que vous avez baigné dedans dès votre plus jeune âge ? Notre père ne nous a jamais poussés à faire de la politique ou à devenir avocat. Il faut croire toutefois que de le voir s’épanouir dans son métier nous a probablement inconsciemment orientés, ma sœur Anouchka et moi-même, dans cette direction. À cela s’ajoute qu’il a toujours fait en sorte, même s’il était très occupé, que nous ayons une vraie vie de famille. Enfant, je n’avais pas particulièrement vocation à devenir avocat, et c’est après mes études et le début de mon stage que cette profession s’est imposée à moi comme une évidence, parce que c’est un métier passionnant – par la diversité des dossiers, par le fait qu’on entre dans l’intimité des gens ou qu’on découvre des activités professionnelles très diverses. Il n’y a pas un jour où j’ai l’impression de faire la même chose que la veille. Quelle est votre domaine de compétences? Je suis plus spécialisé dans l’activité économique et financière : la criminalité économique, les litiges commerciaux... Mais j’ai tenu à garder une activité diversifiée, peut-être plus que d’autres avocats. Un avocat, c’est d’abord un conseil, et les gens ont besoin d’être conseillés par quelqu’un qui a une vision d’ensemble. C’est cela qui me plaît ! Et tant au niveau des personnes physiques qu’au niveau des entreprises, il y a un réel besoin de ce regard transversal. Comment votre père, Michel Halpérin, vous a-t-il inspiré dans ce métier ? Il y a certainement un mimétisme qui s’est créé. J’ai eu la chance de travailler avec lui pendant un certain nombre d’années. Je n’ai pas honte à le dire : j’admirais beaucoup mon père et il m’a toujours encouragé dans les choix que j’ai faits. Beaucoup de gens viennent encore maintenant me parler de lui, neuf ans après son décès, et me disent à quel point il les a marqués par sa personnalité. Mon père était quelqu’un de courageux dans ses activités, il défendait ses idées et ses idéaux, même lorsqu’ils n’étaient pas du goût de tous, et il s’intéressait aux personnes. Il avait une vraie curiosité et une grande capacité d’empathie. J’essaie de m’inspirer de cela au quotidien. Comment a évolué le métier d’avocat ? Avez-vous observé une différence avec vos débuts ? Il n’y a pas de différence essentielle quant au métier lui-même. Mais nous vivons dans un monde de plus en plus judiciarisé, un mouvement qui nous vient des États-Unis. Je parlais de pénal médical... Les médecins, par exemple sont plus réticents à pratiquer certains gestes aujourd’hui, parce que si quelque chose tourne mal, le réflexe sera de judiciariser la problématique – parfois à tort. Surtout, la profession a beaucoup grandi, puisqu’en l’espace de 10-15 ans, le nombre d’avocats a doublé à Genève. Nous rencontrons donc un vrai problème à l’entrée de la profession, qui touche les avocats qui débutent : trop de gens peinent à trouver une place de stage, puis un poste de collaborateur à la sortie de leur stage. Il faut que les gens puissent vivre correctement de ce métier comme c’était le cas par le passé. Faudrait-il imposer un numerus clausus ? Je ne pense pas. Il faudrait plutôt se poser des questions notamment au stade de l’université. La Suisse est souvent citée en exemple pour son aptitude à développer les filières professionnelles. Or, on remarque que beaucoup d’étudiants choisissent le droit, mais n’aiment pas vraiment ces études. Il y a donc une orientation professionnelle à revoir. Je croise aussi de nombreuses personnes qui font leur stage en sachant pertinemment qu’elles ne deviendront pas avocates : simplement, c’est parfois un passage obligé pour pouvoir travailler en entreprise ! Mais cela prive LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 12

13 d’autres étudiants, ceux qui veulent vraiment rester dans cette profession, d’une place de stage. Il y aurait donc quelque chose à travailler avec les entreprises pour trouver d’autres filières de formation. Lorsque vous étiez Bâtonnier de l’Ordre des Avocats (2018-2020), vous disiez qu’il y a un manque de femmes associées dans les études. Mais est-ce que la situation a évolué depuis ? La profession est de plus en plus féminine. À l’Université, on observe une majorité de femmes en Faculté de Droit et c’est encore le cas dans les premières années de pratique. Cela s’inverse s’agissant du nombre d’associées dans les études. Il y a une sorte de plafond de verre contre lequel il faut se battre. Je ne crois pas aux quotas. Je pense qu’il faut le faire par l’encouragement. Mon épouse est elle-même associée dans son étude et, dans la mienne, je suis associé avec une majorité de femmes (ndlr. quatre sur six). Ce n’était pas une politique active de notre part. Il s’est trouvé que nous avions plus de candidatures féminines de qualité et, lorsqu’elles étaient en position de devenir associées, il nous paraissait naturel de les nommer sans se poser la question du genre. Pensez-vous que l’arrivée de l’intelligence artificielle aura un impact important dans le métier d’avocat ? Je m’y attends, oui. Mais en Suisse, nous ne sommes pas encore à un stade où l’intelligence artificielle occupe un rôle central dans notre activité. Cela reste un marché petit et compliqué, avec la multiplicité des langues et les jurisprudences dans les différentes langues. Cela demandera des investissements conséquents et je ne pense pas que cela arrivera du jour au lendemain. En revanche, cela pourrait, à moyen terme, favoriser la démocratisation de la justice pour un certain nombre de personnes, à des coûts plus raisonnables. Mais avec ses incertitudes et ses dérives. Il faut que l’on s’y prépare ! Ce sera un enjeu important, probablement plus pour la génération suivante que pour la mienne. À la fin du XXe siècle, on a aussi vu une génération d’avocats stars, très présents dans les médias ou à la télévision... Est-ce une époque révolue ? L’avocat est-il devenu un peu plus humble dans la pratique de sa profession ? Il y a moins de stars, certes, mais pour quelles raisons ? Parce qu’ils s’agissaient de personnalités particulièrement brillantes qui attiraient la lumière? Ou parce que la profession est devenue plus vaste au point qu’il est devenu plus difficile de se concentrer sur un ou deux individus ? Probablement un peu des deux. Je pense que les évolutions du droit ont aussi amené à cette situation, notamment avec la disparition du jury populaire. Des avocats se sont fait connaître dans le cadre de grands procès, devant un jury populaire, qui donnaient une vraie place au plaideur. Aujourd’hui, et depuis la réforme de la procédure pénale en 2011, le plaideur a un rôle plus limité. Cela a eu certainement un impact. À titre personnel, je ne suis jamais contre l’humilité, puisqu’elle a l’avantage de servir les gens plutôt que l’ego de leurs conseils. Mais, pour moi, le jury populaire présentait d’autres avantages, notamment en termes de présomption d’innocence. C’était une belle institution et je regrette sa disparition. Quel est votre rapport à la Communauté Israélite de Genève ? Les liens sont très forts. Je suis membre de cette communauté depuis l’enfance. Mes premières images sont celles du GAN, alors à la rue Saint-Léger, et celle de mon grand-père, Vladimir Halpérin, à Beth Yaacov. Il était un pilier de la communauté – qu’il a présidée à de nombreuses reprises – et accueillait les personnes de passage à leur entrée dans la synagogue, pour les installer devant, avant de les inviter à déjeuner pour chabbat. C’est aussi le regard perçant et bienveillant du Grand Rabbin Alexandre Safran zl. Plus récemment, c’est comme parent que j’ai pu suivre les activités du GAN et celles du CCJJ qui se sont beaucoup développées. Je suis aussi très admiratif du rôle essentiel joué par le Service social et de toutes les associations qui gravitent autour de la communauté pour le bien commun de ses membres. Ces dernières années, c’est aussi l’engagement sans faille de mon épouse, Sarah, vice-présidente de la communauté, qui consacre un temps dont elle ne dispose pas toujours au sein d’un Comité de grande qualité, avec la mission d’améliorer constamment les services et la gestion de la communauté. Quels seront les enjeux pour la CIG et, de manière plus générale, pour les communautés juives au Conseil national ? Il y en a plusieurs. En ce moment, l’interdiction des symboles nazis est à l’étude. Il est aussi question, sur le plan procédural, de la représentation des associations comme la CICAD en justice pour accompagner les victimes d’actes antisémites et poursuivre ceux qui encouragent au racisme et à l’antisémitisme. La question de la prise en charge des frais de sécurité est aussi essentielle, et si des efforts ont été faits ces dernières années, ils demeurent insuffisants. Je disais plus haut que l’État ne doit agir que lorsque cela est nécessaire, mais parmi ses tâches essentielles, il y a justement celle de la sécurité et les communautés juives ne devraient pas avoir à supporter le coût de la protection de leurs membres. J’espère, si je devais être élu, pouvoir porter ces sujets au Conseil national. ® SHUTTERSTOCK AVR I L-SEP TEMBRE 2023 En l ’espace de 10-15 ans, le nombre d’avocats a doublé à Genève. Ce qui pose un problème à l ’entrée de la profession : trop d’étudiants peinent à trouver une place de stage !

INTERDICTION DES SIGNES NAZIS : LA SUISSE EST-ELLE PRÊTE ? TEXTE ADRIEN MAILLARD Alors que le Conseil fédéral a débloqué un crédit de 2,5 millions pour ériger un mémorial en souvenir des victimes suisses du national-socialisme en ville de Berne ; à Genève, le Grand Conseil a voté en juin passé l’introduction dans la Constitution de l’interdiction des symboles de haine, notamment nazis, dans les espaces publics. Une première en Suisse, alors que les discussions battent encore leur plein dans les Chambres des autres cantons. Dans le reste de la Suisse, il est encore possible d’exhiber un drapeau SS ou un insigne du IIIe Reich sans être inquiété. A quand la fin de l’impunité ? En janvier 2023, une vente aux enchères en Australie a provoqué une vague de protestations et d’émotions dans la communauté juive. Organisée par la maison Danielle Elizabeth, à Sydney, elle proposait en effet 143 objets de collection nazis. Bagues, livres, timbres, accessoires SS, panneaux avec l’inscription « Interdit aux Juifs »... La liste fait froid dans le dos. Adjugé à 15000 francs suisses (25000 dollars australiens) – soit le lot le plus cher sous le marteau – un album de 500 photos prises dans les camps de concentration a d’ailleurs été jugé « très perturbant » par la maison de ventes elle-même dans son catalogue. Cela n’a pas empêché un acquéreur anonyme de l ’acheter en ligne. Et si une partie des recettes a été versée à une association active dans la lutte contre la pédocriminalité, s’est posée néanmoins la question sur la légitimité d’une telle vente aujourd’hui et sur cette possibilité offerte à des particuliers de s’approprier des symboles fascistes et antisémites en toute impunité. « Ces objets sont les traces d’une période effrayante de l’Histoire. Ils appartiennent aux musées qui rappellent les atrocités de la Shoah et ne doivent pas être simplement remis à la personne qui proposera l’offre la plus élevée », avait alors commenté Darren Bark, directeur exécutif du Jewish Board of Deputies au quotidien The Guardian. VINGT ANS QUE ÇA DURE... Ce fait divers, à des milliers de kilomètres du Vieux-Continent, prend une résonance particulière dans notre pays, alors que le Conseil des États doit se pencher prochainement sur une motion, déposée par le Centre, pour «bannir les drapeaux, slogans et saluts du IIIe Reich» en Suisse : acceptée par 141 voix contre 42 par le Conseil National, elle doit désormais convaincre la Chambre des cantons de sa pertinence. C’est chose faite à Genève, mais l’issue du vote sera-telle positive dans les autres cantons ? Cela fait près de vingt ans que des politiciens, issus de différents partis, proposent d’interdire ces symboles nazis. En vain. Au contraire de l’Allemagne, de la Belgique ou de la Pologne, la Suisse s’est toujours refusée à franchir cette ligne rouge. Un drapeau SS peut donc être exhibé à une bourse aux armes – comme cela a été le cas à Fribourg ou à Lausanne. Comme un insigne du IIIe Reich peut être vendu en ligne. Sans que cela n’entraîne de poursuites judiciaires. Tant qu’ils ne sont pas « assortis d’un message ou propos de promotion d’idéologie raciste ou antisémite », l’exhibition de ces symboles n’est pas interdite dans l’espace public. Cette particularité helvétique a facilité le rassemblement de groupes néo-nazis sur le territoire et le commerce ouvert sur le Net d’uniformes ou d’objets nazis. Pourtant, en 2009, le Parlement avait encore discuté de cette possibilité de bannir totalement ces signes d’un autre temps. Mais le projet avait été balayé face à « la difficulté de définir les symboles visés dans le Code pénal ». UN MÉMORIAL À BERNE Qu’est-ce qui a changé aujourd’hui ? La pandémie, avec son cortège de mesures sanitaires, est passée par là et, avec elle, une recrudescence de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux. Lors des manifestations anti-Covid, on a aussi pu constater, dans les rues, l’apparition de saluts hitlériens ou le détournement des étoiles jaunes. « L’utilisation de ces symboles nazis pour dépeindre les autorités fédérales et critiquer leurs décisions pourrait amener nos politiciens à jeter un œil différent sur l’instrumentalisation qu’on peut en faire quand on les laisse ainsi en libre accès », analyse Laurent Selvi, président de la CICAD. Synchronicité ou pas, le Conseil fédéral vient également de débloquer un crédit de 2,5 millions de francs pour la création d’un mémorial en souvenir des victimes suisses du national-socialisme en ville de Berne. Un lieu de médiation et de transmission sera mis en place dans le canton de Saint-Gall, à la frontière entre la Suisse, l’Allemagne, l’Autriche et le Liechtenstein, là où des milliers de Juifs ont été refoulés et renvoyés vers une mort certaine. «Nous n’apprenons jamais de l’Histoire », rappelait Ignazio Cassis, conseiller fédéral en charge du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), lors de sa visite à l’assemblée générale de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) en juin dernier à Genève. «Nous continuons de tuer des gens et de déclarer des guerres. Mais nous devons nous souvenir... La puissance de la mémoire, c’est ce que nous sommes ! » OBSTACLES JURIDIQUES Ne pas oublier. Ne plus commettre les mêmes erreurs. La décision du Conseil fédéral en faveur de ce mémorial doit encourager les représentants des cantons à ® SHUTTERSTOCK L'ENQUÊTE L'ENQUÊTE 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 12

bannir tout signe fasciste du paysage suisse. « Il serait logique d’ interdire les symboles connus de tous, représentant la dictature qui a conduit à de tels événements », a martelé Marianne Binder-Keller, conseillère nationale depuis 2019. Pour Laurent Selvi, la Suisse est désormais mûre pour sauter ce pas. « Il a fallu du temps pour que ça se décante. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, notre pays a dû faire son examen de conscience sur le rôle joué dans le conflit. Le rapport Bergier (ndlr. à la fin des années 90) en a constitué une étape-clé. Aujourd’hui, nous arrivons à l’aboutissement de ce processus de digestion. » Il n’y a donc pas de hasard si les « événements » se succèdent au Palais fédéral ! Mais cela garantira-t-il un vote positif au Conseil des États ? Rien n’est moins sûr. Les conclusions du rapport de l’Office fédéral de la justice (OFJ), élaboré sur mandat de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter en 2022, pourraient en effet apporter de l’eau au moulin des opposants. Selon les experts consultés, « une interdiction (...) est en principe possible, mais que la création d’une nouvelle norme se heurterait à d’ importants obstacles juridiques et rédactionnels ». Explications : « l’utilisation publique de symboles nazis, racistes, extrémistes ou faisant l’apologie de la violence est punissable en droit actuel lorsque l’auteur entend ainsi propager publiquement une idéologie. » Cet acte est en effet réprimé par l’article 261bis du Code pénal. RÉPRESSION OU PRÉVENTION? Pour les praticiens interrogés, il n’y a donc pas de nécessité urgente d’agir ! À leurs yeux, les lois policières cantonales offrent aux forces de l’ordre des instruments suffisants pour intervenir, notamment lors de manifestations. Et, si l’on voulait étendre la norme pénale actuelle, il faudrait alors englober tous les symboles de discrimination raciale – en plus des symboles nazis. Mettre l’accent sur la répression imposerait une solution uniforme dans toute la Suisse. Soit en complétant l’article du Code pénal par une interdiction explicite de ces symboles nazis et racistes ; soit en adoptant une loi spéciale – ce qui permettrait de régler l’interdiction de manière plus détaillée. Mais cela entraînerait d’autres difficultés. Comment rédiger cette norme de manière suffisamment ouverte pour permettre aux tribunaux de prendre en compte le contexte de l’acte dans chaque cas ? Comment la formuler pour que chacun puisse savoir ce qui est permis ou interdit ? Et il y a encore la question des exceptions pour que l’utilisation de ces symboles à des fins scientifiques, éducatives, artistiques ou journalistiques reste possible. Le Conseil fédéral n’a jamais caché son opposition à cette motion déposée par Le Centre et, par la voix d’Elisabeth Baume-Schneider, cheffe du Département de la Justice, milite plutôt pour une politique de prévention. Le président de la CICAD, lui, ne comprendrait pas que cette interdiction soit refusée au niveau fédéral. «Nous pouvons toujours chercher des excuses pour ne rien faire », plaide Laurent Selvi. «Mais c’est de la responsabilité de notre législature de ne tolérer aucune manifestation qui puisse rappeler le nazisme. Le message envoyé doit être clair et ne rien laisser au doute ou à la tergiversation ! » Il salue d’ailleurs l’initiative du canton de Genève qui s’est déjà positionné pour l’interdiction des symboles nazis sur son territoire. Un choix fort qui pourrait aussi inciter la Berne fédérale à corriger la carence de son droit pénal. La balle est désormais dans son camp. Le Conseil fédéral vient de débloquer un crédit de 2,5 millions de francs pour la création d’un mémor ial en souvenir des victimes suisses du nazisme en ville de Berne. 15 AVR I L-SEP TEMBRE 2023

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