CIG Magazine N°07

L’HISTOIRE LE CANCEL DE GENÈVE, PROTOTYPE DES FUTURS GHETTOS JUIFS D’EUROPE Le célèbre ghetto juif de Venise, créé en 1516, est souvent décrit dans l’historiographie comme le premier du genre en Europe. Celui dont le modèle va se répandre ensuite sur le reste du continent, sous l’impulsion d’un pouvoir pontifical qui entend, désormais, mettre en œuvre d’une manière plus concrète les dispositions du Concile du Latran qui, en 1215, avait fixé les règles de vie et de résidence entre chrétiens et non-chrétiens. En effet, jusque-là, ces mesures particulièrement restrictives n’avaient jamais été appliquées dans leur intégralité. Elles étaient bien plus souvent vexatoires que coercitives. Dans les faits, les seigneurs locaux, mais aussi l’Église, ont continué à maintenir des attitudes et des relations ambivalentes avec les Juifs, se montrant complaisants en certaines circonstances, notamment lorsque les enjeux étaient d’ordre économique. Rappelons, à cet effet, que l’exercice du prêt à usure était, par exemple, interdit aux Chrétiens mais pas aux Juifs. Il y avait donc un intérêt pour ces premiers, d’autant qu’il était ensuite aisé de se retourner contre les seconds en cas de crise. Toujours est-il que c’est en 1428 que la cité de Genève va expérimenter la création d’un quartier juif rigoureusement clos, Le Cancel *, précédant singulièrement de quatrevingt-huit ans celui de la Sérénissime. LA JUIVERIE DE GENÈVE Dans un premier temps, lorsque les Juifs arrivent à Genève en 1396, à la suite de leur expulsion du Royaume de France deux ans plus tôt, ils bénéficient d’un accueil plutôt bienveillant sur les terres du Comte de Savoie. Ils s’établissent dès lors librement dans le quartier de Saint-Germain, dans les rues situées autour de l’église du même nom, cohabitant paisiblement avec les chrétiens. Assez rapidement, ils contribuent à l’essor économique du quartier, rachetant des granges, rénovant les rues et devenant propriétaires de plusieurs bâtisses. Cette apparente opulence, qui ne concerne cependant que quelques familles, n’est pas du tout du goût de Pierre de Magnier, curé et recteur de la paroisse de Saint-Germain, qui s’inquiète de la présence de ces Juifs aux côtés de ses fidèles, et du risque de les voir partager la même couche. En 1408, il adresse donc une supplique au comte Amédée VIII de Savoie, en insistant pour que les dispositions du Concile du Latran soient appliquées. En ce sens, il demande la création d’un quartier spécifique pour les Juifs qui puisse être clos, et qu’obligation soit faite à ces derniers de porter des signes distinctifs sur leurs habits afin de ne plus être confondus avec le reste de la population. Amédée VIII ne rentre cependant pas en matière, estimant la requête abusive et sans fondement. En 1411, Pierre de Magnier insiste et formule une seconde plainte, mais cette fois-ci directement auprès du Pape Benoît XIII en Avignon. Par une missive adressée au clergé de Genève le 31 août 1411, l’Official de Grenoble fait savoir que sa Sainteté « … ayant pris connaissance des plaintes contre les Juifs, les a reconnues bien fondées et a ordonné qu’ il soit remédié aux abus. » Dans cette missive, il est également fait état du refus des Juifs de payer les redevances dont étaient grevées les maisons appartenant autrefois aux chrétiens et acquises ensuite par les enfants de Lévi. Mais en dépit de la sentence papale, aucune mesure ne sera prise par Amédée VIII à l’encontre des Juifs. Ce dernier profite-t-il de la fragilité de l’Église à cette époque pour asseoir son autorité ? C’est possible… Rappelons que nous sommes en pleine période du Grand schisme d’Occident où deux papes rivaux, l’un en Avignon, l’autre à Rome, se déchirent pour régner sur la chrétienté. Toujours est-il que le zélé curé de la paroisse de Saint-Germain, qui mourra en 1420, ne verra pas s’accomplir ses plus ardents désirs. Le répit ne sera malheureusement que de courte durée. En 1416, Amédée VIII de Savoie est élevé au rang de Duc de Savoie par l’Empereur d’Occident. Devenant un vassal important, il se doit désormais de défendre la foi chrétienne de son souverain et rédige, entre 1420 et 1430, le Décret ducal savoyard, véritable code de la législation et de l’administration qui aura pour effet de révoquer notamment tous les droits et avantages autrefois consentis aux Juifs sur les terres de la Savoie. LA CRÉATION DU CANCEL Sous la pression des syndics, de l’Église et d’une partie de la population, Amédée VIII est donc contraint d’abandonner sa politique jusque-là plutôt bienveillante envers les enfants d’Israël. Selon une mention faite dans le Registre du Conseil de Genève le 18 mai 1428, les autorités locales avaient déjà pris, quelques mois plus tôt, la résolution de concentrer les Juifs de la ville dans un quartier délimité. Mais des aménagements importants étant à réaliser, ce n’est que le 28 novembre 1428 que l’on ordonna la séparation entre Juifs et chrétiens. Ces premiers, une trentaine de familles environ, sont alors confinés avec rigueur dans un quartier désigné comme le «Cancel » et dans lequel ils ne peuvent plus être propriétaires. Pour clore les extrémités de celui-ci, les autorités ont fait construire deux nouvelles portes : l’une à l’entrée de la rue de l’Écorcherie (en partie rue des Granges actuelle), et l’autre près de l’actuelle fontaine de la place du Grand Mézel. Le Cancel juif forme ainsi un quartier bien fermé, qui s’appuie en bonne partie sur les fortifications de la ville. Si les Juifs peuvent continuer à commercer dans la ville durant la journée, ils ont cependant pour obligation de réintégrer le Cancel le soir venu, où les portes d’accès sont alors fermées jusqu’au matin. En complément des mesures coercitives, les Juifs se voient aussi dans l’obligation de porter un 18 L’HISTOIRE LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 07

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