CIG Magazine N°04

L'ENQUÊTE LA MÉMOIRE À L’HEURE DES MÉDIAS SOCIAUX Nina Weil, Fishel Rabinowicz, Ivan Lefko- vits. Demain, ces trois survivants suisses de la Shoah auront disparu. Et pourtant, ils continueront de s’exprimer. Dans des récits, des témoignages, sur les réseaux sociaux. 2019 a marqué l’arrivée de l’Holocauste sur Instagram et sur YouTube et son accès à un public jeune. Entre storytime, challenge et unboxing, les social media peuvent-ils constituer un vecteur de mémoire ? Elé- ments de réponses. Au printemps 2019, le compte Instagram Eva.Stories fait parler de lui sur les réseaux. Pour que les jeunes générations n’oublient pas, ou prennent connaissance de ce qui s’est passé, ce profil unique en son genre retrace la vie d’une adolescente juive hongroise du- rant la Seconde Guerre mondiale. Eva est interprétée par la jeune actrice britannique Mia Quiney. Elle a 13 ans, elle vit en 1944, mais elle est équipée d’un smartphone der- nier cri et possède un compte Instagram, comme n’importe quelle adolescente de la génération Z. Elle se filme à l’école, avec son mec, prénommé Pista, ses copines, sa famille, comme le ferait votre fille, votre nièce, votre petit neveu ou votre jeune cousin, jusqu’au premières stigmatisations nazies et à sa déportation en juin 1944. Au total, ce sont 70 stories, de courtes vidéos verticales, qui retracent son quotidien à la première personne du singulier. Comme toutes les adolescentes de son âge, Eva exploite toutes les subtilités du réseau. Elle publie par exemple une story datée du 25 février 1944 et située dans un parc, où on la voit déguster une glace avec son amoureux. Hashtag, gif icecream, sondage et musique d’ambiance de rigueur. Tous ces outils développés par Instagram, au banc desquels on trouve aussi la localisation, les filtres ou les effets boomerang, ont l’étrange pouvoir de susciter un sentiment d’identifi- cation puissant, une proximité affective entre cette jeunesse fictive, celle qui a traversé les épreuves de la déportation et celle qui vivra bientôt sans témoin de la Shoah et n’en aura peut-être jamais rencontré, écouté, ou lu. DE L’HISTOIRE VRAIE À LA FICTION Ces stories s’inspirent de l’histoire vraie d’Eva Heyman, relatée dans le journal de la jeune fille, assassinée à Auschwitz le 17 octobre 1944. Retrouvé par sa mère des années plus tard, le manuscrit est publié en 1974 sous le titre J’ai vécu si peu, Journal du ghetto d’Oradea. Pour réaliser cette adaptation sur le média social, des moyens impressionnants ont été déployés. Ce sont 5 millions de dollars qui ont été investis et plus de 400 techni- ciens et acteurs mobilisés. Le scénario a été pensé, largement commu- niqué à grand renfort de billboard et financé par l’entrepreneur israélien Matti Koshavi et par sa fille Maya pour raconter l’horreur de la déportation et du génocide. Au lancement du compte, le succès est immédiat. Dès le 8 mai 2019, The Times of Israël rapporte : «Un compte Instagram qui fait revivre le quotidien d’une jeune victime de la Shoah a enregistré plus de 120 millions de visites en seulement 24 heures. L’ initiative a été saluée pour sa capacité à montrer les horreurs de la Shoah à la nouvelle génération, très avide de réseaux sociaux, alors que le nombre de survivants de la Shoah diminue. » Aujourd’hui, alors que le nombre de rescapés toujours en vie atteint seulement quelques centaines de personnes et réduit comme peau de chagrin, le compte Eva.Stories rassemble quant à lui quelques 1,3 millions de followers. La bande annonce du projet, postée le 28 avril 2019 et intitulée What if a girl in the Holo- caust had Instagram? a été visionnée plus de 5 millions de fois. Voyeurisme ou véritable intérêt ? Pour le magnat de la high-tech ins- tigateur du projet, l’objectif était de proposer un contenu innovant et disruptif, en projetant les jeunes internautes au cœur du quotidien d’Eva. Pour lui, se servir des réseaux sociaux permet de développer un nouveau genre mé- moriel qui concerne en particulier un public jeune. Alors qu’en France et selon un son- dage de la Fondation Jean-Jaurès effectué en 2018, 19% des moins de 35 ans disent n’avoir jamais entendu parler de la Shoah, 50% des utilisateurs d’Instagram ont moins de 35 printemps. Matti Koshavi de démonter dans The Times of Israël du 2 juin le bien-fondé de sa démarche : «Si nous voulons transmettre le souvenir de la Shoah à la jeune génération, nous devons aller là où elle se trouve. Et elle est sur Instagram. » C’est dans cet esprit que les 70 stories d’Eva ont reçu l’approbation du Premier Ministre israélien Benyamin Ne- tanyahou, notamment. «Eva Stories s’adresse aux jeunes de 12 à 15 ans, avec qui le contact est extrêmement difficile lorsqu’il s’agit de leur raconter la Shoah, analysait également dans la presse Rita Silber, guide à Auschwitz-Birkenau et à Yad Vashem, au printemps de l’année pas- sée. Ils ont besoin d’une ‹escalade dans l’horreur› pour se rendre compte que tout cela était vrai. Donc par ce mode nouveau, le message envoyé peut les toucher. » A LIRE OU À VOIR POUR SE SOUVENIR AUTREMENT Maus, Art Spiegelman : un roman graphique où les nazis sont des chats et leurs victimes, des souris, qui a remporté le prix Pulitzer en 1982. Enfances cachées : une exposition qui retrace le parcours d’enfants persécutés avant, pen- dant et après la Seconde Guerre mondiale. Une vie nous sépare : un documentaire inspiré du livre du même nom, sur l’amitié entre un élève de 19 ans et une rescapée de 75 ans. Eclats, Christophe Cognet : un ouvrage ras- semblant les photographies clandestines des camps. La Montagne aux roses, Hannah Levin Sei- derman : une pièce de théatre mettant en scène un jeune à la dérive et une rescapée. 15 J U IN-SEP TEMBRE 2020

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