CIG_JOURNAL_N°3_FLIPBOOK

Si les rapports entre l’Eglise et l’Etat ont été définis il y a plus d’un siècle, pourquoi cristallisent-ils autant de tensions aujourd’hui ? Pour Sandrine Salerno, la réponse se trouve dans la conciliation entre le sociétal et le personnel : « Ces débats, cette tension, ne sont pas propres à Genève mais se produisent partout où le sujet est abordé. La laïcité est une thématique particulière, qui se situe à la croisée d’enjeux politiques, sociaux et profondément intimes. Cette confluence entraîne une charge émotive importante. Dans les discussions autour de la laïcité, il y a la question complexe de l’articulation entre le ‹nous› et le ‹je›. » Situé au point d’achoppement entre sphère privée et vie publique, le concept de laïcité interroge profondément la liberté individuelle et le vivre-ensemble, et ses conséquences sont éminemment politiques, au sens étymologique du terme de vie de la cité (polis en grec). La question de la laïcité est également démographique. Elle resurgit dès qu’on observe des variations dans la composition confessionnelle d’une population et particulièrement aux XXe et XXIe siècle, sujets à deux phénomènes notables. D’une part, il semble que la religiosité prenne de moins en moins de place dans l’espace public, au détriment d’un christianisme jusqu’alors omniprésent et symbolisé puissamment par l’église au milieu du village. Dans la population résidente permanente âgée de 15 ans ou plus à Genève en 2017, l’Office fédéral de la statistique dénombrait un peu plus de 41% de personnes sans appartenance religieuse. De l’autre, on note une diversification des affiliations, croyances et pratiques religieuses. Dans ces conditions, les Etats mettent à jour et modernisent leur cadre législatif relatif aux religions : le débat sur la laïcité revient sur le devant de la scène, et avec lui, l’interprétation de la neutralité de l’Etat vis-à-vis du fait religieux. Pour les partis de gauche genevois, dont le parti socialiste, la laïcité de l’Etat permet de nourrir un multiculturalisme permettant à chacun de vivre et de pratiquer pleinement sa religion à l’intérieur de la cité, jusque dans ses chaires politiques. Une laïcité ouverte que Sandrine Salerno définit ainsi : «C’est un modèle où l’Etat garantit aux croyant-e-s le droit de croire et d’avoir une pratique religieuse, tout en garantissant aux non-croyant-e-s le droit de ne pas croire et de ne pas avoir de pratique religieuse. Pour moi, la laïcité ouverte est ainsi garante d’un espace de vie pour toutes et tous. ». C’est en ce sens que les Hôpitaux Universitaires de Genève ont inauguré un espace de ressourcement pluriconfessionnel destiné aux patients, à leurs proches et aux collaborateurs, le 18 septembre dernier. Inédit en Suisse, il a été pensé en quatre sous-espaces, chrétien, israélite, musulman et humaniste. A la fois laïc et multiconfessionnel, il offre à toute personne, croyante ou athée, un espace de recueillement. JUDAÏSME ET LAÏCITÉ : COMMENT SE CONCILIENT-ILS ? Dans une Genève laïque, la LLE garantit-elle de pouvoir afficher des signes confessionnels en toute sécurité dans toutes les circonstances et tous les quartiers de Genève ? Port de la kippa ou du chapeau, de la tenue noire pour les juifs orthodoxes, de l’étoile de David, pratique du chabbat... Les lois de laïcité permettent aux citoyens genevois de pratiquer leur religion sans autre restriction que le respect d’autrui. Néanmoins, l’interprétation de ce droit législatif est plus ou moins large selon le contexte et le milieu dans lequel on évolue. « Le port d’une kippa, dans certains cadres, peut déclencher des crispations et des remarques », confie L. Simon (nom d’emprunt), Genevois et juif pratiquant moderne. La laïcité, un principe tout relatif ? « Il faut savoir rester vigilant et prudent dans des environnements hostiles. » Pour sa part, L. fait un usage circonstancié du port de la kippa, qu’il revêt dans les contextes communautaires et synagogaux. « Place du Molard, à l’occasion d’un allumage public, il m’est arrivé de porter la kippa dans un contexte communautaire étendu, rassemblant des personnes de confession juive, des personnalités publiques et d’autres religions. Je me suis senti en sécurité, car nous étions encadrés par la police. » Malgré cette prudence, il estime que l’expression de la religion ne doit pas être cantonnée à la sphère privée. Elle peut se déployer dans l’espace public, dans la mesure où son expression n’a pas des visées prosélytiques. « Porter une étoile de David ne signifie pas vouloir convertir son prochain. C’est un bijou comme un autre qui témoigne d’une identité, comme on pourrait arborer une médaille d’un club de fooball. » L. Simon se félicite de l’annulation de l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires : «Nous évoluons en Suisse en démocratie, nous sommes libres de nous présenter comme nous sommes, dans le respect de l’autre. D’après moi, le port du voile, de la kippa ou du dastar (ndlr : turban porté par les hommes de confession sikh) n’est une atteinte à personne. » En revanche, leur privation lui apparaît comme une entrave à la liberté, et une forme de discrimination. En effaçant les signes d’appartenance religieuse, on souligne l’anonymat et on s’incline devant la peur d’assumer ses convictions. « C’est aux autorités d’assurer notre sécurité et d’ instruire le grand public. Il leur incombe de lever l’appréhension et de soutenir l’expression des libertés religieuses », revendique-t-il. Inscrit dans les lois séculières, le vivre ensemble est une notion cultivée par la Torah. «Nous n’avons aucun problème à vivre avec les lois suisses et la laïcité en fait partie, affirme le Grand Rabbin Dr. Izhak Dayan. Le prophète Jérémie a tracé la voie à suivre pour vivre dans les pays où nous sommes accueillis. Il est écrit ‹Recherchez le bien de la ville où je vous ai mené et priez l’éternel en sa faveur parce que votre bonheur dépend du sien› (Jérémie 29 :7) En d’autres termes, les juifs religieux doivent veiller à l’ intégrité du pays d’accueil, se battre pour défendre ses frontières et veiller à la conservation de ses idéaux », ajoute-t-il. Cette déclaration du prophète Jérémie aux exilés babyloniens a été prise comme base pour édicter une règle «Dina d’malkhouta dina : la loi du royaume est la loi. ». La loi suisse doit-elle pour autant être préférée à la Halakha ? « La communauté israélite est très respectueuse de la loi suisse mais il faut comprendre qu’avec ce principe, on pourrait saper toutes les bases fondamentales du judaïsme : plus de chabbat, plus de cacheroute, plus de brit milah, fait remarquer le Grand Rabbin Dr. Izhak Dayan. Prenons un exemple. Si à l’origine le port d’un couvre-chef ne relevait que d’une mesure de piété, il n’en a pas moins été adopté par l’ensemble, de la communauté. A ce titre il est promu au rang de mitsva qui, elle, a force de loi. Il faudrait dès lors que le maintien de la tête couverte entraîne une perte d’argent considérable telle que la perte de son emploi, par exemple pour qu’on en soit dispensé. » Dans le contexte contemporain genevois, les entorses sont nombreuses, et laissées à l’appréciation de chacun. Même si l’on en fait parfois, et à juste titre, une affaire d’Etat. Sonia Hamdi ® SHUTTERSTOCK 13 MARS -MA I 2020

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