CIG_JOURNAL_N°3_FLIPBOOK

LAÏCITÉ COMMENT CONCILIER LES LOIS JUIVES AVEC CELLES DE LA CITÉ DE CALVIN ? PAGES 11-13 TRANSPLANTATIONS D’ORGANES QUE DIT LA LOI JUIVE SUR LES PROGRÈS SCIENTIFIQUES ? PAGES 6-7 L E M AG A Z I NE D E L A COMMUNAU T É I S R A É L I T E D E G E NÈ V E 0 3 - 0 5 2 0 2 0 N ° 03

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L’ÉDITO JUIFS & SOLIDAIRES La solidarité entre juifs fait débat depuis de nombreuses années. Certains la perçoivent comme un lien invisible qui unit les foyers israélites, d’autres comme un nœud qui nous isole de nos concitoyens. Si unir et isoler sont des verbes dont les définitions diffèrent, il arrive que ces dernières s’entremêlent parfois. Comme pour d’autres minorités, notre solidarité fait partie de notre héritage culturel. Cette aspiration solidaire émane de notre histoire commune, des grandes migrations souvent involontaires, mais aussi et surtout des tragédies dont notre peuple fut victime. Nos parents nous ont enseigné à discerner de la lumière dans les moments les plus sombres de notre histoire. Ces lumières sont souvent ravivées par des naissances, de nouvelles amitiés fortes ou de nouveaux projets entrepreneuriaux : famille, amis et affaires. Ces piliers dissimulent une force secrète qui nous renforce tous : l’entraide ! La notion et l’action de s’entraider demeure profondément ancrée dans notre foi et éducation. Ce début d’année civile a été marqué par une communication de notre trésorier Ron Appel qui vous invite à reconsidérer à la hausse vos cotisations et vos dons. Sans votre générosité, la mission d’unité de notre CIG et ses activités ne seraient plus possibles. La solidarité, c’est aussi le respect des différences ainsi que l’adaptation aux lois et aux rites de la société dans laquelle nous vivons. L’enquête proposée dans ce numéro vous plonge dans le débat sur la laïcité à Genève, où 40% de la population est d’origine étrangère. Notre foi est aussi inexorablement liée aux lois halakhiques. Ces lois ne sont pourtant pas figées et continuellement mises au défi, notamment par l’évolution médicale. Qu’en est-il de la transplantation d’organes ? Notre Grand Rabbin nous éclaire, dans sa chronique, sur la loi juive et les progrès en matière de recherche. Dans ce numéro, nous découvrirons aussi l’origine de la Communauté Juive de Genève, née à Carouge en 1789. Nous verrons comment un différend nous a rapprochés et nous a aidés à réfléchir ensemble pour nous organiser de façon unie et solidaire. Echanger pour mieux se comprendre passe aussi par des réunions de la jeunesse. A la CIG, nous sommes convaincus que notre solidarité passe par l’écoute et le débat. C’est la raison pour laquelle la synagogue Beth Yaacov accueille des réunions Likrat, dont vous découvrirez les thèmes dans quelques pages. Finalement, cette édition marque la fin d’une ère pour la CIG avec l’annonce du départ de notre très cher Président, Me Philippe A. Grumbach, dont vous pourrez lire une interview dans ce numéro. Nous perdons un fantastique défenseur de nos valeurs, un rassembleur hors pair et un ami cher. Son aura, ses actions et ses sacrifices ne seront jamais oubliés par notre communauté et tous les juifs de Genève. Nous restons cependant extrêmement sereins, persuadés que le successeur qui sera nommé lors de la prochaine Assemblée Générale continuera le travail entamé et guidera la CIG avec rigueur, travail, courage et succès. Je profite de ces quelques lignes pour vous rappeler l’importance de nous rejoindre le 4 mai prochain pour remercier Philippe A. Grumbach de son dévouement ces dernières années, élire les membres du Comité et féliciter celui ou celle qui prendra la relève. Nous vous attendons nombreux et solidaires ! Bonne lecture, Pour le Comité Eric Roditi Editeur Communauté Israélite de Genève Rédaction en chef Eric Roditi Rédaction Rav Dr. Izhak Dayan Noémi Amatriain Emilie Cailleux Sonia Hamdi Jean Plançon Relecture Anita Halasz Conception Buxum Communication & Digital Strategy www.buxum.ch Photo de couverture Pierre Albouy Tirage 1500 exemplaires Impression Atar Roto Presse SA, www.atar.ch SOMMAIRE LES NEWS......................................... 4-5 LA CHRONIQUE DU RABBIN Transplantations d’organes : que dit la loi juive ?. .................................6-7 L’ENTRETIEN Au revoir Mister President : bilan de la présidence de Philippe A. Grumbach...................... 8-9 L’ENQUÊTE Laïcité dans la cité de Calvin : où en est-on ?.........................................11-13 L’HISTOIRE La querelle qui donna naissance à la communauté juive de carouge.... 14-15 LE REPORTAGE Football, cheeseburger & Judaïsme...17-19 ÇA S’EST PASSÉ À LA CIG Nos activités. .......................................21-25 Nos instantanés.................................. 26-27 L’ÉTAT CIVIL. ..................................... 29 LA CUISINE. ...................................... 33 LE TRAIT D’HUMOUR................34 MARS -MA I 2020 3

LES NEWS POUR NE RIEN MANQUER DES ÉVÉNEMENTS DE LA COMMUNAUTÉ SAVE THE DATE Nous vous proposons au mois de mai une rencontre exceptionnelle avec la journaliste et écrivain Anne Sinclair à l’occasion de la parution de son dernier ouvrage intitulé La rafle des notables. Organisée en partenariat avec la maison d’édition Grasset et la librairie Payot, cette manifestation se tiendra à la synagogue Beth Yaacov. Informations sur www.comisra.ch CULTURE 13.05.2020 DIRECTION LA HAUTE-SAVOIE Cette année, le Centre Communautaire de la Jeunesse Juive de la CIG et le Centre de la Jeunesse Juive de Lausanne se réuniront en Haute-Savoie au mois de juillet, deux semaines durant, à l’occasion du camp d’été. Implication des jeunes de l’Ecole des Cadres, apprentissages culturels, activités récréatives et sportives : ces deux semaines articulées autour des notions de transmission, de leadership, de culture, de judaïsme et, last but not least, de fun, séduisent lors de chaque édition une centaine d’enfants et d’adolescents âgés de 6 à 17 ans. Pour y inscrire les vôtres, nous vous invitons à vous rendre sur le site comisra.ch. Ne tardez pas, il ne reste plus que quelques places ! CCJJ LA KAITANA DE PESSAH A l’occasion des fêtes de Pessah, les différentes tranches d’âge du Centre Communautaire de la Jeunesse Juive se retrouveront deux jours durant pour une kaitana qui, cette édition encore, tiendra toutes ses promesses : bonne ambiance, activités éducatives et traditions juives sont au programme ! Inscrivez-vous sur comisra.ch CCJJ JUDAÏSME ET GÉNÉALOGIE Avoir des ancêtres juifs est toujours source de questions. La généalogiste Laurence Abensur-Hazan débattra et signera son guide Retrouver un ancêtre juif à la Maison Juive Dumas le 17 mars, dès 20 heures, dans le cadre du cycle de conférences Ancêtres, gênes et transmission. N’oubliez pas de vous inscrire en ligne CULTURE LE GAN FÊTE PESSAH Cette année, le Gan Yéladim accordera une place importante à la fête de Pessah, en organisant à cette occasion plusieurs activités. Dès le 30 et le 31 mars, les élèves des classes de 1P et de 2P ainsi que ceux des classes de Pré-Gan et Gan verront leurs journées articulées autour d’ateliers sur le thème de la Pâque juive. Le vendredi 03 avril, l’ensemble des élèves du GAN seront particulièrement gâtés, puisqu’ils pourront prendre part à un mini-seder de Pessah. GAN ® PIERRE ALBOUY 08-09.04.2020 SEDARIM DE PESSAH Les célébrations de Pessah ne sont pas réservées aux enfants ! Nous vous donnons rendez-vous les 08 et 09 avril pour les premiers et deuxième seder de Pessah à la CIG, en compagnie du Grand Rabbin Dayan. Inscrivez-vous en ligne ! CULTE 05-19.07.2020 13-15.04.2020 17.03.2020 30.03-03.04.2020 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 03 4 LES NEWS

21.06.2020 04.05.2020 L’ÉCOLE EST FINIE ! Difficile de dire qui des parents ou des enfants attendent cette fête avec le plus d’impatience... Les célébrations de fin d’année du GAN rassemblent les petits et les grands dans une atmosphère festive. Si le spectacle se déroulera le 21 juin à l’école, la semaine entière s’annonce réjouissante pour tous les élèves. En effet, chaque classe effectuera sa sortie annuelle. La semaine s’achèvera en beauté par la cérémonie de départ du GAN des enfants des classes de 2P. GAN ASSEMBLÉE DES DÉLÉGUÉS DE LA FSCI La veille de la 115e Assemblée des délégués de la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI), nous vous convions à un dîner de gala qui se tiendra à l’Hôtel Président Wilson, à Genève. Cette soirée sera ponctuée par un débat sur un sujet qui agite notre société : la sécurité des juifs en Suisse. Modérée par Darius Rochebin, cette table ronde réunira des conseillers nationaux et des conseillers d’Etat de toutes tendances politiques. La soirée se poursuivra par un dîner qui sera l’occasion de se retrouver avant l’élection, dès le lendemain, du nouveau comité directeur de la FSCI. Contactez le secrétariat pour réserver une table ADMINISTRATION NOUVELLE AG, NOUVELLE PRÉSIDENCE L’Assemblée générale qui se déroulera le 4 mai à la Maison Juive Dumas ne sera pas une assemblée comme les autres. Après quatre ans de présidence, Maître Philippe A. Grumbach quittera ses fonctions. Nous vous attendons nombreux pour élire le nouveau ou la nouvelle présidente de notre communauté, ainsi qu’une partie du Comité. Sont également à l’ordre du jour la présentation des rapports du Président, du Trésorier et des éléments financiers, ainsi que la présentation et l’approbation du budget 2020. ADMINISTRATION CAFÉ CONF’ Rendez-vous le 24 mai dès 10h30 à Beth Yaacov avec Georges Bensoussan, historien, à l’occasion de la parution de l’ouvrage L’Alliance israélite universelle (1860-2020) : Juifs d’Orient, Lumières d’Occident. Informations sur www.comisra.ch CULTURE ® POINT-OF-VIEWS.CH 30.03.2020 21.04.2020 BIENVENUE À TOUS ! Nous nous réjouissons d’accueillir autour d’un apéritif dînatoire à la Maison Juive Dumas les nouveaux membres qui nous ont rejoint pendant ces 12 derniers mois. L’occasion de rencontrer les membres du Comité, les responsables des différents dicastères et, surtout, de partager ensemble un moment agréable ! ADMINISTRATION TÉMOIGNAGES ET MÉMOIRE Comme chaque année, la CIG contribuera au rassemblement intercommunautaire organisé à l’occasion de Yom HaShoah, le 21 avril prochain, au Théâtre du Léman. La soirée se déroulera en plusieurs temps. Un allumage sera suivi par un témoignage, de plus en plus rare et précieux, d’une personne déportée, auquel succéderont évidemment les prières de rigueur. CULTE POUR PLUS D'INFORMATIONS, CONSULTEZ NOTRE SITE INTERNET WWW.COMISRA.CH À DÉVORER OBJETS TRANSMISSIONNELS Si vous ne l’avez pas encore fait, c’est l’ouvrage paru en fin 2019 sur lequel il faut se ruer ! Paru aux éditions Slatkine sur la base des témoignages récoltés dans le cadre des rencontres du Réseau 2e Génération à la Maison Juive Dumas, le livre Objets transmissionnels. Liens familiaux à la Shoah contient 40 portraits et récits de personnes reliées par leurs aînés à la persécution et à l’extermination des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Initié par Ilan Lew, responsable du Cercle Martin Buber, et Michel Borzykowski, médecin genevois à la retraite, signant la plupart des photos, le livre est préfacé par Boris Cyrulnik. L’avant-propos est quant à lui signé Ruth Dreifuss. L’écrivain Joseph Joffo, décédé depuis lors, figure parmi les personnes qui témoignent. Dans toutes les bonnes librairies CULTURE 20-21.05.2020 24.05.2020 12.05.2020 LAG BAOMER AU PARC DE GRAND-DONZEL Le Gan Yéladim ne manquera pas cette fête traditionnellement célébrée par les enfants et des activités en extérieur, en organisant pour ses élèves un pique-nique sur les pelouses du parc de Grand-Donzel, à Veyrier, le 12 mai, à midi. Casquettes et crème solaire de rigueur ! GAN 5 MARS -MA I 2020

LA CHRONIQUE DU RABBIN TRANSPLANTATIONS D’ORGANES : QUE DIT LA LOI JUIVE ? Les progrès réalisés dans la recherche médicale, au cours de la fin du siècle dernier, ont conduit à la multiplication des greffes et des transplantations d’organes. De la greffe de la cornée ou de la peau, les chercheurs sont parvenus à transplanter des reins, puis des cœurs. Les greffes de poumons ou de pancréas sont, quant à elles, toujours en cours d’exploration. Certaines de ces transplantations sont aujourd’hui au point et prolongent la vie des opérés. D’autres, même si elles dépassent le stade expérimental, conservent un taux de réussite bas. Toutes soulèvent des problèmes d’ordre éthique et halakhique pour le donneur (mort ou vivant) ainsi que pour le receveur. Les donneurs d’organes toujours en vie ont-ils le droit de s’exposer au danger (suite à l’intervention chirurgicale) pour sauver la vie d’autrui ? Avons-nous le droit de prélever un organe sur un malade dans le coma dont la mort n’est pas encore médicalement effective ? Par ailleurs, avons-nous le droit de greffer sur un malade un viscère qui pourrait peut-être prolonger son existence, mais risque de provoquer la mort au cours de l’opération ou dans la phase post-opératoire? Qu’en estil du Nivoul Hamet (enlaidissement du corps humain) ? A-t-on le droit de tirer profit d’une dépouille mortelle (Issour Hanaa) ? Les problèmes d’éthique médicale ont de tout temps interpellé les penseurs juifs, dont certains étaient eux-mêmes médecins. Partant des textes bibliques, la tradition orale a, au cours des siècles, cherché des réponses aux problèmes nouveaux que présentait l’avancée médicale. La Halakha (littéralement la « loi en cheminement »), à travers la littérature talmudique et les responsa rabbiniques qui la maintiennent, nous enseignent la voie à suivre dans tous les domaines de l’existence. Il est donc évident que les récentes découvertes, et en particulier les transplantations, ont donné naissance à des centaines d’ouvrages, articles et mémoires. Elles ont même été à l’origine de divers périodiques telle que la Halkha Ourphoua (Loi rabbinique et médecine), Assia et d’autres, sans parler de centaines de responsa par les penseurs les plus éminents consultés à ce sujet. Toute cette littérature permet au public scientifique et aux lecteurs intéressés de comparer la position de l’éthique médicale à celles des décisionnaires du judaïsme. La Halakha étant par définition évolutive, le progrès des recherches peut amener des changements dans les réponses des penseurs consultés ! Ainsi, une transplantation à l’origine interdite par les législateurs juifs, car considérée trop risquée, peut aujourd’hui être admise quasiment à l’unanimité. Les décisions rabbiniques peuvent donc changer en fonction de l’évolution scientifique et technique. Les greffes d’organes sont liées, pour le législateur juif, à certains principes de base : • La vie humaine est sacrée et chaque instant de l’existence est aussi précieux que de longues années de vie. Il est donc interdit de provoquer ou de hâter la fin d’un être humain, ne serait-ce que pour abréger ses souffrances, ou pour se servir d’une partie de son corps en vue de sauver un autre malade. C’est ce que le judaïsme appelle Khayé Shaa (vie momentanée). • Le corps humain conserve son caractère sacré même après le décès. La loi interdit donc toute manipulation de cadavre, comme l’autopsie ou les prélèvements d’organes (pour stockage). C’est l’interdiction de Nivoul Hamet (dégradation physique du corps humain). • Lorsque la vie d’un être humain est en danger, beaucoup d’interdits sont levés. Ainsi, nous avons le droit (et même le devoir) de transgresser le chabbat pour sauver une vie humaine, même si le danger de mort n’est pas absolument évident. C’est ce que la loi nomme Pikoua’kh Nefesh. La Torah autorise et ordonne la transgression de tous les interdits religieux (hormis l’idolâtrie, la débauche et le meurtre) pour sauver une personne en danger de mort. Préserver une vie humaine a donc la priorité sur le caractère sacré du corps humain. Aussi, la loi autorise-t-elle exceptionnellement le prélèvement d’un organe sur un cadavre pour le greffer sur un malade en danger. L’argument de Pikoua’kh Nefesh pour une greffe de la cornée et de la peau peut être évoqué, car à certains égards, une personne frappée de cécité peut être considérée comme morte. Rabbi Yehezkkel Landau (auteur des responsa rabbiniques Noda Bihouda) rapporte que la transgression destinée à sauver un être humain de la mort n’est acceptable que dans le cas où le danger est imminent et se déroule sous nos yeux, comme pour le cas d’une noyade durant le chabbat. Mais si la personne en danger n’est pas en contact direct et immédiat avec nous, tous les interdits doivent être respectés. Néanmoins, le Hazon Ish (autorité religieuse suprême du siècle dernier) souligne qu’à notre époque 6 LA CHRONIQUE DU RABBIN LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 03

IL EST CLAIR QUE CELUI QUI SAUVE UNE VIE GRÂCE À UNE GREFFE D’ORGANE ACCOMPLIT L’UN DES PLUS IMPORTANTS COMMANDEMENTS DE LA TORAH. où l’information circule à très grande vitesse et où les greffes d’organes sont de plus en plus fréquentes (avec des taux élevés de réussite), il n’y a pas de différence entre un malade se trouvant parmi nous et une personne géographiquement éloignée. Ainsi, les progrès de communication qui permettent le transport rapide des organes et les relations entre les hôpitaux ont-ils élargi le cadre du « receveur présent ». L’utilisation d’un organe vital pour sauvegarder une vie humaine ne peut être considérée comme une profanation de la dépouille mortelle. Il s’agit, bien au contraire, d’un acte particulièrement méritoire. Il est donc clair que celui qui sauve une vie grâce à une greffe d’organe accomplit l’un des plus importants commandements de la Torah (même si cet acte ne doit pas être considéré comme une obligation). Toutefois, ce principe capital repose sur deux hypothèses de base : la première est que la greffe ne mette pas en danger la vie du receveur. Cette précision est nécessaire, car elle nous permet d’exclure toutes les greffes expérimentales. La seconde nous oblige à nous pencher sur la définition précise de la mort. Sur ce point, les avis de nos Sages sont partagés. Si certains estiment que l’arrêt cardiaque permet de constater le décès, d’autres acceptent le concept de mort cérébrale, déterminée par l’absence d’activité du cerveau et du cervelet. Il y a quelques années, le Grand Rabbinat d’Israël a officiellement adopté cette seconde position. L’assistance à personne en danger trouve son origine dans la Torah en ces termes : Lo ta’amod ’al dam réékha : «Ne reste pas indifférent au sang de ton prochain. » (Lévitique 19, 16) Les circonstances de l’assistance à une personne en danger amènent parfois le sauveteur à exposer sa vie, comme la réalisation de toute transplantation qui suppose un prélèvement d’organe. Quelle est donc l’attitude halakhique face au sauvetage à risque ? Malgré le principe d’assistance à personne en danger, il n’est pas acceptable de sacrifier sa vie au bénéfice de celle d’autrui, car « Ta vie a priorité sur celle de ton frère. » (Khayékha kodmim lé’hayé a’hikha). Le Radbaz et d’autres autorités rabbiniques contemporaines affirment qu’il n’existe aucun interdit de principe au don d’organe. En revanche, la mutilation inhérente au prélèvement exclut cette forme d’assistance du devoir toraïque énoncé dans le Lévitique (19,16) pour la placer au rang de Midat ’hassidout (mesure de piété), à condition que le taux de réussite du prélèvement de l’organe dépasse 50%. Permettez-moi de conclure avec une dernière interrogation d’ordre mystique concernant le temps de la résurrection des morts. Le défunt, généreux donateur de ses organes, ressuscitera-t-il avec eux? Cette surprenante question est déjà soulevée par le Talmud dans le traité Sanhédrin (ch. 11). « ’Hazal » (Nos Sages) affirment que les morts ressusciteront avec leurs maux et leurs défauts corporels et qu’ils en guériront de façon immédiate. Il est également précisé qu’ils ressusciteront avec leurs vêtements ; ils seront en outre dotés d’un vêtement de lumière spécial, tissé des bonnes actions qu’ils auront accomplies ici-bas. Il va sans dire que celui qui, grâce à un don d’organe, aura permis de sauver une vie humaine sera gratifié d’un vêtement encore plus lumineux. Rav Dr. Izhak Dayan, Grand Rabbin ® SHUTTERSTOCK 7 MARS -MA I 2020

L’ENTRETIEN AU REVOIR, MISTER PRESIDENT On entend dans sa voix le sentiment du devoir accompli, que quelques regrets viennent teinter au cours de notre entretien. Après quatre ans de présidence dévouée de la Communauté Israélite de Genève, Maître Philippe A. Grumbach se retire au bénéfice d’un nouvel élu, qui sortira des urnes lors de l’Assemblée générale de la CIG au mois de mai. « Il est toujours mieux de se retirer avant qu’on nous pousse dehors ! », s’amuse-t-il. Son engagement ne date pas d’hier. Connu à Genève pour avoir notamment plaidé contre des négationnistes et des auteurs d’actes antisémites – il sort d’ailleurs d’une audience contre Dieudonné au moment où nous réalisons cette entrevue téléphonique, il a présidé la CICAD (Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation) pendant huit années avant de prendre les commandes du navire CIG. Élu en décembre 2015 avec des belles personnalités dont il ne cesse de souligner la qualité à ses côtés, il prend ses fonctions le 1er janvier 2016. Retour sur deux mandats fructueux et quatre années d’équilibre périlleux entre boulot, asso et perso. Au terme de votre second mandat à la présidence de la CIG, vous n’aviez pas envie de vous représenter ? Les statuts de l’association m’y auraient autorisé. Mais je suis associé dans un grand cabinet d’avocats. Il est très difficile de mener de front une activité professionnelle soutenue et cette activité bénévole. La présidence de la CIG est un sacrifice : il s’agit d’une structure de l’ampleur d’une petite PME, avec un budget d’environ dix millions par an, et 80 personnes. Pour s’y consacrer pleinement, il faut être à la retraite, ou rentier ! Quel rôle teniez-vous : président ou directeur ? J’ai parlé d’une « entreprise » mais je mets des guillemets. La CIG véhicule et transmet des valeurs juives, des valeurs de solidarité. Le moment le plus marquant que j’ai connu pendant ces quatre années était un déjeuner organisé par le Service social. J’y ai entendu à la fois l’expression des souffrances du quotidien de certains, et le bonheur apporté aux bénéficiaires. J’en garde un souvenir très ému. Quel est le quotidien d’un président ? Il est fait de nombreuses représentations, en interne ou à l’extérieur de la CIG. J’ai prononcé un nombre incalculable de discours en quatre ans. D’ailleurs, je pense qu’un nouveau style sera le bienvenu ! Le comité se réunit tous les mois pour prendre des décisions stratégiques. Un bureau, tous les 15 jours environ, rencontre le Secrétaire Général pour traiter les questions opérationnelles. Enfin, il faut être en permanence à l’écoute du Grand Rabbin, du Secrétaire Général, des membres, et prendre position au sein de la CIG ou à l’extérieur. D’où vient votre fibre communautaire ? Quand j’ai eu 13 ans et que je m’apprêtais à effectuer ma Bar-mitsva, mon père, de mémoire bénie, m’a raconté comment sa mère avait été arrêtée par la Police de Vichy puis déportée et assassinée à Auschwitz. Cela m’a beaucoup choqué. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à m’intéresser à la lutte contre l’antisémitisme. En parallèle de mes études de droits à l’Université de Genève, je me suis engagé dans différentes organisations juives et non juives. J’ai ensuite présidé la CICAD pendant huit ans, et j’ai été membre du comité suisse de la Licra (Ligue Internationale contre le racisme et l’antisémitisme). Obtenir mon brevet d’avocat m’a permis de défendre une cause qui m’est chère. La CIG ressemble-t-elle aujourd’hui à ce que vous aviez imaginé en 2016 ? Tout n’est pas encore parfait, mais nous avons augmenté le nombre de membres, notamment auprès des jeunes, en proposant davantage d’activités bien ciblées. Nous avons également insisté pour que le comité soit consacré aux décisions stratégiques, et nous avons délégué l’opérationnel au Secrétaire Général de la communauté. A ce propos, je salue le travail exceptionnel accompli par Elias Frija, Secrétaire Général. Fin 2015, le navire de la CIG tanguait. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et c’est une très grande satisfaction. Face à la montée de l’antisémitisme, il est essentiel d’avoir une communauté juive forte et unie, qui assure la transmission des valeurs juives et sache s’occuper de ses coreligionnaires de la naissance à la mort. Quel a été votre plus grand challenge au cours de ces quatre années de présidence ? Ils ont été nombreux ! Parmi eux, donner une nouvelle image de la CIG avec un nouveau logo et un site web constamment actualisé, en français et en anglais, a représenté un grand défi. Engager un Secrétaire Général, en la personne d’Elias Frija, était également un challenge de taille. Nous avons aussi, au cours de ces quatre années, tenu à redynamiser la jeunesse de la CIG, et ce grâce à l’arrivée et au travail très efficace de Guillaume Cohen. Enfin, la sécurité a représenté une véritable obsession, tout au long de mes mandats. Une préoccupation malheureusement de plus en plus actuelle, et de plus en plus onéreuse. Quelles crises la CIG a-t-elle essuyé sous votre présidence ? Je remercie le Tout-puissant d’avoir connu assez peu de crises. Ma plus grande inquiétude a concerné, et concerne encore, la sécurité des juifs de Genève : les actes malveillants sont aujourd’hui constants. On ne compte plus les incidents devant les bâtiments communautaires et les profanations du mémorial de la Shoah devant Beth Yaacov. Aujourd’hui, la sécurité des juifs de Genève est gérée de manière intercommunautaire et fraternelle, en partenariat avec le GIL et le Habad. Comment s’organisent les relations avec les autres communautés juives de la Cité ? Nous partageons des préoccupations communes avec le GIL et le Habad. Les relations avec les autres communautés se sont améliorées. Un de mes regrets concerne la FSCI : en 2020, pour la première fois Genève ne présentera aucun candidat au comité directeur de la FSCI. Ce désintérêt est regrettable et préoccupant. 8 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 03 L’ENTRETIEN

JE SUIS EXTRÊMEMENT HEUREUX DE L’AVOIR FAIT. CE FUT UN GRAND PRIVILÈGE, D’AUTANT QUE J’ÉTAIS ENTOURÉ D’UNE TRÈS BELLE ÉQUIPE. ® MAGALI GIRARDIN D’autres regrets ? Je déplore que nous ne soyons pas parvenus à trouver un accord avec Hekhal Haness. Nous avons beaucoup travaillé en ce sens, dans la mesure où il s’agissait d’un point-clé de notre programme. Nous avons maintenu d’excellentes relations, mais intégrer Hekhal Haness à la CIG doit demeurer un véritable objectif pour mon successeur. Que diriez-vous à votre successeur ? Bon courage ! Plus sérieusement, je lui conseillerais de tenir la ligne mise en place depuis le 1er janvier 2016, qui s’inscrit à la fois dans le respect des traditions juives et dans un esprit d’ouverture sur la Cité et les autres communautés juives de la ville. La CIG a toujours été une communauté ouverte au dialogue. Ces valeurs-là doivent guider celui ou celle qui reprendra la présidence. Une fois entamée votre retraite communautaire, vous n’avez pas peur de vous ennuyer ? Mon épouse m’a posé exactement la même question ! Je poursuis mon activité professionnelle, et je continuerai de plaider pour la CICAD, sans compter que je vais devenir grand-père : je devrais largement trouver de quoi m’occuper. Et je n’exclus pas de nourrir d’autres ambitions au niveau du judaïsme suisse. Que retirez-vous de cette expérience ? Je suis extrêmement heureux de l’avoir fait. Ce fut un grand privilège, d’autant plus que j’étais entouré d’une très belle équipe. Je veux rendre hommage à ceux qui ont quitté le comité depuis le 1er janvier 2016: Roger Chartiel, Simon Kalfon, Olivier Bernheim, Laurent Selvi et Gabriel Benezra. Je veux également dire mon affection et ma vive reconnaissance au Dr. Izhak Dayan, Grand Rabbin de la CIG, pour son soutien et ses conseils. Vous avez le sentiment de laisser la CIG entre de bonnes mains ? Je viens d’apprendre la candidature de Roseline Cisier à la présidence. Il s’agit d’une excellente nouvelle. C’est une femme remarquable, intelligente et sensible. Je sais qu’elle sera à l’écoute de tous. Nous partageons les mêmes valeurs, les mêmes objectifs, les mêmes priorités, mais elle apportera une sensibilité différente. Ce serait une grande chance pour la CIG d’avoir une femme de cette qualité à sa tête. Emilie Cailleux UN COMITÉ RAJEUNI L’équipe qui compose le comité a été passablement modifiée ces dernières années. Neil Berdugo, Sarah Halpérin, Fabrice Madar, Ron Appel, Philippe Guggenheim et Eric Roditi ont rejoint Roseline Cisier, Laurent Lugassy et Sonia Elkrief. «Cette équipe est très motivée et très soudée. Je vois en eux les nouveaux leaders de la communauté. Avec à leurs côtés des profils d’expérience, ils reflètent aussi la diversité de la CIG, de Hekhal Haness à Beth Yaacov en passant par Dumas », analyse Maître Philippe A. Grumbach. 9 MARS -MA I 2020

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L'ENQUÊTE LAÏCITÉ DANS LA CITÉ DE CALVIN : OÙ EN EST-ON ? En février 2019, un débat s’ouvre à Genève. Il divise partis politiques et citoyens genevois. L’article 3 alinéa 4 de la loi sur la laïcité de l’Etat (LLE), interdisant notamment le port de signes religieux par les élus politiques membres du législatif, est-il contraire à la constitution suisse ? Si cette question a cristallisé tant de tensions, c’est parce qu’elle ouvre un débat plus profond sur la définition de la laïcité genevoise à l’aune du principe de neutralité de l’Etat. Enquête. Avec ses 40% de résidents d’origine étrangère, Genève est la ville la plus cosmopolite du pays. La cité de Calvin n’abrite pas moins de 400 communautés religieuses différentes. Alors qu’en Suisse, l’organisation des relations entre religions et État n’est pas du ressort de la Confédération, les cantons sont très directement confrontés à la question du vivre ensemble. « Le principal sujet qui a occupé les cantons suisses depuis le XVIe siècle et la Réforme est de savoir comment permettre la coexistence religieuse, explique Sarah Scholl, maître assistante à la Faculté de théologie à l’UNIGE. Au XIXe siècle, les catholiques et les protestants, puis les juifs, obtiennent la liberté de s’établir où ils le souhaitent dans la Confédération. Il faut alors organiser cette diversité, continue-t-elle. La laïcité est l’une des alternatives : il s’agit de mettre en place la neutralité des institutions publiques en matière religieuse par la séparation de l’Eglise et de l’Etat. » Et de préciser : « La Constitution suisse garantit à partir de 1874 la laïcité de l’école et de l’Etat civil par exemple, mais n’empêche pas les cantons d’avoir des liens avec les communautés religieuses et de les financer. » NEUTRALITÉ DE L’ÉTAT ET LIBERTÉ DES CANTONS «Au nom de Dieu tout-puissant ! » : ce sont les premiers mots du préambule de la Constitution fédérale de 1999, dont le texte garantit pour autant la liberté de conscience et de croyance. L’article 72 précise que « La réglementation des rapports entre l’Eglise et l’Etat est du ressort des cantons. » Cela entraîne une variété de situations, avec des pratiques différentes d’un canton à l’autre. Deux cantons se définissent aujourd’hui comme laïcs : Genève et Neuchâtel. Depuis 1907, la société genevoise s’organise autour de la séparation de l’Eglise et de l’Etat afin de mettre fin au conflit du Kulturkampf entre les anticléricaux, les protestants et les catholiques. Une solution de paix, nommée aujourd’hui « laïcité ». Si en France, elle s’impose comme un principe constitutionnel fort, issu de la révolution de 1789 et séparant clairement l’Eglise de l’Etat, notamment pour contrer l’influence de la religion dans les institutions de la République, à Genève, elle a été établie pour éviter de prendre parti afin d’assurer un traitement égal pour tous : « La laïcité, dans son histoire et sa définition même, est la renonciation de l’Etat à régir les convictions et comportements religieux des Genevoises et Genevois », précise Sandra Scholl. Neutre donc. Mais à quel point ? C’est cette question qui alimente le débat. Jusqu’en novembre 2019, à Genève, l’article 3 alinéa 4 de la loi sur la laïcité de l’Etat interdisait le port de signes religieux aux élus et fonctionnaires en ces termes « Lorsqu’ ils siègent en séance plénière, ou lors de représentations officielles, les membres du Grand Conseil et des Conseils municipaux s’abstiennent de signaler leur appartenance religieuse par des signes extérieurs ». Cette disposition, non prévue initialement dans le projet de loi (voir encadré) a été l’un des principaux points de critiques durant les débats précédant le vote de février 2019 pour l’adoption de la LLE. Pour les partis de gauche (Parti socialiste, Ensemble à gauche, Parti du travail, SolidaritéS, Verts… ), les partis chrétiens (le Parti évangélique au centregauche et l’Union démocratique fédérale à droite), certains syndicats et associations, elle allait à l’encontre de la liberté de culte et de l’égalité des Genevois. LES DATES-CLÉS 1907 : La séparation entre l’Eglise et l’Etat est adoptée par le canton de Genève. 1945 : Une loi autorise le Conseil d’Etat (gouvernement cantonal) à percevoir une contribution ecclésiastique volontaire pour le compte de l’Eglise nationale protestante, de l’Eglise catholique romaine et de l’Eglise catholique chrétienne. 2013 : Entrée en vigueur de la nouvelle Constitution de la République et canton de Genève qui comporte un article 3 sur la laïcité, composé de trois brefs alinéas. 2015 : Le Conseil d’Etat dépose devant le Grand Conseil un projet de loi. S’ensuivent deux années de traitement en commission des droits de l’homme du parlement cantonal. 2018 : Un projet de loi est discuté au Grand Conseil. La plupart des amendements proposés sont rejetés par une majorité de députés. 23 mars 2018 : une disposition non prévue (alinéa 4) est ajoutée à l’article 3 du projet de loi. Il suscite de nombreux débats. 10 février 2019 : La loi sur la laïcité de l’Etat est adoptée par une majorité controversée (à cause du faible taux de participation) de 55,1%. Novembre 2019 : L’alinéa 4 de l’article 3 est annulé par la chambre Constitutionnelle, du fait qu’il viole la liberté religieuse. LA SOCIÉTÉ GENEVOISE S’ORGANISE AUTOUR DE LA SÉPARATION DE L’ÉGLISE ET DE L’ÉTAT DEPUIS 1907. 11 MARS -MA I 2020

Cet alinéa a fait l’objet d’un recours et a été annulé le 26 novembre dernier par la Chambre constitutionnelle qui l’a déclaré non conforme à la constitution du fait qu’il viole la liberté religieuse. Voici ce qu’elle a déclaré : « En tant que membres d’un organe législatif de milice, les parlementaires n’ont pas vocation à représenter l’Etat, mais la société et son pluralisme, qu’ ils incarnent. Imposer aux organes législatifs une totale neutralité confessionnelle met au surplus à mal le principe démocratique, qui impose aux cantons de se doter notamment d’un parlement élu au suffrage universel, les membres du parlement – qui ne sont en Suisse pas des professionnels – étant censés représenter différents courants d’opinions, y compris religieuses. » Jean Romain, philosophe et député PLR au Grand Conseil, a largement critiqué cette décision. Pour lui, c’est la fonction représentative de certains membres politiques qui interdit tout signe ostentatoire. « Ce que dit la Chambre constitutionnelle est faux. En ce qui concerne le président du parlement, les deux vice-présidents ainsi que les quatre membres du Bureau du Grand Conseil, il existe une fonction représentative étatique, qui nécessite la neutralité d’appartenance religieuse eu égard aux personnalités qu’ ils accueillent ou rencontrent, remarque-t-il. Les sept membres du Bureau politique touchent un forfait pour ‹frais de représentation› justement ! Genève est une ville internationale, elle est ouverte sur le monde, et une discrétion en matière d’appartenance religieuse est nécessaire », se positionne-t-il, à l’opposé de Sandrine Salerno, maire de Genève et membre du parti socialiste. « Je salue l’annulation de l’article 3 alinéa 4 de la loi sur la laïcité de l’Etat, nous a-t-elle confié. Il ne respectait ni le principe de liberté de conscience, ni la volonté affichée de la loi d’exclure les discriminations fondées sur les convictions religieuses. Un parlement est censé représenter la population dans son ensemble ; on ne peut accepter une telle disposition qui, de fait, aurait exclu une partie de la population des organes législatifs. » Dans ces conditions et depuis l’automne, à Genève, un juif pratiquant orthodoxe, qui ne badine pas avec le port de la kippa, notamment, peut accéder aux institutions publiques. SE COUVRIR LA TÊTE : UNE MITSVA POUR LA FEMME ET UNE MESURE DE PIÉTÉ POUR L’HOMME Pour la femme juive, la mitsva de se couvrir les cheveux est interprétée d’un texte de la Torah elle-même (Bamidbar 5,18), et n’émane pas, contrairement à d’autres commandements, d’une ordonnance rabbinique. Il est en effet dit dans la Torah à propos de la femme soupçonnée d’adultère : « Le Cohen placera la femme devant Hachem, il découvrira la tête de la femme… Cela sous-entend qu’une femme mariée doit se couvrir la tête, nous éclaire le Grand Rabbin Rav Dr. Izhak Dayan. Pour l’homme, l’obligation n’est pas biblique mais elle constitue une mesure de piété. Porter la kippa est un rite vestimentaire qui marque l’expression du sentiment constant de la présence divine au-dessus de notre tête, continue-t-il. C’est un sentiment qui guide le comportement du juif. En se couvrant la tête, le fidèle manifeste publiquement sa soumission à D.ieu et sa volonté de le servir. » 12 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 03 L’ENQUÊTE

Si les rapports entre l’Eglise et l’Etat ont été définis il y a plus d’un siècle, pourquoi cristallisent-ils autant de tensions aujourd’hui ? Pour Sandrine Salerno, la réponse se trouve dans la conciliation entre le sociétal et le personnel : « Ces débats, cette tension, ne sont pas propres à Genève mais se produisent partout où le sujet est abordé. La laïcité est une thématique particulière, qui se situe à la croisée d’enjeux politiques, sociaux et profondément intimes. Cette confluence entraîne une charge émotive importante. Dans les discussions autour de la laïcité, il y a la question complexe de l’articulation entre le ‹nous› et le ‹je›. » Situé au point d’achoppement entre sphère privée et vie publique, le concept de laïcité interroge profondément la liberté individuelle et le vivre-ensemble, et ses conséquences sont éminemment politiques, au sens étymologique du terme de vie de la cité (polis en grec). La question de la laïcité est également démographique. Elle resurgit dès qu’on observe des variations dans la composition confessionnelle d’une population et particulièrement aux XXe et XXIe siècle, sujets à deux phénomènes notables. D’une part, il semble que la religiosité prenne de moins en moins de place dans l’espace public, au détriment d’un christianisme jusqu’alors omniprésent et symbolisé puissamment par l’église au milieu du village. Dans la population résidente permanente âgée de 15 ans ou plus à Genève en 2017, l’Office fédéral de la statistique dénombrait un peu plus de 41% de personnes sans appartenance religieuse. De l’autre, on note une diversification des affiliations, croyances et pratiques religieuses. Dans ces conditions, les Etats mettent à jour et modernisent leur cadre législatif relatif aux religions : le débat sur la laïcité revient sur le devant de la scène, et avec lui, l’interprétation de la neutralité de l’Etat vis-à-vis du fait religieux. Pour les partis de gauche genevois, dont le parti socialiste, la laïcité de l’Etat permet de nourrir un multiculturalisme permettant à chacun de vivre et de pratiquer pleinement sa religion à l’intérieur de la cité, jusque dans ses chaires politiques. Une laïcité ouverte que Sandrine Salerno définit ainsi : «C’est un modèle où l’Etat garantit aux croyant-e-s le droit de croire et d’avoir une pratique religieuse, tout en garantissant aux non-croyant-e-s le droit de ne pas croire et de ne pas avoir de pratique religieuse. Pour moi, la laïcité ouverte est ainsi garante d’un espace de vie pour toutes et tous. ». C’est en ce sens que les Hôpitaux Universitaires de Genève ont inauguré un espace de ressourcement pluriconfessionnel destiné aux patients, à leurs proches et aux collaborateurs, le 18 septembre dernier. Inédit en Suisse, il a été pensé en quatre sous-espaces, chrétien, israélite, musulman et humaniste. A la fois laïc et multiconfessionnel, il offre à toute personne, croyante ou athée, un espace de recueillement. JUDAÏSME ET LAÏCITÉ : COMMENT SE CONCILIENT-ILS ? Dans une Genève laïque, la LLE garantit-elle de pouvoir afficher des signes confessionnels en toute sécurité dans toutes les circonstances et tous les quartiers de Genève ? Port de la kippa ou du chapeau, de la tenue noire pour les juifs orthodoxes, de l’étoile de David, pratique du chabbat... Les lois de laïcité permettent aux citoyens genevois de pratiquer leur religion sans autre restriction que le respect d’autrui. Néanmoins, l’interprétation de ce droit législatif est plus ou moins large selon le contexte et le milieu dans lequel on évolue. « Le port d’une kippa, dans certains cadres, peut déclencher des crispations et des remarques », confie L. Simon (nom d’emprunt), Genevois et juif pratiquant moderne. La laïcité, un principe tout relatif ? « Il faut savoir rester vigilant et prudent dans des environnements hostiles. » Pour sa part, L. fait un usage circonstancié du port de la kippa, qu’il revêt dans les contextes communautaires et synagogaux. « Place du Molard, à l’occasion d’un allumage public, il m’est arrivé de porter la kippa dans un contexte communautaire étendu, rassemblant des personnes de confession juive, des personnalités publiques et d’autres religions. Je me suis senti en sécurité, car nous étions encadrés par la police. » Malgré cette prudence, il estime que l’expression de la religion ne doit pas être cantonnée à la sphère privée. Elle peut se déployer dans l’espace public, dans la mesure où son expression n’a pas des visées prosélytiques. « Porter une étoile de David ne signifie pas vouloir convertir son prochain. C’est un bijou comme un autre qui témoigne d’une identité, comme on pourrait arborer une médaille d’un club de fooball. » L. Simon se félicite de l’annulation de l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires : «Nous évoluons en Suisse en démocratie, nous sommes libres de nous présenter comme nous sommes, dans le respect de l’autre. D’après moi, le port du voile, de la kippa ou du dastar (ndlr : turban porté par les hommes de confession sikh) n’est une atteinte à personne. » En revanche, leur privation lui apparaît comme une entrave à la liberté, et une forme de discrimination. En effaçant les signes d’appartenance religieuse, on souligne l’anonymat et on s’incline devant la peur d’assumer ses convictions. « C’est aux autorités d’assurer notre sécurité et d’ instruire le grand public. Il leur incombe de lever l’appréhension et de soutenir l’expression des libertés religieuses », revendique-t-il. Inscrit dans les lois séculières, le vivre ensemble est une notion cultivée par la Torah. «Nous n’avons aucun problème à vivre avec les lois suisses et la laïcité en fait partie, affirme le Grand Rabbin Dr. Izhak Dayan. Le prophète Jérémie a tracé la voie à suivre pour vivre dans les pays où nous sommes accueillis. Il est écrit ‹Recherchez le bien de la ville où je vous ai mené et priez l’éternel en sa faveur parce que votre bonheur dépend du sien› (Jérémie 29 :7) En d’autres termes, les juifs religieux doivent veiller à l’ intégrité du pays d’accueil, se battre pour défendre ses frontières et veiller à la conservation de ses idéaux », ajoute-t-il. Cette déclaration du prophète Jérémie aux exilés babyloniens a été prise comme base pour édicter une règle «Dina d’malkhouta dina : la loi du royaume est la loi. ». La loi suisse doit-elle pour autant être préférée à la Halakha ? « La communauté israélite est très respectueuse de la loi suisse mais il faut comprendre qu’avec ce principe, on pourrait saper toutes les bases fondamentales du judaïsme : plus de chabbat, plus de cacheroute, plus de brit milah, fait remarquer le Grand Rabbin Dr. Izhak Dayan. Prenons un exemple. Si à l’origine le port d’un couvre-chef ne relevait que d’une mesure de piété, il n’en a pas moins été adopté par l’ensemble, de la communauté. A ce titre il est promu au rang de mitsva qui, elle, a force de loi. Il faudrait dès lors que le maintien de la tête couverte entraîne une perte d’argent considérable telle que la perte de son emploi, par exemple pour qu’on en soit dispensé. » Dans le contexte contemporain genevois, les entorses sont nombreuses, et laissées à l’appréciation de chacun. Même si l’on en fait parfois, et à juste titre, une affaire d’Etat. Sonia Hamdi ® SHUTTERSTOCK 13 MARS -MA I 2020

L’HISTOIRE LA QUERELLE QUI DONNA NAISSANCE À LA COMMUNAUTÉ JUIVE DE CAROUGE ® DR Saviez-vous que la Communauté juive de Carouge est née officiellement suite à une altercation entre coreligionnaires ? Quelques années plus tard, elle devenait celle de Genève. Nous sommes en 1789, à quelques mois du début d’une Révolution française qui allait changer la face du monde. A Carouge, petite cité monarchique et sarde depuis 1754, quelques juifs d’origine alsacienne se sont établis depuis une dizaine d’années et bénéficient d’une singulière bienveillance de la part des autorités locales qui leur appliquent le droit commun – un cas rarissime à cette époque en Europe, voire unique au monde, si l’on en croit le récit du Grand Rabbin et historien Ernest Ginsburger. L’un des grands artisans de cette politique tout à fait novatrice est un petit seigneur, Pierre-Claude de la Fléchère, Comte de Veyrier. Un gentilhomme qui a priori ne dispose pas d’un grand pouvoir, mais qui va pourtant jouer un rôle prépondérant dans le développement du territoire carougeois en s’attirant les faveurs d’une Cour établie à Turin qui approuve assez largement ses initiatives libérales – y compris sur un terrain considéré comme dangereux pour l’époque, à savoir celui de la religion. Aussi, après avoir obtenu la permission de faire venir à Carouge des protestants, puis des francs-maçons, il a appuyé l’établissement de juifs provenant d’Alsace. Le 13 mars 1789, dans une lettre qu’il adresse à Turin, il se félicite d’ailleurs du rapide résultat obtenu : «Depuis qu’ils ont permission d’élever leur temple [il parle ici des protestants] quand il leur plaira, ils prient pour S.M. du fond du cœur, comme aussi les juifs, depuis qu’ils ont leur synagogue à la rue Saint-Victor, dans la maison que les gens appellent le Bain des juifs, parce qu’ il y coule dans la cour une source, fort à propos pour qu’ils y puissent faire les ablutions rituelles, ce dont ils sont bien contents ; et lorsqu’ils se disputent, comme il arrive souvent, ils se disputent chez eux. Leurs querelles ne nous regardent pas ; c’est au rabbin de les apaiser, s’ il peut ! » Ces quelques disputes, dont fait état d’un air amusé M. de la Fléchère, n’ont guère d’incidence sur la bonne intégration des juifs dans la ville, même si elles semblent habituelles. Aussi, lorsque quelques mois plus tard, le comte de Veyrier achève la construction de sa vaste demeure seigneuriale à Carouge, il ne se montre guère inquiet à l’idée d’en céder une bonne partie à ses protégés afin que ces derniers puissent y établir une école, une manufacture d’horlogerie, et surtout une nouvelle synagogue mieux adaptée aux nécessités de l’exercice de leur culte. Il pense alors que cette généreuse disposition fera à coup sûr le bonheur des enfants d’Israël établis dans cette petite cité ; mais c’est mal connaître cette toute jeune communauté, peu structurée, dont les membres sont encore passablement dissipés et en proie à des luttes intestines pour la prise de pouvoir. Lorsque, à la première lecture de la Torah, dans la nouvelle synagogue, une vive altercation entre coreligionnaires éclate, l’incident ne manque pas d’attirer les nombreux badauds présents sur la place du Marché La Maison du Comte de Veyrier, lieu d’établissement de la synagogue, de l’école juive et de la manufacture d’horlogerie de Joseph Abraham, premier président de la Communauté israélite de Carouge – 1789 14 LE MAGA Z INE DE L A C I G N ° 03 L’HISTOIRE

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