CIG Magazine N°07

LE REPORTAGE CARL LUTZ : DÉSOBÉIR POUR SAUVER DES VIES Co-organisée par le Cercle Carl Lutz et la Communauté Israélite de Genève, une exposition, désormais itinérante, raconte comment le diplomate suisse, soutenu par la société civile, a permis à des milliers de Juifs d’échapper à l’horreur en 1944 à Budapest. Un fait d’histoire souvent méconnu du grand-public. À quel moment décide-t-on de franchir la limite et de se dresser face à l’injustice ? Qu’est-ce qui peut conduire un homme et une femme à désobéir et à risquer leur vie pour en sauver d’autres ? Lors de la Seconde Guerre mondiale, beaucoup ont préféré fermer les yeux, tourner le regard… Avec sa femme, Gertrud, Carl Lutz, vice-consul de Suisse à Budapest, a préféré agir, permettant ainsi à des dizaines de milliers de Juifs hongrois d’échapper à une mort certaine. Une exposition, désormais itinérante, organisée par le Cercle Carl Lutz et la Communauté Israélite de Genève, permet de rappeler ce fait historique, souvent méconnu de la population suisse, et de mesurer le courage de ce diplomate, né le 30 mars 1895 à Walzenhausen, dans le canton d’Appenzell Rhodes-Extérieures. Rien ne prédestinait Carl Lutz à jouer les héros. Cependant, son parcours de vie, loin d’être linéaire, a certainement contribué à forger les valeurs fondamentales qu’il défendit tout au long de sa carrière. Onzième enfant d’une famille profondément croyante, il était trop timide pour devenir pasteur, sa première vocation. En 1913, une fois son apprentissage de commerce terminé, il choisit de traverser l’Atlantique, en direction des États-Unis, et expérimenta la dure réalité des émigrés, suant sang et eau dans les usines pour gagner sa croûte. Mais, en 1920, une rencontre changea son existence : en stage d’été à la Légation suisse de Washington D.C., l’ambassadeur Marc Peter fut impressionné par ses capacités et l’encouragea à entreprendre une carrière consulaire. Sous l’œil protecteur de Giuseppe Motta, alors conseiller fédéral en charge du Département politique fédéral, ancêtre du DFAE, Carl Lutz fit ses preuves aux États-Unis. Puis, en 1935, juste après son mariage avec Gertrud Fankhauser, rencontrée deux ans plus tôt à Saint-Louis, il fut envoyé en Palestine, à Jaffa, sous mandat britannique. Commencée comme un « voyage de noces », cette mission influença beaucoup l’Appenzellois. Jusqu’en 1939, il vécut l’arrivée massive des Juifs de l’Europe de l’Est, fuyant le nazisme, et l’extrême tension qui régnait alors en Palestine. Avec sa femme, il assista même au meurtre de trois Juifs par des musulmans. Lorsque la guerre éclata en Europe, l’Allemagne demanda à la Suisse d’être sa « puissance protectrice » en Palestine. Cette tâche incomba alors à Carl Lutz – qui plaça les consulats allemands de Jérusalem, Haïfa et Jaffa sous protection helvétique. Et, lorsque les 2500 Allemands vivant dans cette région furent envoyés dans des camps par les Britanniques, il veilla à leurs avoirs et fit en sorte que chacun d’entre eux puisse rentrer dans leur pays. Il ne le sait pas encore, mais cette action, qui lui valut la reconnaissance de l’Allemagne, lui servira de levier dans son opération de sauvetage… Le 2 janvier 1942, Carl Lutz commença sa mission à Budapest. Nommé vice-consul, il était chargé, au nom de la Suisse, d’y représenter onze états en guerre contre les pays de l’Axe – dont les États-Unis et le Royaume-Uni. Avec Gertrud, il prit alors ses quartiers dans la Légation britannique à Buda, tandis qu’il installa son bureau à l’ambassade américaine à Pest. En tant que représentant du Royaume-Uni en Hongrie, il devait, entre autres, veiller à l’exécution du troisième Livre Blanc, publié en 1939, lequel limitait à 75000 le nombre de Juifs acceptés en Palestine jusqu’en 1944. Deux mois après son arrivée, l’Appenzellois recevait déjà une requête du Foreign Office à Londres : il devait identifier 270 orphelins autorisés à y émigrer. EN MARS 1944, LA HONGRIE BASCULE DANS L’HORREUR La situation de la minorité juive en Hongrie à cette période ? À mesure que l’Europe s’enfonçait dans le conflit et que la « Solution finale » était appliquée sur l’ensemble du continent, elle n’a cessé de se dégrader. Avec près de 500000 âmes, la communauté juive de Hongrie était pourtant la plus importante d’Europe après celle de la Pologne. Selon un recensement de 1941, 21 % de la population de Budapest était considérée comme juive et, alors que le pays s’engagea dans le conflit mondial aux côtés de son alliée, l’Allemagne nazie, elle continuait à s’y sentir en sécurité. Malgré une législation devenue discriminatoire. Malgré un antisémitisme largement répandu. Entre 1938 et 1941, trois lois anti-juives ont en effet été imposées en Hongrie : après avoir cherché à diminuer leur influence dans l’économie, on leur limita le droit d’occuper des fonctions au sein de l’administration publique ou d’exercer des professions libérales. Désormais considérés comme une race distincte du reste de la population et non plus comme une minorité religieuse, les Juifs ont, de plus, l’interdiction de se marier avec des non-Juifs. Jusqu’en 1941, la Hongrie resta cependant une terre d’accueil pour les milliers de Juifs qui fuyaient l’Europe nazie : entre 10000 et 20000 d’entre eux vinrent s’y réfugier. Et, malgré le récit des atrocités endurées par les émigrés, la majorité des Juifs hongrois était persuadée d’échapper au sort funeste réservé aux communautés juives à travers le continent. Puis, en été 1941, la Hongrie est entrée en guerre… Près de 100000 hommes juifs furent alors envoyés aux travaux forcés, 20000 autres ont été déportés en Ukraine par les autorités hongroises pour y être fusillés par des « escadrons de la mort ». 21 J U I L LE T-SEP TEMBRE 202 1

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