CIG Magazine N°04

Pour autant, le professeur a conscience du potentiel des nouveaux médias, et cite par exemple le roman graphique Si je reviens un jour... Les lettres retrouvées de Louise Pikovsky, de Stéphanie Trouillard et Thibaut Lambert, paru aux éditions Des ronds dans l’O. Retra- çant l’histoire vraie d’une Parisienne déportée, cet ouvrage est complété par la reproduction de lettres de la jeune fille. « Je trouve impor- tant, quand on convoque une histoire vraie, d’en montrer des traces. » Le langage du XXI e siècle est évidemment devenu nécessaire pour capter l’attention d’un jeune public, mais il faut aussi « tirer des fils entre passé et présent pour ne pas demeurer dans l’artifice », conclut l’historien. L’usage mémoriel d’un récit du passé est toujours à intégrer dans une triple temporalité. Le temps raconté – celui des années du nazisme, en l’occurrence, le temps racontant, de la création du récit, et le moment de sa consultation. Les ignorer, comme dans le cas du projet Eva.Stories, risque de simplifier à outrance notre rapport au passé sans laisser place à l’analyse. Le compte aurait pu entrer dans une dé- marche de documentation permettant aux followers de prendre un certain recul et de porter un regard critique sur les tragédies passées. On repassera. AU-DELÀ DES ADOS Le phénomène s’exporte également sur YouTube, dans une version très personnelle, avec un rituel d’arrivée caméra à l’épaule et gâteaux au fromage sous le bras. Déplorant le fait que bientôt, malheureusement, il n’y aura plus âme qui vive pour raconter la Shoah à la première personne du singulier, Sophie Nahum, documentariste, a retrouvé les derniers survivants français pour les faire témoigner dans une série de capsules vidéo ensuite publiées sur YouTube. Sophie Nahum entame ce projet en 2017 et a pris le temps de visiter chacun des res- capés en tête-à-tête, comme le ferait un ami ou un membre de la famille, dans la simplicité et la spontanéité. Le but ? C’est Elie Buzyn, 91 ans, qui l’énonce à la réali- satrice : «Dans peu de temps, on ne sera plus là. Vous allez devenir le témoin du témoin que je suis. » Résultat ? Un million et demi d’in- ternautes a visionné ses courts-métrages. Chaque épisode s’intitule Ma rencontre avec. Yvette, Robert, Jean, Henri, Flora… Ils sont 25 à l’avoir reçue. Sur Facebook, la page Les Derniers rassemble 14622 personnes, toutes générations confondues. Chaque vidéo, prise isolément, a le like plus discret. 6562 personnes ont découvert l’histoire de Ginette. 77, seulement, ont cliqué sur la désormais célèbre icône « pouce levé ». YouTube, en support plus qu’en social media, impose davantage de retenue. En France, des enseignants se sont immé- diatement emparés des épisodes pour les diffuser en classe. Ces rencontres vivantes permettent de s’extraire du formalisme des livres d’histoire. Le ton est donné quand, à chaque épisode, la réalisatrice annonce avoir amené « le goûter ». Avec ses interlocuteurs, ils feuillettent les photos de famille et dis- cutent pendant 3 à 4 heures. Au montage, elle ne ressort que la substantifique moelle, isolant une dizaine de minutes de témoi- gnage. Intenses. Ici aussi, la manière dont la réalisatrice fait appel à l’émotion nécessite quelques expli- cations du contexte de production. Si Sophie Nahum, dont les parents ont émigré de Tunisie en 1962, n’est pas une descendante de la Shoah, c’est le cas de son époux, dont la famille a été décimée par le régime nazi. « Un jour, j’ai compris que mes enfants, qui ont 5 et 7 ans, ne rencontreraient jamais d’an- ciens déportés », confie-t-elle à Vanity Fair . Concernée personnellement, Sophie Nahum s’efforce de faire parler les derniers témoins avant leur disparition annoncée d’un drame menacé par l’oubli et la négation. Un moyen 2.0 de se souvenir. Emilie Cailleux LE TRAVAIL DE CONSCIENTISATION PASSE PAR L’HISTOIRE, ET L’HISTOIRE REPOSE SUR L’ACCÈS À DES SOURCES SÉRIEUSES ET DOCUMENTÉES. 19 J U IN-SEP TEMBRE 2020

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