CIG Magazine N°04

UNE COMMUNAUTÉ MITIGÉE Et les jeunes, justement ? Que pensent-ils de cette exposition médiatique d’un genre nouveau? Une grande partie est enthousiaste. En témoignent les partages des stories d’Eva dans leurs propres flux. «Ce nouveau format nous permet de nous imaginer le quotidien com- pliqué des Juifs européens pendant la Seconde Guerre mondiale, nous mettre à leur place, sans nous nouer la gorge pendant des semaines, comme le font certains films et documentaires, a pensé Yona, 17 ans, après visionnage. Pour que cette mémoire ne s’éteigne pas, elle doit évoluer. » Aussi convaincue, Salomé, 22 ans, qualifie le compte Instagram « d’ incroyable hommage », et confie : «C’est l’une des rares fois où j’ai pu me rendre compte que tout est arrivé si vite dans leur vie. » Or, c’est là précisément ce qui dérange Diane : «Ça éloigne des esprits que la Shoah est avant tout un processus de dégradation économique, politique, de montée du populisme et de la haine. Ça ne s’est pas fait en quelques stories Instagram. On ne peut pas tout résumer à l’ image. » L’aspect narratif et fictionnel du projet met également mal à l’aise les inter- nautes. « Il s’agit, certes, d’un moyen d’instruire en masse, mais je ne conçois pas que l’on puisse passer de cette story à celle de Kim Kardashian, en un clic, comme le prévoit Instagram», re- marque Ruben, 22 ans. Nissim, quant à lui, regrette : «Certains selfies et boomerang ont l’ indécence de notre époque. C’est dommage. » Si l’anachronisme a ses vertus, en permettant à un public jeune d’accéder à cette période sombre de l’histoire, il agite donc également le débat. Traiter d’un sujet aussi grave que la Shoah sur Instagram est-il acceptable au nom de l’information du jeune public ? Et pourquoi pas ? Passer par les réseaux sociaux est-il devenu une nécessité pour informer les plus jeunes d’entre nous ? L’initiative ne fait pas l’unanimité à l’international. « Est-ce du nivellement par le bas ? Ou bien cela donnera-t-il le goût de l’Histoire à une nouvelle génération? » C’est la question cinglante que s’est posé à l’époque du lancement du compte Andrew Stroelhein, directeur européen des médias pour Human Rights Watch, sur Twitter. En 1993 déjà, le film La Liste de Schindler suscite le même débat sur la capacité des industries créatives à évoquer un sujet aus- si grave et la possibilité d’en proposer une version esthétisée, subjective, romancée. Le phénomène se répète en 1997, quand sort La vita è bella, signée Roberto Benigni. A l’époque, le sérail historiographique italien se déchire : quand d’aucuns trouvent le projet brillant, d’autres s’offusquent du mélange des genres entre l’humour de Benigni et la réflexion profonde sur le caractère tragique de la destruction des juifs d’Europe. DE NOUVEAUX MÉDIAS La question demeure : peut-on recourir à l’humour, sinon au divertissement, pour évoquer la Shoah ? Charles Heimberg, his- torien et professeur à l’Université de Genève au département Sciences de l’éducation et membre de l’équipe de didactique de l’histoire et de la citoyenneté (ÉDHICE), d’apporter des éléments de réponse. « Un grand humoriste l’a fait, Roberto Begnini avec son film La vie est belle . Mais la réception de ce film a fait débat. Dans cette fiction où l’horreur de la Shoah est suggérée, un spec- tateur aurait pu passer à côté du message, et les crimes perpétrés par le nazisme n’être que le décor d’un divertissement. » 22 ans après la sortie du long métrage aux trois Oscars, le compte Instagram Eva.Stories risque les mêmes écueils, mais pas forcément avec le même talent. « Il s’agit également de faire vivre la mémoire de la Shoah, analyse l’historien. Les réseaux sociaux offrent un gros potentiel de diffusion, mais qui n’est pas sans risque. De plus, en s’adressant par le truchement de l’his- toire d’une jeune fille à des ados, on joue sur le registre émotionnel. » Pour le professeur, le travail de conscientisation passe par l’his- toire, qui repose sur l’accès à des sources de l’époque. Dans le cadre du projet Eva.Stories, aucun accompagnement n’est proposé aux adolescents, seuls face à leur smartphone et au drame du génocide. «Ce n’est pas en met- tant les jeunes face aux horreurs de la Shoah sans aucun accompagnement que l’on œuvre le mieux à prévenir les crimes contre l’humanité », assure Charles Heimberg. La fiction utilise ici tous les codes communicationnels de la génération Z : le personnage d’Eva publie des stories quotidiennement sur son compte Instagram. 17 J U IN-SEP TEMBRE 2020

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