CIG Magazine N°11

De plus en plus de Juifs choisissent la voie de l’assimilation dans le monde. Qu’est-ce qui peut pousser un membre de la communauté à renoncer à son judaïsme ? Un mariage mixte, des règles trop lourdes à porter au quotidien ou la crainte de la discrimination? Selon le rabbin Mikhaël Benadmon, tant qu’un Juif s’interroge sur son identité, il exprime son besoin d’appartenance. Tout le monde connaît l’histoire de Joseph, fils préféré de Jacob, vendu comme esclave en Égypte par ses frères. Joseph est un personnage important de la Torah. Il est surtout un symbole du Juif intégré. Car le jeune homme est devenu, avec les années, vice-roi d’Égypte, tout en conservant sa culture, sa langue et ses valeurs. Aurait-il pu devenir pharaon ? Peut-être pas. Il se serait certainement heurté à un plafond de verre qui veut que les plus hautes fonctions soient toujours réservées à des locaux… Pourtant, lorsqu’il pense à la perpétuation de sa famille, et pour la sauver de la famine, Joseph préfère l’envoyer dans un ghetto – dans le pays de Goshen. «Quand le pharaon vous demandera votre profession, vous lui direz que vous êtes éleveurs de bétail », conseillat-il à ses frères. Jugé comme une infamie, ce métier leur permettra ainsi de vivre à l’écart de la société, sur un territoire spécifique, et de cultiver leurs us et coutumes sans que personne ne vienne les déranger. « Cette histoire laisse penser qu’ il y a deux modèles différents de survie pour le peuple juif », explique Mikhaël Benadmon, rabbin de la Communauté Israélite de Genève. « Soit il choisit de vivre en vase clos pour conserver ses traditions : le monde extérieur est un océan tempêtueux et il risque de se noyer s’il s’éloigne de sa base. Soit il s’intègre totalement à la société jusqu’à devenir chef de la cité, tout en continuant de vivre son judaïsme. » La question de l’intégration occupe l’esprit du Juif depuis des millénaires. C’est même un principe halakhique : on doit se soumettre totalement aux lois du pays dans lequel on vit. STIGMATISATION ET ÉMANCIPATION Mais comment se faire accepter par une société qui, sans cesse, vous pointe du doigt et vous stigmatise ? Comment assumer son judaïsme lorsqu’on vous impose des règles discriminatoires ? Si l’on considère l’exemple suisse, dès le Moyen-Âge, le Juif avait l’obligation de porter des signes distinctifs et l’interdiction d’exercer les professions d’artisan, de commerçant ou de paysan. « Pour l’Église, le peuple juif est responsable de l’assassinat du Christ et doit payer pour ce crime déicide de génération en génération », explique Johanne Gurfinkiel, secrétaire général de la CICAD. «Pour éviter qu’ il se fonde dans la foule, il doit donc être reconnaissable. » Aux XVe et XVIe siècles, et comme les frères de Joseph en Égypte, les Juifs reçoivent néanmoins le droit de s’installer dans deux villages à l’est de Baden : Lengnau et Endingen. Si la majorité vit une existence misérable de petits commerçants et de colporteurs, ils sont cependant libres de pratiquer leur religion, de construire des synagogues et d’aménager des cimetières. Il faudra attendre plus d’un siècle pour assister à l’émancipation des Juifs en Suisse : le 14 janvier 1866, 53,2% du peuple helvétique vote la révision de la Constitution fédérale qui scelle le principe de l’égalité pour tout habitant indépendamment de son appartenance religieuse. Les Juifs obtiennent ainsi les mêmes droits et devoirs que leurs concitoyens chrétiens, et peuvent désormais choisir leur lieu de résidence, ainsi que leur profession. «ÉTRANGERS DANS LEUR PROPRE PAYS » Leur intégration s’en est-elle trouvée facilitée ? En quelque sorte. Mais le peuple juif a continué d’être victime d’une discrimination ciblée. « L’Histoire a montré que l’antisémitisme a frappé les Juifs indépendamment de leur intégration, de leur attitude ou de leur visibilité », écrivait Sabine Simkhovitch-Dreyfus, présidente de la Fédération suisse des communautés israélites, en 2018. « L’une des formes croissantes d’antisémitisme [leur] reproche de contrôler la finance, l’économie, la politique, et [leur] prête une volonté de dominer leur patrie, voire le monde en général, selon les théories répandues du complot juif. » Aujourd’hui encore, lorsqu’un Juif vivant en Suisse reçoit des messages de haine ou quand il est visé par des actes antisémites, il doit parfois s’adresser à un… service d’intégration pour déposer sa plainte. Même s’il a grandi et suivi sa scolarité dans ce pays. Même s’il a pris une part active dans la vie politique ou économique. «Dans ce cas, ils auraient l’ impression de renier leur suissitude, (…) et d’avoir été attaqués pour ne pas s’être suffisamment intégrés, bref, d’être étrangers dans leur propre pays », conclut Sabine Simkhovitch-Dreyfus. MARIAGE MIXTE : UN ACCÉLÉRATEUR? Cette situation pourrait-elle être le terreau d’une vague massive d’assimilation dans la communauté ? Autrement dit : un Juif pourrait-il être tenté de délaisser sa tradition et ses valeurs afin de vivre en paix ? La réponse n’est pas si simple. Le rabbin Benadmon puise un élément de réponse dans le livre de Léon Poliakov, L’histoire de l’antisémitisme, lesquels identifient les différents modèles de discrimination qui ont existé à travers les yeux des différentes communautés juives sur la planète. « Il existe un cas d’une communauté en Chine, à Kaifen, qui n’a souffert d’aucune forme d’antisémitisme. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Elle a disparu, elle s’est assimilée… Cet exemple nous fait forcément réfléchir. » Dans le numéro précédent, Mikhaël Benadmon avait évoqué son combat en tant que rabbin : « que les Juifs restent Juifs, de quelque façon que ce soit, c’est-à-dire qu’un Juif perpétue son identité, sur le mode religieux, culturel ou identitaire ». « Je suis au courant des statistiques, je sais qu’en Europe et dans le monde, cette identité risque de disparaître », précisait-il. Plus que la discrimination, le mariage mixte constitue souvent un accélérateur dans le processus d’assimilation : on vit dans un monde globalisé où des personnes se rencontrent, tombent amoureuses et font des projets. Et on contrôle rarement la trajectoire de la flèche de Cupidon… Se pose alors la question : pourquoi rester Juif ? LA QUESTION CRUCIALE DE L’IDENTITÉ Totalement légitime, cette interrogation n’en est pas pour autant une preuve d’assimilation. « J’ai en tête une pensée d’Emmanuel Levinas (ndlr : philosophe français), tirée de son texte Difficile liberté : ‹Se poser la question de son identité, c’est déjà l’avoir L’ENQUÊTE 16 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 1 1

RkJQdWJsaXNoZXIy MjE4MDE=