CIG Magazine N°02

ENQUÊTE ABATTAGE RITUEL, LE SEMPITERNEL DÉBAT Depuis plus d’un siècle, l’abattage rituel est interdit en Suisse. Loi en faveur du bien- être animal pour les uns, texte discrimina- toire pour les autres, l’article 21, alinéa 1, de la loi sur la protection des animaux, qui empêche les juifs de consommer de la viande abattue en Suisse selon les règles de la shehita, semble irrévocable. Révision constitutionnelle, motions parlementaires, initiatives populaires, rien n’a pu infléchir cette disposition aux accents antisémites, qu’il s’agisse de l’assouplir ou de la renfor- cer. Entre droit animal et liberté de culte, l’interdiction de l’abattage rituel en Suisse agite l’opinion publique et mobilise les com- munautés juives depuis 1893. Eclairage sur ce sujet hautement sensible au croisement de plusieurs libertés. Dimanche matin, sur la route qui conduit de Gaillard à Champel, Myriam s’exerce au calcul mental. Quantité de viande achetée contre quantité de viande autorisée par les règles d’importation des produits carnés en Suisse : est-elle dans la légalité pour passer la douane ? Elle revient de faire des courses de l’autre côté de la frontière pour se procurer de la viande casher. « Je n’ai pas le choix ! Je ne trouve pas de viande casher à Genève, excepté à la CIG, depuis environ une année. » Myriam et sa famille mangent selon les règles de la cacheroute, qui imposent que le bétail soit abattu selon le rite de la shehita. «Cela im- plique une organisation conséquente : je réalise la plupart de mes courses ici, en Suisse, mais j’achète la viande dans une des deux épiceries casher de Gaillard », explique la mère de fa- mille. Sans compter que plus on est, mieux c’est : alors que les produits carnés casher sont difficilement trouvables sur le sol suisse, elle n’est en droit d’importer qu’un kilo de viande par jour et par personne. « Ces res- trictions quantitatives nous poussent vite dans l’ illégalité. Alors qu’ il s’agit seulement de se nourrir en accord avec nos convictions. » Il y a plus de 120 ans, en plein contexte de montée en puissance de l’antisémitisme en Europe, le peuple suisse s’est prononcé contre l’abattage rituel du bétail, forçant ainsi la communauté israélite du pays à s’ap- provisionner à grands frais à l’étranger. Le texte, alors inscrit à l’article 25 de la Consti- tution, en est supprimé en 1999 à la révision de celle-ci pour être reprise dans la loi sur la protection des animaux. Aujourd’hui en- core, dans les rayons casher très limités des supermarchés helvètes, on trouve très peu de viande abattue rituellement. Importée à des conditions tarifaires favorables pour des raisons de liberté religieuse, elle est majoritairement réservée aux boucheries casher, aux restaurants et aux hôtels qui respectent les règles de la cacheroute. C’est dans cet esprit et pour faciliter la vie de ses membres que la CIG a ouvert un point de vente de viande casher importée. On y trouve du bœuf, du veau, de l’agneau et du poulet, sans limite de quantité ou de poids. « Enfin, on trouve de la viande casher au coin de la rue. Le choix est parfois restreint, mais c’est un excellent moyen de rendre service aux membres de la communauté », commente Myriam. Selon les indications fournies par l’Office fédéral de l’agriculture, la quanti- té de viande casher dont l’importation en Suisse a été adjugée l’an passé (d’octobre 2018 à septembre 2019) s’élève environ à 283 tonnes de viande bovine et 20 tonnes de viande ovine. CHASSE, CORRIDA & ABATTAGE RITUEL ? L’importation de viande casher est réguliè- rement remise en cause devant le Conseil national et le Conseil des Etats, dans des motions qui crient à la maltraitance ani- male. Vrais arguments, fausses motivations : comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Depuis le XIX e siècle, le bien-être animal est l’argument, souvent prétexte, qui justifie les textes interdisant l’abattage rituel en Suisse et qui motive les projets d’interdiction d’im- portation de viande abattue rituellement. La preuve par l’exemple : en 2002, la Protection Suisse des Animaux (PSA) et l’association de protection des animaux Verein gegen Tierfabriken (VgT) ont lancé des initiatives populaires visant à interdire l’abattage rituel des volailles, jusqu’alors préservé, et l’im- portation de viande casher, au motif qu’il s’agissait là d’actes de maltraitance animale que ne sauraient tolérer la loi sur la protec- tion des animaux. L’une de ces initiatives a échoué dès la collecte de signatures, l’autre a été retirée. Plus récemment, en 2017, Katharina Bütti- ker, présidente de l’Alliance animale suisse, a soutenu la motion du conseiller national Mathias Aebischer (PS/BE), intitulée « In- terdire l’ importation de produits provenant d’animaux ayant subi de mauvais traitements. » Approuvée par la Chambre basse du Par- lement, cette motion a été rejetée par la Chambre haute, selon les recommandations du Conseil fédéral. D’après le gouvernement, tous les produits qui ne sont pas fabriqués conformément à la législation suisse sur la protection des animaux ne peuvent pas être automatiquement classés comme «cruels en- UN PEU D’HISTOIRE L’égorgement est interdit en Suisse depuis le 20 août 1893, sauf si l’animal est étourdi au préalable, ce qu’admet généralement l’islam, mais pas le judaïsme. L’initiative contre l’abat- tage rituel, déposée en 1892 par la Société protectrice des animaux suisse, devient alors la première disposition constitutionnelle sur la protection des animaux. Elle est formu- lée dans l’article 25bis comme suit : « Il est expressément interdit de saigner les animaux de boucherie sans les avoir étourdis préala- blement ; cette disposition s’applique à tout mode d’abattage et à toute espèce de bétail. » L’interdiction de l’abattage rituel prend effet au début de l’année 1894, dans un contexte de montée de l’antisémitisme en Europe. Cet épisode est parfaitement décrit dans le roman de Charles Lewinsky, Melnitz , paru chez Grasset en 2008. 11 OC TOBRE 201 9 -JANV I ER 2020

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